Chapitre 23 : Vers une nouvelle voie (2/2)

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— Il nous faut des réponses, exigeai-je. Tout de suite.

— Ne t’inquiète pas, mon garçon, répondit-elle. Je vais tout vous raconter.

Elle s’exécuta aussitôt. Quelle femme atypique, je ne décelais pas ses intentions ! Ses paroles surgirent profusément : je la pensais laconique, que du contraire, elle nous révéla une attitude différente. Ralaia et moi l’écoutâmes attentivement pendant que Jaeka restait passive, connaissant déjà l’histoire.

Mes fondamentaux se brisèrent en quelques minutes. Le passé de la Skelurnie et le statut d’Innée de la conteuse étaient fascinants jusqu’à ce que la vérité tombe. Kalida confirma sa responsabilité dans tous nos malheurs sur une voix morose, emplie de regrets. Elle avait créé les Kaenums, modifié le climat de Temrick, altéré la faune et la flore locale. Pour couronner le tout, ses fidèles s’étaient tous sacrifiés, et au lieu de leur rendre honneur, elle avait lamentablement échoué. On l’avait promise à un brillant avenir qu’elle avait gâché à cause d’une idéologie douteuse. Une triste existence, en somme…

Le pire était de décevoir les personnes croyant en nous. Kalida était semblable à beaucoup de citoyens : un début prometteur, une succession de mauvais choix et un destin malheureux. La prophétesse était peut-être franche, en fin de compte ! Jaeka l’avait crue, en tout cas, et Ralaia semblait également se fier à elle. On m’imposait presque de me conformer à une vérité générale, inconnue jusqu’alors… Impossible de démêler le vrai du faux, bon sang !

— Voilà, je crois vous avoir tout dit, acheva la mage. J’ai bien pris soin de Jaeka : elle est hors de danger et ses blessures cicatrisent. Vous pouvez reprendre votre route.

Une façon de fuir la conversation. Pas question d’en rester là après avoir écouté tant de révélations ! Kalida se conduisait comme une innocente et exprimait les remords… Elle nous bernait, oui ! Elle nous surveillait depuis le début de notre ascension et l’avait considérablement influencée. Nous nous pensions indépendants et libres de nos choix… Une terrible erreur ! Combien avaient péri par sa faute ? Cela avait trop duré !

Je dégainai mon épée et la braquai vers elle.

— Arrête ! s’affola ma tante. Pourquoi l’attaques-tu ?

Jaeka et Ralaia me suppliaient de rengainer. Elles ne comprenaient pas, elles préféraient avaler des belles paroles ! La vérité se dressait devant moi, immobile et froide, elle exigeait trop de nous ! Elle se résumait pourtant à un simple fait : l’ensemble de nos malheurs incombait à la prophétesse. Le temps l’avait tellement dépouillée de sa personnalité qu’elle restait de marbre devant mon épée !

— Tout est de ta faute ! accusai-je. Erak est mort parce que tu as créé les Kaenums ! Arzalam et Jyla se sont entretués à cause de ces ruines ! Ta rédemption n’est pas crédible, tes bonnes intentions non plus ! As-tu au moins une idée du nombre de morts que tu as provoqués ?

— Malheureusement…, concéda Kalida. J’en ai conscience chaque jour. Chaque instant…

— Votre passage a changé Temrick à tout jamais ! Ma compagnie a tendance à l’oublier, mais Temrick représente beaucoup plus qu’une chaîne de montagnes pour nos citoyens ! C’est une frontière qui nous sépare depuis toujours de la Nillie, un symbole pour nos deux nations. Notre traversée constituait l’occasion de rétablir un lien disparu ! Mais pouvons-nous réussir, alors que ces montagnes entières veulent nous condamner ? Vous avez amplifié la dangerosité de la nature. Temrick est devenue une terre hostile, inhabitable, où les explorateurs meurent en tentant de la franchir. Comment pouvez-vous vivre avec ce poids sur la conscience ? Je ne parle pas uniquement des morts, mais des conséquences désastreuses sur l’évolution de nos pays !

J’avais encore tant à dire, qu’on me laisse tranquille ! Ralaia ne pensait pas ainsi, évidemment ! Elle m’agrippa par l’épaule et essaya de me tirer en arrière.

— Ta tante t’a imploré de te calmer ! persévéra-t-elle. Tu l’effraies là, rengaine ton épée !

— Hors de question ! tonnai-je. Mon oncle a donné sa vie pour cette expédition ! Et cette criminelle m’apprend que son sacrifice était inutile ? Qui voudra suivre la même route périlleuse que nous ? Les robustes périssent et les autres échappent de peu à la mort ! Je ne vois pas le bout du chemin, je suis fatigué…

— Me transpercer de ton épée ne servira à rien, souffla Kalida. Je comprends ta frustration, mais le passé est inaltérable…

C’en était trop ! Je plongeai ma lame dans son torse. Le mal était fait, je le réparais ! Dommage que Ralaia ne le considérait pas sous cet angle. Elle me jeta à terre et me livra à la dureté de mon geste.

