Prologue

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La Chimère

I. Les Champs du possible

Prologue

La plupart des choses essentielles sont perdues à jamais. Je le sais. Tout doit être égaré, rien ne dure, et même l’éternité n’est qu’un songe bref, une idée furtive. Notre mémoire est un tableau qui s’efface au fur et à mesure qu’on le peint, et c’est pourquoi nos souvenirs sont aussi imparfaits qu’imprécis. De plus, ils ne sont jamais impartiaux… alors… comment les raconter ? Comment les livrer, les lier, leur trouver un sens et une texture fiable, à laquelle se raccrocher?... J’arrive à peine à me mouvoir, dans ce nouveau corps. J’ai froid. J’ai faim. Bientôt, ils me trouveront, j’en suis certain. Tout s’arrêtera. Je crois que j’ai besoin de me rendre les « choses » plus… précises… Mais comment les raconter ?

Il y a tant à dire, et je dispose de si peu de temps avant que ces chiens ne me rattrapent. Ces événements, ces drames… Il faut préciser que je ne sais pas, au juste, lesquels sont ceux que j’ai vécu ; non, je ne sais pas qui je suis. Les souvenirs d’une centaine d’âmes dorment dans ma conscience, sans que je me rappelle exactement pourquoi ni comment ces fragments sont arrivés là. Il m’est devenu impossible de distinguer les miens des leurs… En les assemblant, en les articulant de la bonne manière, j’arriverais peut-être à savoir qui je suis, et comment le passé tout entier a disparu.

Parce que c'est le passé tout entier qui est suspendu à ma plume, ce soir. C’est l’Histoire totale. Après tout, c’est le monde entier, qui s’est terminé… Apocalypse, voilà comment on aurait pu appeler mon récit. Les parfums, les recettes et les chants : Tous perdus. L’amour, la chaleur et la foi. Disparus. Transformés. Tout autour de moi n’est plus que glace stérile et chasseurs affamés, traqueurs et traqués ; les civilisations se sont toutes effondrées, et les décombres sont pétrifiés sous une banquise absolue, un épais manteau de gel qui a happé l’Histoire. Moi seul sais comment nous en sommes arrivés là. Moi seul peux chanter la fin.

Je sais que je suis sur le point de révéler des secrets maudits, que ce que je vais graver sur ces pages n’est que la trace d’une chose qui aurait mieux valu être oubliée. Je suis persuadé que je serai puni, que mon acte est, quelque part, un acte de blasphème. Et pourtant ! Il faut que je le fasse, ne serait-ce que parce que j’aimerais y voir plus clair. C’est triste à écrire, mais je sais exactement par où commencer. Il n’y a aucun doute possible, c’est cet événement qui est à la racine de tout ce qui a mené à la… métamorphose.

Une mer lointaine. Deux hommes discutent en pleine tempête. Ce qui s’est passé avant importe peu : c’est cette phrase. Une phrase prononcée, d’abord, six maudits mots, et tout ce qui s’est passé devint inévitable :

« C’est que… Je cherche Dieu.

  • … Croyez-moi, vous n’avez pas envie qu’il vous trouve… »

Le plancher remue dans sa fièvre marine. Les vents s’agitent, et les cris des matelots résonnent jusque dans leur cabine. L’habitacle roule dans les entrailles du vaisseau, mais semble serein, en comparaison avec le chaos qui règne près des voiles ; l’air y est chaud et humide, et chaque silence pèse ici autant qu’un orage.

Le roi serre les dents, souffle violemment des narines, et reprend d’un ton agacé : « Arrêtez de vous écarter du sujet. Pour la dernière fois, Octaf (il prononce le prénom comme une insulte), n’expliquez pas, n’expliquez plus ! La carte. Est-ce qu’elle est fiable ? »

Ladite carte couvre l’entièreté de la table. Le roi est un marin, et il a tutoyé tous les rivages. Il connaît l’intégralité du monde connu, pourrait faire l’inventaire des civilisations humaines ; mais ici, les vastes territoires de l’humanité ne sont représentés que comme de vulgaires îlots. Et à l’ouest, une étendue de terre d’une largeur ridicule prend tout l’espace. Un continent gigantesque, que le souverain prétend n’avoir jamais vu sur aucun autre atlas ; dix fois la taille du monde, des terres à ne plus savoir qu’en faire, et pourtant… Pourtant, ce n’est pas leur taille qui les rend si particulières.

