Terre Nouvelle

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L’air était frais malgré le grand soleil de l’après-midi. Les arbres, le long d’une grande allée du quartier Sud, perdaient leurs feuilles jaunies par l’automne déjà bien avancé. Des agents de la ville étaient occupés à ramasser celles qui étaient par terre avec des aspirateurs portatifs qui les stockaient directement dans des sacs. Elles serviront de compost dans les serres dédiées à l’horticulture. Mais celles qui s’attachaient encore aux branches étaient aussi nombreuses que les étoiles. Demain, ils devront recommencer.

Dans un petit parc, des enfants jouaient après la sortie de l’école, sous la surveillance de quelques mamans qui discutaient entre elles. Un chat était au bord d’une fenêtre à observer les promeneurs entre deux coups de langue sur son pelage blanc et gris. Quelques fois, il se redressait lorsqu’il voyait le vol d’un oiseau à proximité.

Spiros avançait sur le chemin en terre utilisé pour les piétons, au bord de la grande allée. Quelques passants le saluèrent parce qu’ils le reconnurent, d’autres par respect de son uniforme d’agent de la Police Spatiale. Il était dans le quartier où il avait grandi.

Un petit groupe de jeunes filles le regardait, admiratives. Il leur adressa un sourire tout en hochant la tête. Elles se mirent alors à glousser puis lui retournèrent son sourire accompagné d’un signe de la main. Le jeune homme ne se rappelait pas avoir eu autant de succès autrefois. Peut-être était-ce dû au port de l’uniforme…

Après le débarquement au spatioport, il avait laissé Julius et Junie qui partaient tous les deux vers le quartier Ouest (il soupçonnait Junie de vouloir rester avec Julius pour la soirée) et avait pris le monorail, qui faisait le tour de la ville, pour se rendre au quartier Sud.

Emie n’habitait plus très loin et Spiros en voyait déjà l’entrée. Son logement était l’un des premiers qui avaient fait partie du vaisseau mère Myriam. Il avait la forme d’un gros container qui avait été amélioré avec le temps. Un étage supplémentaire avait été aménagé ainsi qu’une devanture vitrée qui faisait office de véranda. Un jardin délimité par une clôture en bois blanc entourait la maison et une petite allée de pierres blanches guidait jusqu’à l’entrée. En arrivant devant, Spiros remarqua que la clôture avait perdu de sa couleur et la pelouse avait besoin d’être tondue. Cela ne lui ressemblait pas. Emie adorait s’occuper du foyer, aussi bien l’intérieur que l’extérieur.

Il arpenta l’allée de pierres et toqua à la porte. Quelques secondes après, Emie ouvrit. Se demandant d’abord qui venait de frapper, elle fut ensuite surprise de voir son petit frère se tenir là, dans l’encadrement.

— Ça alors ! s’exclama-t-elle. Spiros !

Elle se jeta dans ses bras et le serra fort contre elle.

— Je ne pensais pas te voir arriver si tôt ! Tu ne devais pas être en permission que le mois prochain ?

— Il y a eu des bouleversements récents, répondit Spiros en entrant dans son ancien foyer. J’ai essayé de te prévenir quand je suis arrivé à Centralville, mais je n’ai pas réussi à te joindre.

— Je suis rentrée du travail il y a dix minutes à peine, expliqua Emie. Je devais terminer à midi, mais nous avons une épidémie de grippe en ce moment. Rien d’alarmant, mais beaucoup de gens sont malades.

Emie était infirmière au service médical de la ville.

— À ce point ? Je pensais que les bactéries de la grippe étaient neutralisées depuis longtemps ?

— Ce sont des virus, corrigea sa sœur. Et ces virus finissent toujours par évoluer et contourner nos vaccins.

— Ah bon.

Il regarda autour de lui. L’intérieur était bien mieux entretenu que l’extérieur. Tout était parfaitement rangé, nettoyé et un parfum délicat flottait dans l’air.

