112. Une envie non partagée

8 minutes de lecture

Sarah

— Jude, attends-moi, ris-je en la suivant difficilement dans le rayon des jouets.

Elle se plante devant les Légos et commence à passer en revue les différentes boîtes des étagères. Judith s’est prise de passion pour ces jeux de montage lorsque ma mère et moi avons retrouvé un vieux carton des miens dans la cave. Le salon est devenu un champ de bataille, le bureau de mon père en est rempli, la table basse prend le même chemin et je me demande comment sa chambre n’a pas été encore envahie. Toujours est-il que j’ai eu envie de lui faire plaisir en lui offrant une boîte neuve plutôt que mes vieilleries.

— Je veux celui-là, Sarah !

— Un bâteau pirate, vraiment ?

— Oui ! Il est énorme, ça va être trop cool à faire ! Tu m’aideras, hein ?

Je souris et récupère le carton alors qu’elle sautille sur place, toute excitée.

— Si tu veux, oui. Qu’est-ce que tu veux manger ce soir ? Il ne faut pas trop qu’on tarde, Liam va rentrer et il va avoir faim après le basket.

— Tout sauf des brocolis, s’il te plaît, Sarah !

— D’accord, pas de brocolis… Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ? Des burgers ? Des pizzas ? J’ai envie d’une pizza devant un Disney, qu’est-ce que tu en penses ?

— Oh oui ! Pizza !

— Tu vas chercher un panier ?

Jude part en courant vers les caisses et je souris en la regardant faire. Il faut vraiment que j’arrive à me souvenir que cette gosse me redonne le sourire chaque fois que j’ai le moral en berne. Même quand elle manque de s’étaler en se cognant contre un caddie. Nous faisons rapidement le plein du panier et faisons la queue à la caisse patiemment. Quelle idée de faire les magasins à cette heure, il y a un monde fou.

— Ouah, trop beau ce bâteau pirate !

Je me tourne vers le petit garçon qui discute avec Jude et souris en les voyant penchés sur le carton tous les deux. Il doit avoir le même âge que Jude et semble tout aussi excité par les Légos qu’elle. Il est vraiment trop mignon. Ses parents sourient en le voyant faire et je ne peux m’empêcher de faire un lien entre eux et Liam et moi. Le père du petit est black et la mère blanche. Elle doit être enceinte de six mois au moins et ils forment un très joli couple. L’image de Liam et moi faisant nos courses avec un petit garçon me passe en tête et me fait un peu trop sourire.

— Allez-y, passez devant, dis-je en jetant un œil sur son ventre.

— Oh non, ça va aller, c’est gentil.

— J’insiste, vous êtes enceinte, c’est normal.

— Toi aussi t’attends un bébé, Sarah ! intervient Jude, tout sourire.

— Oh, félicitations, sourit la maman du petit.

Je souris poliment, un peu mal à l’aise et la remercie. Oui, je suis enceinte, et plus les jours passent, plus je me fais à l’idée. Si on passe outre les nausées matinales et mes soutifs trop serrés, je crois que j’aime de plus en plus ça.

Quand Jude et moi nous installons dans le canapé, une part de pizza à la main, j’ai toujours en tête ce joli couple mixte. Je me demande, une fois encore, à quoi pourrait ressembler notre bébé, comment Liam serait avec notre enfant. Je suis persuadée que nous pourrions très bien nous en sortir tous les deux, qu’on pourrait être heureux ensemble. Plus le temps passe et plus j’ai envie de vivre tout ça avec lui.

Judith est déjà endormie et le prince n’a pas encore retrouvé Cendrillon lorsque Liam rentre du basket. Il attrape sa sœur comme si elle ne pesait qu’une plume et monte la coucher pendant que je fais réchauffer de la pizza et lui sors sa fameuse carotte. La situation de ce soir est d’autant plus bizarre que nos parents passent la soirée chez des amis de ma mère. Autant dire que nous avons l’air d’un vrai petit couple, dont le Papa rentre tard et va coucher la petite pendant que Maman lui fait réchauffer son repas.

— Ça a été, le basket ? demandé-je à Liam quand il revient dans la cuisine.

— Oui, le Coach nous a épuisés sans nous laisser toucher le ballon ou presque. Horribles ces entraînements, explique-t-il avant de croquer sa carotte et de s’asseoir à mes côtés sur le canapé. Daddy et Vic ne sont pas là ?

— Non, c’est soirée poker pour les hommes et papotages pour les femmes chez Meg et Roy. Que tu ne connais pas, d’ailleurs. De vieux amis de mes parents. Bref, ils sont à l’autre bout de la ville pour la soirée, alors avec Jude, on s’est fait plaisir. Pizza et Disney, soirée au top entre filles.

— Ah oui, c’est bien ! Jude va continuer à t'idolâtrer, Sweetie. Et moi, j’ai bien envie d’en profiter pour passer une soirée très agréable !

— Je croyais que tu étais épuisé ? Tu veux finir Cendrillon ?

— J’ai comme l’impression que tu as la capacité à me redonner toute l’énergie dont j’ai besoin. Et ce n’est pas avec Cendrillon que je veux finir, mais avec toi !

Je lève les yeux au ciel, un sourire en coin, et vais me préparer un chocolat chaud pendant qu’il mange, sa grande masse étalée sur le canapé, les pieds sur la table basse.

