Les crocodiles du Roi  1/2

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Yamoussoukro – Côte d’Ivoire

Il était une fois un président qui se prenait pour un Roi. Si encore il était le seul, me direz-vous, mais j’ai cru comprendre que c’était monnaie courante ! Quoi qu’il en soit, ce président jouait tellement au Roi qu’il s’était fait bâtir un château – pardon, un Palais présidentiel – entouré de lacs, eux-mêmes remplis de crocodiles pour en protéger les accès, et tout le monde, aux environs, appelait ces monstres « les crocodiles du Roi »...

Ces derniers allaient me faire vivre une nouvelle et bien étrange aventure, mais au jour de mon arrivée dans la ville, c’est une chose que j’étais à mille lieues d’imaginer !

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Notre aventure africaine se poursuit en Côte d’Ivoire et après une courte étape à Abidjan – trop dense et trop bruyante à son goût – Papa a tenu à nous installer dans une autre ville, tout au centre du pays. Celle-ci porte un nom bizarre, que j’ai eu un peu de mal à retenir et à prononcer au début mais que je répète en boucle à présent, parce que c’est un bon moyen de le mémoriser, et parce que je le trouve rigolo : « Yamoussoukro », ou « Yakro » pour les initiés. Maman, qui continue de nous faire l’école, m’a enseigné que c’est la capitale politique et administrative du pays, quand Abidjan en est la capitale économique. Je n’ai pas tout écouté ni tout compris du rôle de chacune, je l’avoue, mais j’ai retenu que l’idée était née de la volonté du premier Président du pays – encore souvent surnommé ici « le Roi » ou « le Sage » – qui souhaitait faire de Yamoussoukro, son village central, une capitale centrée. J’ai pensé au village de mes grands-parents, en France, au fin fond de la Champagne, et je me suis dit que j’étais bien contente qu’il soit resté village, et que personne n’ait encore eu l’idée d’en faire une capitale.

Je me suis promenée dans la ville ce matin avec Papa, pendant que Maman faisait travailler Alphonse, et après Paris, Buenos Aires ou Dakar, j’ai trouvé cette métropole drôlement calme, presque endormie. Papa a lui aussi été surpris de voir de grandes et fastes avenues s’arrêter net pour laisser place à des chemins de terre rouge, des sentiers un peu boueux, qui ne mènent nulle part et se perdent au milieu de la brousse.

J’aime bien moi, le côté inachevé de cette ville, il fait travailler mon imagination, je peux y inventer plein d’histoires. Je suppose ainsi qu’une grande catastrophe est survenue et que les ouvriers des routes ont dû quitter leur poste de façon soudaine. J’ai proposé un tremblement de terre, ou une tornade et Papa a ri de mes hypothèses. Il m’a donné une autre explication, plus adulte, plus réaliste sans doute : une histoire d’argent. Je continue de préférer les miennes alors j’ai fait mine d’adhérer mais mon père a bien vu à ma moue que c’était juste pour lui faire plaisir. Il a souri, puis il a passé sa main dans mes cheveux, toujours dans l’espoir d’écraser mon épi mais celui-ci est resté égal à lui-même : têtu et rebelle, un peu comme moi, je crois.

Nous sommes rentrés à l’hôtel Président, où nous résidons. Le bâtiment est un peu vieillot mais il présente l’avantage d’avoir une belle piscine. Maman nous attendait sur un transat au bord, tandis qu’Alphonse pataugeait dans le petit bassin, une bouée autour de la taille, en plus de ses brassards. Je me suis bien sûr moquée de lui, il a pleurniché, Maman m’a réprimandée et a menacé de ne pas m’emmener avec eux voir le lac aux crocodiles sacrés si je ne cessais d’embêter mon frère. J’ai haussé les épaules et j’ai sauté dans le grand bain, juste pour montrer à Alf combien je suis grande, mais pendant que je nageais, cette histoire de crocodiles m’a tracassée, aussi j’ai décidé de rejoindre mon frère dans le petit bain, histoire de faire la paix. J’ai joué un peu avec lui, je lui ai montré comment nager sans bouée, puis j’ai pris ma voix la plus douce pour demander à mes parents quand ils avaient l’intention de nous emmener voir les crocodiles. Papa a ri, Maman a froncé les sourcils, et tous deux ont répondu en chœur que j’étais vraiment trop maligne.

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La tête sous les draps, je lis à la lueur de ma lampe de poche, aussi discrètement que possible pour ne pas réveiller Alphonse. J’ai hâte de rencontrer les crocodiles du Roi et je voulais en savoir plus sur eux avant de m’en approcher, alors j’ai emprunté le guide qu’utilise Maman pour préparer ses cours, et j’ai découvert des choses incroyables sur ces animaux fascinants ! Les sauriens – j’ai commencé par apprendre ce mot – de Yamoussoukro sont de véritables crocodiles du Nil, des monstres pouvant atteindre une longueur de six mètres ! A l’origine, ils ont été placés comme gardiens de la propriété du Président Houphouët-Boigny… Ils se sont tellement multipliés depuis qu’ils ne peuplent plus seulement les trois lacs entourant le domaine, mais qu’on les trouve même aujourd’hui dans les canaux de la ville !