— Le jardin a besoin d’un rafraichissement, fit-il remarquer.

— Je sais, soupira-t-elle. Je n’ai pas eu un jour pour m’en occuper ou même appeler les services de la ville. Tu pourrais le faire cette semaine ?

— Je ne pense pas avoir le temps…

— Comment ça ? Tu es en permission, tu auras bien un moment pour ça !

— Je dois me reposer, argumenta Spiros. Ça prend des jours à un astropolicier pour récupérer.

— Mon œil ! Je vais te donner des tâches à faire cette semaine. Ça ne t’empêchera pas de sortir si tu veux aller vois tes copains. Mais je demande que ça soit fait.

Spiros paru scandalisé, mais devant le regard noir de sa sœur, il préféra ne pas insister et monta dans sa chambre pour y déposer ses affaires.

— Tu comptes rester là, ce soir ? demanda Emie.

— Oh oui, répondit Spiros. Je suis claqué, je n’ai pas la force de faire quoi que ce soit ni de sortir.

— D’accord.

Sa chambre n’avait pas changé depuis son départ. Le lit était dans un coin sous la fenêtre, déjà fait comme s’il l’avait quitté que la veille. Un bureau était juste à côté avec une chaise sur roulettes, son vieil ordinateur posé dessus. Encastré dans le mur à côté de la porte, un écran faisait accessoirement office de télévision, de visiophone et cadre photo.

Il regarda dehors par la fenêtre. Le soleil descendait tranquillement derrière les grands bâtiments du centre-ville, allongeant les ombres. Spiros avait oublié à quel point il était agréable de vivre sur Terre Nouvelle. Bien qu’il aurait aimé profiter de la semaine à utiliser les simulateurs de vol avant que les nouveaux cadets n’entament les leçons, il se sentait heureux d’être revenu. Heureux et en paix.

Spiros et Emie dînèrent ensemble tout en se racontant le quotidien de chacun. Emie avait préparé le plat préféré de son frère, des spaghettis à la bolognaise accompagnés de grosses boulettes de viande.

— Qu’est-che que ch'est bon, dit Spiros, la bouche pleine de boulettes.

— Spiros ! s’indigna Emie. Je ne vais pas te reprendre avec les bonnes manières, quand même ?

Il avala le contenu dans sa bouche comme un glouton.

— Pardon ! Mais tu ne peux pas imaginer combien tes plats m’ont manqué, là-haut.

— Pourtant, je constate que tu es en grande forme, remarqua-t-elle en examinant ses bras forts. Tu as pris du poids, non ?

— Oui, mais ce n’est que du muscle ! Et c’est du solide, regarde !

Il fit gonfler son biceps et Emie le tâta de sa main.

— Eh ben ! Tu as reçu un entrainement intensif pour être devenu musclé à ce point ! Toi qui étais tout maigrichon avant…

— Ça va, j’n’étais pas si maigre que ça !

— En tout cas, tu dois attirer l’œil des filles, beau que tu es.

— Pas vraiment, non. Pas au centre de commandement…

Il repensa au groupe de jeunes filles qu’il avait croisé avant de venir.

— À Centralville, peut-être… les gens sont moins stressés et pensent à leur vie tandis que là-haut, la tension monte vite dès qu’il y a une alerte.

— Ce doit-être trop oppressant comme travail. Il vous faut ralentir la cadence si vous êtes nerveux.

— Ce n’est pas une question de cadence, expliqua Spiros. Nous ne sommes pas assez nombreux pour appliquer une protection optimale et les Black-Trons testent nos défenses sans arrêt. En plus des sites miniers de Képhas et de Shimon, on doit surveiller Terre Nouvelle. D’autant plus que Neyria n’est pas toujours en bonne position par rapport à Centralville pour intervenir rapidement en cas d’attaque. Il nous faut faire des rondes sans arrêt dans le secteur. L’ennemi peut surgir à n’importe quel moment.