— Il va falloir qu’on discute avec Jude, au fait… Au magasin, j’ai voulu laisser passer une femme enceinte à la caisse, elle a balancé que moi aussi je l’étais. J’aimerais autant que le quartier ne soit pas au courant, du moins… Pas tant que nous ne sommes pas décidés, soupiré-je en me réinstallant sur le canapé.

— Elle a balancé ça comme ça ? Je ne pensais pas qu’elle avait vraiment compris, ça va être dur pour elle quand on va retourner voir le médecin et qu’on va valider le principe de l’avortement… Pas facile à expliquer à une petite fille…

Je ne réponds pas immédiatement, comprenant que Liam a l’air décidé à ce que nous ne gardions pas le bébé. J’encaisse, tout en réfléchissant à ce que je pourrais bien lui dire. Je crois n’avoir jamais été aussi indécise de ma vie, sincèrement, c’est très déstabilisant.

— Tu as pris ta décision ? Enfin… Tu sais ce que tu veux, toi ?

— C’est ce qu’il y a de plus raisonnable, Sarah, tu ne crois pas ? On est jeunes, on a des projets à réaliser. Je ne dis pas que c’est une décision facile à prendre, mais si on décidait de garder le bébé, ça bouleverserait toute notre existence… Je ne suis pas encore prêt, mais je pense que d’ici quelques années, je serai ravi d’envisager avoir un bébé avec toi.

— Dans quelques années ? Tu veux dire, quand tout le monde aura bien intégré que toi et moi nous sommes frère et sœur ? grimacé-je.

— Sarah, nous ne serons jamais frère et sœur, enfin pas vraiment. Dans quelques années, nous aurons trouvé le moyen de vivre notre amour au grand jour, non ? Sinon, ça ne sert même à rien d’envisager de garder le bébé, si tu penses que notre relation n’a aucun avenir, me répond-il, un peu amer.

— On a un deal, jusqu’au mariage de nos parents. Ce bébé… Il peut tout changer, non ? Je ne suis pas sûre de vouloir avorter, Liam. Je crois que je l’aime déjà, moi, ce bébé, soufflé-je sans parvenir à le regarder dans les yeux.

— Et tu penses que c’est raisonnable de faire ça maintenant ? me demande-t-il doucement en me prenant la main pour recréer un peu de contact entre nous. Tu sais que je vais respecter ton choix, et que j’assumerai s’il le faut. Je crois que notre timing n’est pas bon là, mais je peux entendre que tu as déjà créé une connexion avec lui, alors que moi, tout ça reste très théorique…

— C’est très théorique pour moi aussi, tu sais, mais… C’est un bout de nous, et je ne peux pas m’empêcher d’avoir envie de savoir ce que ça donnera… Je sais que ce n’est pas raisonnable, et tu as sans doute raison de vouloir qu’on arrête tout maintenant, on a mille choses à réaliser avant d’envisager de fonder une famille, et on n’est ensemble que depuis quelques mois. Crois-moi, ma case des “contre” est bien plus longue que celles des “pour”.

— Ce que ça donnera, on pourra le savoir quand on sera prêts, tu sais. Il suffit de patienter un peu, avoir nos diplômes, ne pas mettre de côté nos envies et aspirations. Et puis au moins, si on fait ça, on pourra s’amuser et profiter de nos tentatives pour le faire, ce bébé, plutôt que de devoir subir cette arrivée sans l’avoir préparée.

— Tu sais, la femme qui était enceinte à la caisse, au magasin, elle était accompagnée de son mari et de leur fils. C’était un joli petit couple mixte, qui a donné naissance à un petit garçon trop mignon. Quand je les ai vus, tous les trois, je crois que je me suis rendue compte que… Enfin… Que je me vois bien vivre ce genre de choses avec toi, qu’on doit être aussi beaux tous les deux, le peu de fois où on sort en couple. Et ça ne me choque pas qu’on soit jeunes, même si je comprends que tu ne veuilles pas mettre en péril tes projets d’avenir...

— Tu peux comprendre que je préfère essayer de continuer mes efforts pour devenir basketteur professionnel plutôt que de me consacrer à cent pour cent au supermarché pour espérer avoir assez d’argent pour subvenir aux besoins de ma famille, non ? Et puis, on dit quoi aux parents si on garde le bébé ? Que c’est moi le père et qu’ils ne peuvent plus se marier, sinon ça nous mettrait trop en difficulté ? C’est ça que tu veux ?

— Je ne sais pas ce que je veux, Liam, marmonné-je en m’allongeant sur le dos, posant ma tête sur sa cuisse. Je dois changer d’avis toutes les heures. Même quand je me fixe sur une idée, une partie de moi pense l’inverse. Comment peut-on prendre une telle décision, sérieux ? J’ai l’impression d’être incapable de me positionner.

— Moi, je sais ce que je veux, répond-il en caressant mes cheveux. C’est toi, heureuse. Alors, il reste encore quelques jours pour réfléchir, utilisons-les le mieux possible. La décision finale t’appartient de toute façon, c’est ton corps, ta vie…

— Non, c’est notre vie, notre bébé… Je ne peux pas t’imposer ça si ce n’est pas ce que tu veux…

Même si je ne me vois pas m’obliger à subir un avortement si je n’en ai pas envie. Bon sang, j’en ai marre de ne penser qu’à ça. J’aimerais être capable de prendre une décision et de m’y tenir. Je voudrais savoir ce que je veux vraiment. C’est un choix tellement important qui impactera non seulement ma vie, mais aussi la sienne et celle de nos proches. Peut-être qu’autant d’hésitation devrait me faire tilt. Un bébé, ça doit être une évidence, non ?

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0