Non, le plus frappant, c’est que les frontières et les littoraux de cette partie de la carte ne sont pas figés; les contours bougent, indécis et fuyants. Les traits glissent sur la surface du parchemin usé sans jamais vouloir s’y fixer, comme des serpents d’encre ondulant sur la feuille, et ce continent tout entier semble n’être qu’un geste qui cherche encore sa forme.

Son interlocuteur s’amuse à faire durer le silence avant de lui répondre. C’est un prêtre aux yeux gris, au sourire éternel. Il semble parfaitement à l’aise, mais on voit bien qu’il force un peu ; le jeune homme est habillé d’une tenue religieuse, et veut pourtant jouer aux marins. Il arbore un visage serein, mais son corps le trahit par des crispations imperceptibles que le roi a du mal à ne pas remarquer.

  • En fait… ce continent que vous voyez bouger sur la carte, vous l’avez déjà parcouru, finit-il par répondre.
  • Je l’ai déjà parcouru ?... En quoi est ce que cela répond à ma question, hein ? Dites-moi si elle est fiable !

Un claquement secoue le navire, et les ressacs renversent le garçon de sa chaise. Le roi, lui, reste insensible à l’effet des vagues. Ils existent par contraste : le roi est vieux, Octaf est un éphèbe d’une vingtaine d’années. L’altesse a la peau noire, celle d’Octaf est blanche ou rosée.

Le roi-marin observe le jeune homme se relever sans mépris. Celui-ci rit, gêné, et reprend :

  • Les mers du sud ne sont pas commodes, n’est-ce pas ?…
  • La carte.
  • Pas commode du tout, haha… Pour en revenir à notre continent… reprit Octaf, pressé de faire oublier sa chute ; oui, vous y êtes déjà allé, Majesté. Il nous appartient tous. Ces terres semblent lointaines, inconnues — mais c’est tout l’inverse. Il n’y a rien de plus proche que cet endroit, qui porte de nombreux noms…
  • Je vous ai déjà demandé d’abréger… grogne son interlocuteur.
  • Moi aussi, j’ai déjà été là-bas, n’abrège absolument pas Octaf. Tout le monde, votre épouse, vos enfants, même le plus crasseux de vos matelots, se paient le luxe de le rejoindre chaque nuit. Chaque nuit, il est envahi et peuplé par ceux qui dorment. Chaque nuit, il devient plus immense que la précédente. Ce continent sans limites claires porte le nom de « monde interdit », mais certains préfèrent l’appeler « terres astrales ». C’est l’endroit où l’on va, quand on rêve.
  • … Donc, ce continent n’existe pas, et la carte n’est pas fiable ? Est-ce que c’est ce que vous voulez dire ?

Des coups frappent à la porte, mais le roi pousse un rugissement dans sa langue, et le jeune homme entend les matelots rebrousser chemin en glapissant de panique. Le souverain redonne la parole à Octaf d’un geste du menton.

  • Bien sûr que si… assure celui-ci en souriant, feignant de ne pas être perturbé par la puissance naturelle de son interlocuteur, tout comme il feint d’avoir le pied marin. Le monde interdit existe. Je vous l’ai dit : c’est l’endroit où vont les âmes des gens qui rêvent…
  • Soyez sérieux ! Je n’en peux plus de vous, de vos explications interminables, et de vos fichus mythes…
  • Mais dans tous les mythes, il y a du vrai, votre Altesse… ! Pour peu qu’on s’attarde sur les détails, même les récits les plus inconcevables peuvent contenir…
  • Je n’ai pas accepté de vous voir pour interpréter les légendes des sauvages… l’interrompt le souverain. Vous m’avez demandé quelque chose, et je peux vous l’obtenir, mais à la simple condition que vous répondiez à ma question. Puis je envoyer une expédition là-bas, en me servant de cette carte ?
  • La réponse est déjà donnée, Votre Altesse… Les terres astrales existent… et cette carte en est la preuve… Elle a un nom, d’ailleurs. On l’appelle la “carte incertaine”… Malgré son nom, sa précision est remarquable… pourtant, je risque de vous décevoir. Malheureusement, votre majesté, on ne peut pas rejoindre les rives des terres-astrales, à moins de dormir… Ou de mourir.