— Arrête, tu me fais peur en disant ça ! Tu veux dire que le risque que Centralville soit attaqué est si grand ?

— Pas tant que ça, mais ça nous oblige à être sur le qui-vive en permanence. Avec la nouvelle promotion de cadets, nous devrions être plus à l’aise, mais en attendant la fin de leur formation, nous faisons avec ce qu’on a…

— Ne te mets pas en danger, en tout cas. Je ne veux pas recevoir de mauvaises nouvelles.

— Je t’ai promis que je te protégerais et je ferais ce qu’il faut pour ça.

Emie soupira. Ils finirent leurs assiettes et elle débarrassa la table. Spiros se leva et s’étira. Il n’avait plus fait d’aussi bon repas depuis qu’il était entré à l’académie.

Il regarda la décoration posée sur le comptoir séparant la cuisine du salon. Un cadre photo figurait parmi les pots contenant de petites plantes vertes. Il ne faisait défiler que deux clichés : la première montrait Spiros enfant dans les bras d’Emie adolescente et la seconde où ils étaient accompagnés de leurs parents.

Spiros prit le cadre dans ses mains, stoppa le défilement et contempla la photo où son père et sa mère arboraient un radieux sourire.

— Tu sais que ça va bientôt faire treize ans ? souffla Emie.

— Oui…

— Ils te manquent, n’est-ce pas ?

— Ça m’arrive d’y repenser, parfois…

— On devrait prendre un moment pour aller les voir, tu ne crois pas ?

— Voir quoi ? s’énerva Spiros. Une plaque sur un plot en béton… Je n’en vois pas l’intérêt !

— Je sais que ce n’est pas comme si leurs corps étaient là, mais…

— N’insiste pas. J’ai fait mon deuil, je n’ai pas envie de me recueillir sur une simple plaque.

— Comme tu veux…, soupira Emie.

Spiros reposa le cadre photo et monta dans sa chambre.

***

Le lendemain, la morosité de Spiros s’en était allée comme une étoile filante dans le ciel de Terre Nouvelle. Il venait de sortir à l’instant du culte qui avait été donné au temple au cœur de Centralville. Le jeune pilote avait oublié l’ambiance joyeuse et animée qui se créait le dimanche matin. Le culte du jour était spécial : c’était un jour où l’on bénissait les nouveau-nés. Quelques pasteurs avaient imposé les mains sur les enfants nés durant l’année avec une prière de bénédiction. Ensuite, la chorale avait entonné diverses louanges, accompagnée d’un orchestre où les guitares électriques se mariaient avec les cuivres et les percussions. Le public était en liesse, chantant avec passion sous la direction d’une femme qui menait l’ensemble.

S'en était suivit un moment où des gens venaient sur l’estrade pour faire des demandes ou adresser une prière sur un fond musical très doux. Certains requéraient une guérison pour un proche, d’autres priaient pour la protection de la colonie et même un homme, que Spiros reconnut comme étant un astropolicier, demanda au Seigneur de délivrer les Black-Trons du mal.

Le pasteur avait ensuite prononcé un message édifiant pour que chacun se souvienne des bontés de Dieu et avait encouragé chaque colon à s’en remettre à Lui pour toutes choses. Il avait terminé sur le verset suivant : "Quel est parmi vous le père qui donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu d’un poisson ? Ou, s’il demande un œuf, lui donnera-t-il un scorpion ? Si donc, pêcheurs comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison le Père céleste donnera-t-il le Saint-Esprit à ceux qui le lui demandent."

Julius, avec d’autres personnes dans l’assistance, avait alors accompagné la fin du message avec un "amen" audible, surprenant Spiros, déconcerté par autant de ferveur.

Quelques dernières louanges clôturèrent ensuite le culte et les gens se levèrent. Certains sortirent le sourire aux lèvres, d’autres restèrent pour discuter, d’autres encore allèrent vers le pasteur pour poser des questions.