Chose étrange, mon kaléidoscope chauffe doucement depuis le début de ma lecture, et je ne sais à quoi l’attribuer. Pas d’images bizarres pour le moment mais je le connais, il ne livre pas tous ses secrets d’un coup et prépare toujours plus ou moins ses effets. Ainsi je sais qu’il s’apprête à m’annoncer quelque chose, mais quoi ? Je vais dormir, on verra demain...

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Il me semble que nous arpentons les allées de Notre-Dame de la Paix depuis des heures ! Alors que je piétine d’impatience à la perspective de rencontrer les crocodiles du Roi ! Maman passe et repasse dix fois devant chacun des vitraux, comme pour me narguer, elle s’enthousiasme sans fin pour les dimensions de la basilique, évoque une énième fois les différences avec celle de Saint Pierre de Rome à laquelle elle ressemble tant, et Papa photographie le dôme sous tous les angles, sans jamais se lasser... Je soupçonne très fortement mes parents de s’être alliés pour me faire perdre patience, et même Alphonse m’agace à jouer les enfants sages, lui qui en temps normal aurait demandé mille fois à sortir jouer sur le parvis !

Nous y voilà enfin… Le lac aux crocodiles sacrés ! La première chose qui me frappe lorsque nous arrivons sur les lieux, c’est le calme qui y règne. Pas le moindre bruit, pas le plus petit mouvement, juste cette eau trouble, presque boueuse, qui m’attire et me fascine et qui, en dépit de sa tranquillité, me glace le sang. J’imagine les monstres tapis sous sa surface, leurs yeux jaunes rouler telles des billes sous leurs paupières closes, leurs corps larges et puissants déjà prêts à bondir, à surprendre et à foudroyer les proies au moment de l’attaque. Papa pose une main sur mon épaule et je sursaute. Il rit, puis il pointe devant lui.

— Là, sur ce gros rocher en face, tu vois ?

Je reste bouche bée. Trois énormes troncs d’arbres morts viennent de se mettre à ramper lentement devant nous avant de se laisser glisser dans l’eau en silence, et sans remous. Je frissonne encore quand j’aperçois un petit homme – ou peut-être est-ce un enfant ? - de l’autre côté des grilles. Il longe le lac, passe juste à côté des crocodiles, dont il caresse le nez de son bâton, pour se diriger vers nous et notre poste d’observation. Papa et Maman s’écartent et nous tirent vers eux, persuadés que l’homme va nous réprimander pour nous être trop approchés mais ce dernier nous adresse un large sourire sans dents et nous fait signe, au contraire, de nous coller à la palissade.

Maman regarde Papa d’un air dubitatif mais celui-ci fait quelques pas en avant et malgré mon effroi, je l’imite pour lui montrer combien je suis courageuse. Seule la porte grillagée nous sépare désormais du repaire des monstres et de l’homme qui, de près, n’est effectivement pas plus grand que moi ! La peau de ce dernier est ridée comme un vieux parchemin, son grand sourire ne le quitte pas, et ses yeux bruns recèlent une espièglerie et une jeunesse qui suscitent tout de suite en moi une grande sympathie. Et comme pour me conforter dans mes impressions, mon kaléidoscope se réveille doucement et se met à ronronner comme un chat au fond de ma poche.

— Vous voulez que je vous présente mes protégés ? Alors voici Commandant, ici vous avez Capitaine, là, Maître de Cabinet…

L’homme désigne tour à tour chacun des monstres qui rampent autour de lui, sans manifester aucune trace d’inquiétude, comme s’il pointait des animaux de compagnie ! Les crocodiles glissent lentement vers nous, l’un d’eux frôle la grille, je peux sentir le mouvement d’air que sa longue queue déplace et, malgré moi, je frémis.

— Voyez, c’est Monsieur Colonel qui veut vous dire bonjour !

Le plus grand crocodile du parc, un colosse d’une longueur de quatre mètres au moins et large comme une table de salon vient de faire volte face devant la grille avec une rapidité déconcertante, et il me fixe à présent de ses impressionnants yeux jaunes. Bien qu’intimidant, son regard m’interpelle : j’y décèle une lueur d’intelligence à laquelle je ne m’attendais pas, et quelque chose de plus profond encore, comme une sorte d’humanité.

L’homme lui tapote le dos de son bâton et sourit de plus belle. Je remarque alors qu’il lui reste une seule dent et je ne peux m’empêcher de penser au contraste qu’il affiche ainsi avec ses « protégés » qui ne sont, eux, que mâchoires ambulantes ! Je souris intérieurement en pensant que c’est peut-être par revanche qu’il a développé une telle passion pour ces animaux… Puis l’homme – Dicko – explique à Papa que c’est l’heure du repas et, se tournant vers moi, il me demande si cela me ferait plaisir d’y participer en jetant un poulet vivant aux crocodiles ! Devant mon regard atterré, il se met à rire franchement et hausse les épaules avant de s’éloigner en slalomant entre les géants.

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A suivre...

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