— Qu’as-tu fait ? s’indigna-t-elle. Tu viens de l’empaler !

La prophétesse… Elle n’exprimait aucune douleur. ! Elle se contenta d’extraire l’épée et de la lâcher. Alors que la pointe restait ensanglantée, sa plaie se referma en quelques secondes. Oh non… Ce n’était pas vrai ! Je venais de… de commettre une erreur impardonnable ! Kalida racontait la vérité et je l’avais rejetée… Elle me fixa, les yeux à peine ouverts, de rares gouttes de larmes les humidifiant.

— Il m’est impossible de mourir, répéta-t-elle. J’ai essayé à de multiples reprises, par tous les moyens possibles, en vain.

Mon véritable être venait de s’éteindre, mon corps était devenu un pantin indépendant de mon âme. Jamais, au grand jamais, mes émotions ne m’avaient conduit à transpercer quelqu’un ! Son immortalité ne m’excusait en rien. Ni la mage déchue, ni ma tante ne me blâmaient. Je lisais plutôt un profond sentiment d’amertume sur leur visage. Temrick m’avait rendu agressif, nul besoin de subir leur jugement pour le constater ! La personne qui portait ce moignon était quelqu’un que je détestais, que je haïssais ! Un jeune homme instable, incapable d’admettre la vérité. Un hurlement s’échappa de ma bouche, puis mes larmes coulèrent une seconde fois.

J’ai failli tuer une innocente ! m’horrifiai-je. Qu’est-ce qui m’arrive ?

— Je te pardonne pour ce geste, excusa Kalida. Parfois, les malheurs sont difficiles à supporter.

— Non, tu ne comprends pas ! J’ai déjà tué par légitime défense, et je le regrettais, mais jamais je n’avais essayé de tuer sur le coup de la colère ! Je suis devenu un monstre !

Jaeka et Ralaia ne trouvaient pas les mots pour me calmer. Je pleurais, je criais, je m’agitais. Rien à faire, l’apaisement était inaccessible, situé quelque part au-delà d’un fatras de pics enneigés ! Au-delà du vent traître et des terres meurtrières… J’ignorais qui j’étais réellement. Un fils dissident, un neveu privilégié, un guerrier raté, ou un mutilé pitoyable ? Tous et aucun.

Soudain, les paumes de la prophétesse se posèrent sur mes tempes. De douces paroles s’imprégnèrent dans mon esprit tandis qu’un flux verdâtre en émergeait. Ah… Que m’arrivait-il ? Je fus déconnecté de cette terrible réalité. Des images s’empilaient, se succédaient dans un ordre illogique et pourtant cohérent. Me voici replongé dans mon passé pas plus agréable… Maman ? Elle s’était si bien occupée de nous, si douce et aimante… Je ne lui avais jamais rendu son affection.

— Ne pars pas, m’avait-elle supplié. Mon frère est un guerrier extraordinaire, et je comprends que tu veuilles le suivre. Mais ce monde est dangereux. Il pourrait t’arriver tant de malheurs…

Et moi, en véritable nigaud, j’avais ignoré ses avertissements, je m’étais jeté droit dans l’avenir sombre qui attendait tous les aventuriers ! Ni elle, ni mes frères et sœurs ne m’avaient vraiment revu par la suite. Erak avait promis à ma mère de prendre soin de moi… Encore des paroles en l’air.

Joran ? Je le revoyais maintenant ? Mon meilleur ami… Durant notre enfance, nous avions enchaîné les bêtises, nous avions été maintes fois grondés, mais nous ne regrettions rien, sinon de nous être séparés. Deux avenirs distincts nous tendaient les bras, Joran avait tracé sa voie avant moi.

— Je pars rejoindre ma mère au royaume de Vauvord, avait-il annoncé. On se reverra, Bramil, et on se racontera tous nos exploits !

Nos exploits… Ces promesses envolées résonnaient dans ma tête et m’évoquaient des regrets. J’avais rejeté l’amour des miens pour me lancer à l’aventure. Loin de mes proches, je comprenais seulement la valeur de leur présence. Que penseraient-ils de moi, maintenant ? Leur petit garçon ambitieux avait tenté de tuer quelqu’un ! Je chéris ce passé révolu depuis longtemps, l’innocence d’une enfance si courte. Mes idéaux s’en retrouvaient anéantis et mes rêves brisés. Malgré tout, ces souvenirs... m’encourageaient à continuer ? Peut-être parce qu’ils me rappelaient ce pourquoi je m’étais engagé…

Le sort s’interrompit. De retour dans le sinistre présent… Une transition brutale mais nécessaire. Clignant des yeux, je m’adaptai à l’environnement. Revenaient alors ma tante au sourire amène et l’archère à l’allure hésitante. Kalida se dressait toujours devant moi, tiraillée entre plusieurs sentiments.