Julius conseilla à Spiros de rester un peu le temps que les frères s’en aillent (la salle avait une capacité de cinq mille personnes et était remplie jusqu’aux portes) puis ils sortirent à leur tour.

Le soleil était brillant dans le ciel et la température était plus clémente que la veille. À la sortie du temple, Clarisse, la jeune sœur de Julius, avait pris Spiros par le bras et ne l’avait plus lâché jusqu’à ce qu’ils soient arrivés chez leurs parents sous le regard désapprobateur de sa mère.

— Ne sois pas aussi avenante avec lui, lui souffla-t-elle devant l’entrée de la maison. Spiros est notre invité, ne va pas le gêner, voyons !

— Mais maman, gémit Clarisse, je ne faisais que l’accompagner pour qu’il ne se sente pas perdu dans la foule !

— Va donc mettre la table au lieu de dire des bêtises ! Le rôti va être prêt.

Une délicieuse odeur de viande juteuse se répandait dans toute la maison, faisant frémir les narines délicates de Spiros.

— Ça sent rudement bon, madame Derry, complimenta-t-il en essayant d’être poli.

— Appelle-moi Olivia, Spiros, reprit la mère de Julius.

— Ma mère fait une cuisine excellente, affirma Julius en invitant Spiros à rejoindre le salon. Profites-en avant qu’on reparte sur Neyria.

— M’en parle pas…, soupira Spiros en repensant à la cantine du centre de commandement.

— Elle ne doit pas être si mauvaise pour avoir fait de vous de grands gaillards, s’exclama le père de Julius. Même toi, tu as encore pris du volume, dirait-on.

— Nous continuons les entrainements régulièrement, expliqua Julius. Nous devons garder une certaine forme physique pour les conditions dans l’espace. Mais j’avoue m’être relâché lorsque j’étais en mission sur l’Odysséas.

— Moi aussi sur Jéricho, je n’ai pas vraiment fait d’exercice. Mais c’était surtout par feignantise, j’avais tout le temps qu’il fallait pour ça.

Le repas se passa merveilleusement bien. Les parents et la sœur de Julius écoutaient avec toute leur attention les récits des deux jeunes astropoliciers sur leur quotidien et la grande bataille de l’Odysséas vécut il y avait deux jours seulement.

Julius n’avait pas menti : sa mère cuisinait vraiment bien et n’avait rien à envier à celle d’Emy. Le dessert, un gâteau recouvert de crème et de fraises réalisé par Olivia et Clarisse mit un terme au festin.

— Je crois que je prendrais goût au repas familial du dimanche, souffla Spiros après sa troisième part.

— Tu es le bienvenu, assura Olivia. Tu viens quand tu veux, la porte est ouverte. Nous serions ravis de t’avoir parmi nous.

— Merci à vous.

— Au fait, Juju…, dit Clarisse avec un sourire malicieux. Comment s’est passée ta soirée avec ton amie, hier ?

— Tu es bien curieuse, répliqua son frère. Ça s’est très bien passé, si tu veux savoir.

— Avec qui tu étais ? demanda sa mère, étonnée de voir son fils sortir ainsi.

— Avec une consœur de la Police Spatiale. Elle m’a proposé d’aller boire un verre au café vers la place centrale.

— Je n’en reviens pas ! s’exclama Olivia. Mon fils a eu un rencart !

— Mais maman, ce n’est pas…

— Tu deviens un homme, mon fils, déclara son père, les yeux brillants. C’est bien ! Je suis fier de toi !

— Mais…

Spiros, en posant la main sur l’épaule de Julius, continua la lancée :

— Je vois que mes conseils t’ont été fort utiles, mon ami.

— Mais arrêtez, enfin ! Ce n’était qu’une sortie entre amis !

