20. Alice

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Je marche vite, slalomant entre les poussettes, les valises et les blocs mouvants de voyageurs qui déambulent dans la gare. Objectif : Chris.

J’hésite à prendre le métro. Ça ne va pas lui plaire, il m’a encore dit de prendre un Uber pour rentrer... C’est contre mes principes, mais en même temps je ne veux pas qu’il s’inquiète pour rien. Je refuse de museler ma liberté et de vivre dans la peur au nom d’une pseudo-sécurité, mais je n’ai pas non plus envie de le contrarier, surtout pas ce soir… Je pourrai mener mon combat féministe plus tard. En plus il pleut, très bonne excuse pour ne pas marcher… Je commande un Uber.

Le temps de sortir de la gare, la voiture m’attend déjà. Le chauffeur s’appelle Ali. Je regarde sa note sur l’application : quatre étoiles sur cinq, pas mal. Il a une bonne tête, un accent joliment éraillé par le tabac et au moins cinquante piges. Visiblement, la servitude moderne n’a pas d’âge.

Je lui donne l’adresse et on commence à parler météo pour introduire la conversation. Le temps qu’il fait ici, le temps qu’il fait là-bas, et on compare. Une fois acté le fait que le climat parisien est bien pourri, les bases sont posées. Je tente une approche :

— Votre travail ne vous fatigue pas trop ?

— Oh ça va, c’est mon deuxième jour aujourd’hui ! répond-il en rigolant.

— Ah bon ? C’est marrant ça. Vous faisiez quoi avant ?

— J’ai un restaurant dans le neuvième. Je l’ai toujours d’ailleurs ! Mais j’ai décidé de le faire à mi-temps, c’était trop fatigant.

— Ah d’accord ! C’est une bonne idée, ce sera moins répétitif pour vous du coup.

— Oui c’est ça, et puis rester debout toute la journée c’est difficile pour moi maintenant.

— Ah oui, au moins là vous êtes assis… Et ça vous plait de conduire ?

— Oui, j’aime bien. J’ai même été chauffeur routier il y a longtemps, mais bon Paris c’est particulier vous savez.

— Oui, les gens sont un peu fous ici… Et votre restaurant, c’est quoi ?

— De la cuisine traditionnelle, et je fais traiteur aussi. Je travaille souvent au Grand Orient de France !

— Le… Ah bon ? Et pour faire quoi ?

Je tente de maîtriser le ton accusateur de ma voix. Ce type est dans la franc-maçonnerie ? Ce groupe élitiste et prétentieux qui oriente le pouvoir au mépris de la démocratie ? Décidément, ils sont partout ! Il me rassure cependant de sa voix tranquille :

— Je cuisine pour eux quand ils organisent des réunions le midi ou le soir, mais j’ai pas le droit d’y assister.

— Ah ok. Mais c’est dur de renter là-dedans, non ?

— Bah c’est pas ouvert à tout le monde, c’est sûr… Ça marche par cooptation.

— Hum, je vois. Et ils sont sympa les francs-maçons ?

— Oh j’en ai croisé beaucoup, ça dépend mais franchement ça va. J’ai jamais eu de problème avec eux, ils payent bien.

— Vous avez rencontré des gens connus là-bas ?

— Oh oui, y en a plein ! J’ai vu Hollande, Mosco, Valls, DSK, Sarko… même Mélenchon il est dedans !

Ça y est, la conversation est lancée. Il continue de me lister des noms et entame une anecdote sur un dîner stratégique, rempli de « fils de » non-initiés venus se faire enrôler. Mon regard se pose alors sur les cristaux liquides de l’horloge. Merde ! Il est 22h13, j’ai complètement oublié d’envoyer un texto à Chris pour lui dire que j’étais à Paris. Il doit déjà être en train d’angoisser…

— Excusez-moi de vous couper, je voudrais juste envoyer un message à mon copain pour lui dire que j’arrive.

On est sur le périf, la voiture roule vite sous la pluie battante.

J’ai la tête penchée sur mon portable quand un choc soudain, suivi d’un fracas épouvantable, me propulse à gauche de l’habitacle. Alors que je me rattrape au siège conducteur pour éviter de me cogner contre la fenêtre, je réalise que ce n’est pas le bruit du tonnerre, mais de la tôle froissée qui m’explose les tympans. La voiture se déporte vers la voie de gauche quand j’aperçois une énorme masse sombre à notre droite. Je comprends qu’un camion nous a foncé dedans quand le chauffeur braque à droite pour éviter les phares d’une voiture qui arrive en sens inverse.

— Non ! ai-je le temps de crier, trop tard.

On percute de nouveau la tête du camion puis la voiture semble voler de ses propres ailes, le chauffeur tente de reprendre le contrôle mais la voiture tourne sur elle-même avant de se projeter contre la barrière de sécurité. Je sens mon corps se soulever et puis, plus rien.

Je suis dans l’eau. Ou plutôt, je me vois dans l’eau. C’est étrange. Je n’ai pas mal. Je dirais même que je me sens curieusement bien malgré le froid. J’ai pourtant l’air assez mal en point. Je me trouve au dessus de la rambarde et je vois mon corps sombrer dans le tumulte des flots. Il disparaît déjà, englouti par l’arche béante, emporté par le courant galopant sous la pluie qui le fouette sans relâche. Je plonge et me retrouve, pauvre marionnette, poupée de chiffon aux mains des vagues moqueuses. Un précipité rouge semble sortir de ma tempe gauche…

Sont-ce-là mes rêves qui s’échappent ?

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