— Comme nous tous, dit-elle, tu regrettes le passé et tu crains le futur. Bramil, si tu échoues maintenant, toute ta quête aura été inutile. Je t’ai replongé dans tes souvenirs pour que tu puisses mieux affronter ton avenir. Ta colère s’est dissipée. J’espère qu’il en est de même pour ta souffrance intérieure.

Ainsi, elle m’avait offert le passé afin de tempérer ma douleur. Une solution trop risquée ! Mais ça en valait la peine si je ne m’y enfermais pas. J’avais encore des raisons de me battre pour un avenir meilleur ! Ce n’était plus la peine d’hurler, de ressasser mes souvenirs ou de me lamenter sur mon sort. Finalement, de la bonté subsistait encore dans le cœur de cette Innée.

— Tu nous aides pour rattraper nos erreurs passées ? lui demandai-je.

— Je ne souhaite pas assister à votre échec, confia Kalida. Mon rôle est majoritairement terminé, mais je peux encore vous soutenir. C’est pour cela que j’ai séparé un loup des neiges par contrôle de mental pour qu’il se dirige vers vous. Vous manquiez de provisions, je ne voulais pas que vous mourriez de faim.

— Et maintenant ? intervint Ralaia. Même si nous repartons, qu’allez-vous entreprendre de votre côté ?

— Mon existence dénuée de sens restera la même. Je préfère que les citoyens continuent de me croire morte. Un ultime conseil : évitez d’accorder une confiance absolue à quiconque.

— Pouvez-vous être plus précise ?

— Hélas, non… J’ai déjà beaucoup parlé. Sachez juste que votre voie touche bientôt à sa fin. Avec beaucoup de courage, vous parviendrez à traverser Temrick.

La prophétesse se retourna comme son halo magique s’affaiblissait. Déjà ? Elle n’avait pas tout dit ! Elle ne pouvait pas disparaître ainsi !

— Maintenant, je vais errer pour l’éternité… Oui, pour l’éternité…

Une manière sordide de conclure notre rencontre. Kalida Lorak s’effaça dans l’obscurité, et bientôt, sa silhouette ne fut plus qu’un point dans notre vision. Inutile de l’interpeller, de la chercher davantage, elle allait vers son destin inexistant. Elle nous avait suivis et continuerait sûrement… Pendant combien de temps ?

La mage nous avait aussi incités à nous méfier d’autrui. Mais comment progresser sans confiance ? Une bonne compagnie était absolument nécessaire. C’était le cas maintenant, juste à cet instant…

— Quoi qu’il arrive, décidai-je, j’arrête de geindre. L’heure est venue de prendre mon courage à deux mains.

— Je suis bien d’accord, renchérit Jaeka en caressant mon épaule. Je ne te laisserai plus personne te faire du mal, Bramil. Cet incident m’a rappelé l’importance de mes proches. Kalida m’a offert une seconde chance, je compte bien la saisir.

De l’enthousiasme dans ce surplus d’obscurité, ce n’était pas trop tôt ! Elle s’estompa après quelques regards. Ma tante semblait sereine, plus aucune larme ne coulait sur ses joues, pourtant, un rictus enlaidit son visage pur. J’avais envie de l’éteindre de nouveau, de lui susurrer que tout allait bien, mais elle s’intéressa à Ralaia. Celle qui fixait l’allée drapée dans la pénombre depuis une bonne minute…

— Ralaia…, murmura Jaeka. Kalida t’a regardée étrangement en prononçant son avertissement. As-tu quelque chose à nous dire ?

— Elle disait vrai… Vous ne pouvez faire confiance à personne, pas même à moi.

— Tu mérites toute notre confiance, après ta dévotion ! contredis-je.

— Peut-être, mais je ne vous ai pas tout avoué. Il faut que je vous dise…Il y a une autre raison pour laquelle Elmaril est indispensable pour notre groupe, malgré sa nature et ses méfaits. Je ne peux pas vous en révéler plus pour l’instant…

Les soupçons d’Erak étaient vrais. Je n’avais pas voulu y croire… Pourquoi maintenant, alors que l’espoir était revenu ? Ralaia venait de nous l’annoncer d’une façon si froide, un peu forcée, altérant presque sa fidélité. Pourvu que ce ne soit pas un grand secret… Personne n’était parfait. Nous n’insistâmes pas, nous nous étions déjà trop querellés. Exceptionnellement, je digérai l’aveu et me préparai à la suite. Il était temps de quitter la chaleur de la grotte pour poursuivre notre expédition.

Nous n’oublions ni notre passé, ni nos erreurs, ni nos regrets. Nous souhaitions juste un peu de paix.

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