— Tu es rentré tard, fit remarquer Clarisse. Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous… nous sommes allés manger une glace…

Le pauvre Julius avait presque perdu son habituel sang-froid et sa contenance, ce qui fit glousser de rire ses parents. Le Néo-sapiens jeta un regard noir à sa sœur, l’air de dire : "tu me revaudras ça !"

Cette dernière, les coudes sur la table pour reposer sa tête sur ses mains, lui répondit par un grand sourire moqueur, mais satisfait.

— Il faudra que tu nous la présentes, ajouta Olivia.

— Je ne vais pas ramener toutes les personnes avec qui je m’entends bien, quand même. Spiros est là, c’est déjà bien…

— Merci pour moi…, marmonna ce dernier.

— Ce n’est pas pareil, là on parle d’une fille tout de même !

— Tu sembles vouloir sous-entendre que j’ai entamé une relation amoureuse avec une de mes consœurs, très chère mère. Cependant, il est prématuré de penser cela, dans le sens où nous avons simplement passé une soirée à discuter autour d’un café et d’une friandise glacée. De plus, il est également trop tôt pour moi d’envisager à vouloir engager une relation de cœur avec une personne comme Junie.

— Ah ! s’écria Clarisse. Elle s’appelle Junie, donc. Et de quoi avez-vous parlé ?

— Je ne vois pas en quoi cela te concerne !

Le ton monta légèrement entre le frère et la sœur.

— Je déteste quand il parle de cette manière compliquée, souffla Olivia tandis qu’ils commencèrent à se chamailler.

— Pendant un an, j’ai essayé de lui apprendre un vocabulaire plus simple, mais ça a été peine perdue, répondit Spiros.

— Je suis content qu’il t’ait rencontré, Spiros, dit alors le père pendant qu’Olivia essayait de calmer le jeu de ses enfants. Julius n’a jamais ramené d’amis à la maison, même quand il était gamin.

— Vraiment ? Il était solitaire ?

— Disons que les enfants Néo-sapiens étaient assez mal vus par les autres enfants, expliqua Jorge. C’est pour cela qu’ils ont créé une école spéciale pour eux. Les Néo-sapiens s’entendent très bien, mais s’il y a bien quelque chose que j’ai remarqué chez eux, c’est leur nature un peu renfermée. Même ses camarades d’école ne partageaient pas leur temps libre ensemble. Julius s’est sociabilisé avec les années, surtout grâce à sa rencontre avec Jésus-Christ. Mais je suis heureux que la Police Spatiale lui ait fait rencontrer des gens comme toi ou cette jeune fille.

— Il m’a raconté qu’il avait été malmené par des enfants un jour…

— Oui, il a eu des moments difficiles, mais je ne pense pas que ça soit la seule chose qui ait fait de lui quelqu’un de renfermé. Quand j’observe les Néo-sapiens, ils sont tous pareils, très réservés et discrets. Peut-être est-ce dû à leur intelligence plus développée que la nôtre qui les cloître dans leur monde… Lorsqu’ils sont entre eux, on les sent plus épanouis, ils ont quelqu’un en face d’eux qui les comprends, ils sont sur la même longueur d’onde. Tu remarqueras d’ailleurs qu’ils sont tous dans le domaine scientifique.

— Comment expliquez-vous que Julius ait décidé de s’engager dans la Police Spatiale malgré son handicap physique au lieu de rentrer dans les services scientifiques ?

— Je crois que mon fils est le seul Néo-sapiens qui ne soit pas comme les autres…

— Jorge, voyons ! s’indigna sa femme.