Le roi Conra VI pousse un soupir de déception en s’effondrant sur sa chaise. Tout ça pour ça ! Une carte postale ésotérique, voilà tout ce dont il s’agissait ! Il avait espéré avoir enfin découvert quelque chose d’utile… Touché du doigt la renaissance de son royaume : De nouvelles terres arables, pour concurrencer les autres puissances colonisatrices. Le roi est doué d’un esprit pécunier ; il voit là la perte d’un bénéfice, la fin d’une spéculation malheureuse. Il aurait dû s’en douter… évidemment, une carte fabriquée par les indigènes… Elle n’aurait pas pu valoir un clou.

  • C’est qu’il faudrait traverser le Vertige… continua Octaf, sans remarquer la profonde déception de son interlocuteur. Et, si notre Vertige n’est pas aussi chaotique que vos mers du sud, il est beaucoup plus impraticable… C’est simple : pendant 11 saisons, il est ascendant, et…
  • ça suffit., l’interrompt le roi en se relevant de sa chaise. Je rejoins mes marins. Je n’accéderai pas à votre requête : nous vous déposerons à l’île d’or après la tempête. Sortez d’ici.
  • Votre Majesté, se penche Octaf, je…
  • Levez-vous, et sortez !

La voix du roi fait trembler le jeune Octaf sur sa chaise, mais il ne sort pas de la pièce. Entrer en contact avec ce roi plus capricieux que l’océan lui-même a été difficile… Il a été forcé d’écumer la mer d’Or, en long, en large et en travers ; par trois fois, il l’a rattrapé, et, par trois fois, le navire amiral l’a semé.

Pourtant, il a enfin fini par réussir à atteindre ce seigneur des mers. Il sait qu’il réussira également à l’amadouer.

  • Votre Altesse… C’est qu’un moyen existe. Je me dois simplement de tout vous expliquer clairement, avant d’en venir au fait…

Le roi Conra VI lève les yeux au ciel, définitivement lassé par ce crétin. Il fait papillonner ses yeux gris, badine paisiblement et bombe misérablement le torse pendant que l’équipage tout entier se démène pour combattre la tempête… Le roi fait à nouveau un geste de la main pour lui imposer d’abréger. Octaf reprend :

  • Le Vertige ne sera jamais praticable, pour vos bateaux. Oh, votre civilisation est en avance sur la nôtre, bien sûr, et vos machines pleines de feu et de vapeur sont très rapides : mais le Vertige est un courant mystique, qu’on ne peut pas braver avec du bois et du plomb. Pourtant, il y a quelques saisons, les dirigeants de mon pays ont commandé la fabrication de 12 navires spécialement conçus pour rejoindre les terres-astrales : Les “Brises”. Si vous parvenez à mettre la main sur l’une d’entre elles, le Vertige ne sera pas plus infranchissable que le filet le plus étroit d’une vulgaire rivière. Et alors, quoi de plus normal que de trouver ce qu’on cherche, à l’endroit où l’on va quand on rêve…

Le roi regarde longuement le maestro. Plus d’une question lui vient à l’esprit, mais, comme cela arrive souvent dans ces moments-là, il pose la moins pertinente d’entre elles.

La question est tellement inattendue que le jeune Octaf ne peut retenir un ricanement qui dévoile toute la blancheur de ses dents. La demande est infantile, et il semble difficile d’y répondre ; il répond tout de même :

  • Les dieux étrangers sont bien humains…

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