Partie 1
PROPRIÉTÉ PRIVÉE - PASSAGE INTERDIT, annonçait le panneau rouillé accroché à l’énorme chaîne oxydée interdisant l’accès au pont.
— Tu vois bien, je t’avais prévenu que l’on ne pourrait pas y accéder.
— Depuis quand tu te soucies de ça ? Avant, ça t’arrêtait pas. D’ailleurs, rien ne te stoppait... C’est qu’un stupide bout de métal !
La jeune femme releva le pare-soleil avant de poser ses prunelles de saphir sur la forêt dense qui s’élevait devant eux.
Elle soupira.
— Je ne le sens pas, c’est tout…
— Bon dieu, Ava ! Ce coup-là est pas différent des autres ; quoi que t’en dises, tout se passera bien ! Comme d’habitude. On entre, on prend ce qu’il y a à rafler et on se casse. Les proprios sont jamais là. Ça fait des mois qu’on prépare le truc, tu vas quand même pas te dégonfler si près du but ?
Mathéo se rencogna dans son siège baquet en soupirant. Les sourcils froncés, il ajouta :
— C’est le dernier. Après ça, on raccroche et on s’envole pour la destination de nos rêves.
Avalon soupira de nouveau puis coupa le contact de la golf.
— C’est déjà ce que tu m’avais dit la dernière fois et celle d’encore avant. Tu connais ton problème, Mat ? T’en veux toujours trop… Pourquoi tu peux pas te contenter de ce qu’on a ?
L’homme se redressa.
— C’est pour toi que je le fais...
— Ouais, sauf que tu m’obliges à y prendre part !
Lui jetant un regard torve, Mathéo détacha sa ceinture de sécurité avant de s’extirper de l’habitacle. Il se pencha ensuite par la vitre ouverte et cracha :
— Tu veux pas me suivre ? Très bien. J’irai seul. Mais le voyage que nous ferons pour rentrer sera le dernier. Je te donnerai ta part et ensuite, nos chemins se séparent, tu disparais de ma vie.
Mat était un odieux connard quand il s’y mettait. Mais depuis qu’il l’avait récupérée, la jeune femme n’avait jamais manqué de rien. Pas comme les premières années de son adolescence quand elle s’était retrouvée orpheline de mère et que son père l’avait foutue dehors de « chez lui ».
La tête appuyée contre le volant, Avalon hésita encore quelques secondes puis sortit à son tour de la voiture ; elle lui devait bien ça.
~oOo~
Érigée au creux d’un berceau de calme et de verdure, la demeure avait connu ses heures de gloire comme en témoignaient les deux immenses statues encadrant le portail aux volutes piquetées de rouille. Mais les années qui la séparaient de son faste d’antan avaient eu raison d’elle. Les murs, jadis blancs, avaient pris une teinte grisâtre qui ne détonnait pas avec le ciel triste d’octobre, et une partie du toit de l’aile nord s’était effondrée laissant apparaître la charpente tels les os poreux d’un vieux squelette exposé aux éléments.
Ava s’arrêta un instant à côté de l’immense fontaine réduite au silence depuis des années, désormais tapissée de vase malodorante et de feuilles à différents stades de décomposition, puis leva le visage vers les fenêtres du dernier étage. Dépourvues de volets, ces dernières, qui devaient donner sur le grenier, étaient à demi obstruées par une multitude de filles à marier que personne ne s’était donné la peine de retirer ; même si Mat était certain que la demeure était toujours habitée, Avalon, elle, n’aurait pas parié un penny sur ce qu’il avançait.
Un léger sourire aux lèvres en pensant à la déconvenue que Mathéo allait bientôt essuyer, elle avança vers l’imposant escalier conduisant à la porte d’entrée, que son « tuteur » avait atteinte quelques minutes auparavant.
Il exhumait ses outils de crochetage de son sac quand il s’aperçut que sa protégée venait d’ouvrir d’une simple pression le battant qu’il pensait verrouillé.
— C’est qui qui avait dit que cette baraque était inoccupée ? se targua Ava.
— Parce qu’à toi, ça t’arrive jamais d’oublier de fermer la porte d’entrée, peut-être ?
Ava fit semblant d’avoir pris un coup au niveau du cœur, y apposa les mains et geignit :
— Aaargh… touchée…
Mathéo roula des yeux avant de les lever au ciel.
— O.K ça va… mais je pense quand même que si j’avais une baraque comme celle-ci, moi, j’oublierais jamais de fermer la fichue porte en partant.
Après avoir replacé la trousse au fond de son sac, Mat se releva et poussa davantage le vantail qui, en grinçant, s’ouvrit sur un immense vestibule carrelé de blanc. Au centre de celui-ci s’élevait une statue en albâtre veinée d’or d’environ trois mètres de haut.
Mathéo la scruta un instant avant de siffler entre ses dents.
— Jolie la statue d’ange ! À elle seule, elle doit valoir son pesant de cacahuètes.
Ce fut au tour d’Ava de lever les yeux au ciel.
— Ce n’est pas un ange, Mat, c’est un séraphin. C’est comme ça que ces créatures dotées de six ailes s’appellent. Ils ont comme principale fonction d’adorer Dieu, de le louer.
— Ouais, ouais… tu sais, moi et la religion…
En effet, Ava « savait très bien ». Mais comme lui ne ratait jamais une occasion de ramener sa science, la jeune femme faisait de même.
— Et puis, quand on est poli, on…
Mat grogna.
— Se nomme en dernier. Mais la religion n’est pas vivante, alors je n’offense personne !
Le temps qu’il s’explique, Ava avait atteint l’effigie et caressait du bout des doigts l’albâtre blanc tout en détaillant ce qui se trouvait autour d’elle. Peu de meubles trônaient ici ; cependant, tous sans exception étaient les fruits de bois lourds et précieux tel que l’ébène ou l’acacia. Il en était de même pour les bibelots ; s’ils étaient peu nombreux, même sans les regarder de très près, on devinait aisément leur grande valeur. D’ailleurs, si Avalon ne se trompait pas — et elle se trompait rarement —, le vase qu’elle apercevait, perché sur une énorme horloge comtoise, était un Ming. Elle devrait vérifier afin d’en être vraiment sûre.
Toutefois, ce n’était pas le moment, l’objet devrait demeurer à sa place jusqu’à ce qu’ils quittent la bâtisse ; il était bien trop précieux pour être traîné partout au fond d’un sac comme un vulgaire bocal à poissons.

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