Spiros s’esclaffa. Il pensait exactement la même chose de lui. Julius avait entendu, mais n’en fut pas offusqué et s’expliqua en ces termes :

— Je voulais faire l’expérience de mes compétences dans un milieu autre que celui de la science. Je ne peux expliquer les raisons qui m’en ont donné l’envie, mais, même si la science était très attrayante, j’ai préféré faire ce sacrifice d’une carrière toute tracée pour me rendre compte ce que quelqu’un comme moi est capable de réaliser dans un domaine comme celui de la sécurité de notre colonie. En outre, j’ai un très fort attachement à la protection des colons et l’ardent désir de connaître mieux nos ennemis Black-Trons. "Ennemis" parce que nous les avons désignés ainsi à cause de leur agressivité, mais je reste persuadé que nous pouvons arriver à établir un contact avec eux pour trouver une entente cordiale. Cela sera très compliqué dans le sens que les agents Black-Trons semblent avoir été endoctrinés dans un seul but, celui de nous détruire. C’est un objectif que je désire atteindre dans l’avenir pour essayer de sauver ces personnes qui, rappelons-le, sont humaines tout comme nous et doivent, sans aucun doute, aspirer à une vie de paix.

Spiros le regarda, étonné et admiratif, tout en applaudissant doucement.

— Bravo, murmura-t-il. Très beau discours… idéaliste, mais magnifique !

— Ce n’est pas idéaliste, se défendit Julius. Il existe de vraies solutions qui ne demandent qu’à être mises en application.

— Tu as déjà parlé de ça, il y a quelques mois, suspecta Spiros.

— Je venais d’avoir l’idée à ce moment-là. Depuis, cette idée a mûri dans mon esprit et je compte la développer dans le temps.

Julius avait manqué de prudence. Le projet qu’il avait établi à la suite de l’interrogatoire qu’il avait mené sur l’un des agents Black-Trons capturés sur Damass avait été étudié avec attention par les instances supérieures de la Police Spatiale ainsi que par le grand conseil de Centralville. Des améliorations avaient même été ajoutées par Joseph Gallard, le premier Néo-sapiens de la colonie, qui avait approuvé le projet. Cependant, Julius avait reçu l’ordre de ne pas divulguer la moindre information là-dessus, ceci afin de ne pas créer de situations précaires au sein du groupe de défense.

***

La semaine de repos se déroula pour le mieux. Un peu avant la fin de son séjour, Spiros avait revu certains de ses amis d’école comme Dinau et Virginia, qui s’étaient mariés depuis quelques mois et attendaient leur premier enfant, ainsi que Jonn, le frère de son ami Néro, le plus jeune pasteur de la colonie. Ils s’étaient tous les quatre retrouvés chez le jeune couple. Virginia avait sévèrement réprimandé Spiros sur le fait de ne pas être venu les voir durant sa formation :

— Tu as raté notre mariage ! s’indigna-t-elle. Tu n’as donné aucune nouvelle et en plus, on a appris par ta sœur que tu avais été blessé lors d’une mission ! On ne compte plus pour toi ou quoi ?

— Ce n’est pas de ma faute, dit-il pour s’excuser. J’ai été très pris et les communications étaient restreintes…

— Menteur ! répliqua-t-elle. On sait très bien que tu peux appeler Centralville depuis Neyria. C’est Néro et Marvin qui nous l’ont dit !

— Ah…

— Reste calme, lui conseilla son mari. Ce n’est pas bon pour le bébé de s’énerver ainsi…

— C’est lui qui m’énerve…

— Tu étais contente de me voir quand je suis arrivé…

— Oui, mais tu m’énerves quand même ! Après tout ce qu’on a vécu depuis l’école…

— Je suis désolé, Gigine. Vraiment.

— Ça m’avait manqué ce surnom…, soupira-t-elle. Tu te rends compte qu’au mariage il n’y avait que Jonn, qui a officialisé la cérémonie, et Néro qui était en permission à ce moment-là ?

— Je sais bien… Crois-moi que je regrette de ne pas avoir été là. Tu viendras au mien et l’on n’en parlera plus…

— Ton mariage ? ironisa Virginia. Avec qui ? Ton ex peut-être ?

— Parlons-en, tiens ! s’énerva Spiros à son tour. Alors tu étais au courant toi aussi ? Tu savais que Niki était dans la Police Spatiale quand je suis parti ?

— Bah ! J’ai su qu’après ton départ que tu t’y engageais ! Tu n’as même pas dédaigné nous prévenir. C’est Dinau qui me l’a dit !

— Il fallait que je change d’air, avoua-t-il. Après mon départ de M:Tronic, je ne savais pas quoi faire d’autre et quand j’ai vu le spot sur les écrans, j’ai suivi le programme d’insertion, passé les épreuves et je suis parti.

— Et tu n’as pas peur de risquer ta vie pour nous protéger ? demanda Jonn. Comment gères-tu la pression ?

— Et bien, franchement, c’est surtout avec le sport qu’on décompresse le plus. Ça permet d’évacuer le stress et de se ressourcer.

— En tout cas, ça t’a bien réussi, complimenta Virginia qui était tout à coup plus joyeuse. Tu as de ces muscles !

— Elle change très vite d’humeur depuis qu’elle est enceinte, expliqua Dinau en voyant le regard étonné de ses amis. Elle est devenue très lunatique…

— Je ne suis pas lunatique, répliqua sa femme.

— Non, non chérie, rassura-t-il en lui caressant les cheveux.

— Ah, c’est bon de vous revoir ! soupira Spiros.

— Au moins, tu t’en rends compte, marmonna Virginia. Et pour en revenir à Niki, oui je savais qu’elle était dans la Police Spatiale, mais elle m’avait demandé de n’en parler à personne. On ignorait que vous alliez vous engager vous aussi avec Néro et Mervin. Tu n’imagines pas dans l’état dans lequel elle était quand t’es arrivé l’an dernier.

— Bah ! On ne peut pas dire qu’elle est en dépression maintenant…

— Je sais. Elle est venue à la maison hier.

— Ah bon ?

— Elle aussi est en permission. Elle m’a annoncé pour son fiancé. Je suis trop contente pour elle.

Spiros cligna des yeux, essayant de comprendre ce qu’elle venait de dire.

— Attends, attends, dit-il. Ne va pas trop vite, ils ne se connaissent que depuis quatre ou cinq mois. À t’entendre, on dirait qu’ils sont déjà mariés.

— Ben… c’est quasiment le cas, non ? rétorqua Virginia.

Spiros la regarda, interrogateur.

— De quoi tu parles ? demanda-t-il.

— De leurs fiançailles, voyons ! Tu… n’es pas au courant… ?

— Non. Tu me l’apprends.

— Ah ? Bon, bah… c’est fait alors. Ça va être trop bien ! Il parait que Lioris est un homme charmant et admirable. J’ai hâte de le rencontrer !

Spiros ne partageait évidemment pas cette perception de la chose. Bien que leur relation fût terminée depuis des années, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une amertume envers l’adjudant Smiss, envers Niki qui, de toute évidence, avait encore eu des sentiments pour lui il n’y avait pas si longtemps et également envers Virginia qui s’extasiait sur le futur mariage comme s’il n’y avait jamais eu d’histoire entre ses deux amis.

Jonn sembla remarquer sa tête déconfite, car il l’invita à sortir pour discuter. Dinau les accompagna en laissant sa femme se reposer. Dehors, le temps était un peu moins doux qu’au début de la semaine. Les nuages étaient grisâtres et l’air humide. La pluie n’allait pas tarder à tomber.

— Comment tu te sens ? demanda Jonn à Spiros en tapotant l’épaule.

— J’sais pas, répondit celui-ci.

— Je me doute que la nouvelle des fiançailles de Niki avec ce…, Lioris, je crois…, ne te réjouis pas le moins du monde.

— Non, c’est sûr.

— Tu as quitté Niki parce que tu sentais que ça n’allait pas entre vous, mais aujourd’hui, tu sembles regretter ta décision…

— Peut-être…

— As-tu encore des sentiments pour elle ? demanda Dinau.

L’astropolicier soupira en levant le nez en l’air.

— Je ne sais pas trop… on n’oublie pas un premier amour, surtout aussi fort, je pense. J’étais vraiment soulagé après la séparation, mais maintenant, j’ai l’impression d’avoir un vide que je n’arrive pas à combler. Ça allait encore bien quand elle semblait vouloir se remettre avec moi et aujourd’hui j’ai cette impression d’être délaissé comme de la merde.

— Mais tu voudrais te remettre avec Niki ?

— Je ne sais pas non plus, avoua Spiros. Pas vraiment, en vérité. En fait, je suis plus accro à une fille qui travaille à l’accueil du centre de commandement qu’à Niki. Mais j’ai tellement attendu pour lui dire ce que je ressentais qu’un autre type, que je ne peux pas me blairer en plus, a pris les devants !

— Mon pauvre Spiros, soupira Dinau. Tu as ce que mon père appelle un cœur d’artichaut !

— C’est quoi ça ? s’étonna-t-il.

— Ça veut dire que tu es très sensible auprès des femmes, expliqua son ami. Et cette faiblesse peut te faire très mal.

Jonn prit un air très sérieux et le regarda droit dans les yeux :

— Tu dois te montrer prudent. Tu te tortures l’esprit à l’intérieur de toi. Ce n’est pas ton rayon, mais sache que Dieu peut t’aider à te sentir mieux. Il peut te montrer l’étendue de son Amour pour toi. Tu sais quelle est la plus grande peur de l’homme ?

Spiros fit non de la tête.

— C’est de ne pas être aimé, répondit Jonn tout simplement. Le vide que tu ressens au fond de toi à la forme exacte de Dieu. C’est la séparation entre Lui et nous depuis le péché originel. Moi, je cherchais inconsciemment à combler ce vide avec l’alcool, la fête et les filles si tu te souviens bien. Lorsque Jésus s’est présenté à moi, alors que j’étais en plein délire à cause de l’ivresse, c’était comme si tout s’était révélé en moi, comme si je prenais enfin conscience de ma condition pècheresse. J’ai compris par la suite que Dieu voulait me sortir de là pour Le servir.

— Je sais ce que tu veux dire, lui dit Spiros. J’ai vécu moi aussi une expérience avec Dieu.

— C’est-à-dire ?

— Et ben… quand je me suis fait tirer dessus il y a quelques mois, pendant que j’étais inconscient, Il s’est adressé à moi. Il m’a dit qu’il ne m’abandonnerait pas et de ne pas a m’en faire, quelque chose comme ça…

— Vraiment ? s’exclama Jonn, le visage rayonnant. Mais c’est magnifique ! Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé plus tôt ? On aurait pu en discuter tous les deux !

— En fait, je ne m’en suis rendu compte que bien après. Je venais de prier, pour une des rares fois où je l’ai fait, et c’était comme si je comprenais tout à coup ce que j’avais entendu pendant mon coma.

— C’était peut-être un effet des médicaments ? suggéra Dinau, perplexe.

— La voix de l’Éternel transcende toute intervention humaine, répliqua doucement Jonn.

Spiros ne savait pas quoi penser. Si Dieu s’était révélé à lui, pourquoi souffrait-il toujours autant ? Pourquoi cette amertume sans arrêt envers Niki ? N’avait-il pas été guéri lorsqu’il avait ressenti pleinement sa Présence le jour où il est devenu agent ? Et sans oublier son immense déception d’avoir perdu l’opportunité d’une relation avec Nadeige, encore un sentiment amer qui lui restait en travers de la gorge.

D’un côté, il avait hâte de retourner sur Neyria pour s’occuper l’esprit à bord de son chasseur ou d’un simulateur de vol, mais de l’autre, cela le rapprochait des personnes qui le faisaient souffrir.

Je dois avoir la malchance sur moi, se dit-il en quittant ses amis peu après. Ou bien c’est la conséquence de mes actes passés…

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