1 - Ceux qui m'ont fait ça - 1 - La cité de l'aube - Les Ruines

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LIVRE I: Ceux qui m’ont fait ça

La cité de l’aube

Quel cauchemar, si on réalisait mes rêves.

  • Les Ruines

Les chariots étaient sur le point de s’arrêter juste ici, à l’entrée de ces ruines morbides et enneigées, et personne ne savait pourquoi. La cité de l’aube était presque en vue — qui avait eu l’idée de faire une halte maintenant, et surtout, dans cet endroit sinistre ? La neige s’était stoppée, mais le vent demeurait glacial. Les ruines jetaient une ombre inquiétante sur le chemin, et la forêt étranglait la route en dissimulant l’horizon. Pourquoi s’arrêter ici ? La question fut posée de nombreuses fois, et elle parcourut la troupe comme un être vivant, un souffle animé visitant chacun des voyageurs, passant sur ses lèvres ou dans son esprit, et quand la réponse vint enfin, elle sembla évidente. C’était encore la faute de ce fichu vieillard.

Des soupirs furent soufflés à tort et à travers. Des vociférations et des refus s’élevèrent partout, on protesta violemment, mais les chariots s’arrêtèrent malgré tout. « Ce vieux crouton… », marmonnait l’esprit collectif. À cause de lui et de ses malaises, le convoi avait dû s’arrêter un nombre incalculable de fois, et il leur avait bien coûté deux ou trois jours à lui tout seul. Capricieux et borné, il était le seul qui parvenait à perturber le calme impeccable des cochers qui dirigeaient la troupe. Le vieillard les ralentissait : les voyageurs le tenaient donc comme rigoureusement responsable de tous les problèmes du monde.

Puis, ce sentiment d’agacement généralisé se changea peu à peu en une joie à peine dissimulée. Il faut dire que cela faisait deux semaines, qu’ils avaient tous quittés le Nord — des liens s’étaient formés entre les voyageurs (en très grande partie grâce à la haine commune qu’ils éprouvaient pour le boiteux) et cette ultime halte serait peut-être la dernière occasion pour eux de partager un moment complice avec leurs compagnons avant de les perdre à la capitale.

Un camp de fortune fut vite monté, et la décision fut prise de déjeuner ici ; après tout, la route était sûre, et les premières lueurs du soleil de la belle saison scintillaient doucement sur la neige du chemin. Même les ruines leur semblaient à présent sublimes et teintées de mystère, proprement fascinantes. En quelques instants, l’ambiance se transforma alors tout à fait. Une fois qu’ils terminaient de haïr le vieillard, ils avaient pris l’habitude de s’aimer les uns les autres, comme si tout ce qu’ils avaient eu en eux de haineux et de méprisant avait été expulsé, et qu’il ne leur restait dans le cœur que la plus franche des bontés.

Très vite, les voyageurs se dispersèrent. De jeunes couple s’échangeaient d’ultimes promesses intenables, dans le secret des bois alentour ; près des chariots, des enfants jouaient pour la dernière fois avec des copains qui ne seraient bientôt plus que des souvenirs, et des ribambelles de tantes pincées échangeaient les ragots finaux qu’elles avaient omis de répandre avant l’arrivée à la capitale. Tous avaient quelqu’un à qui parler ; tous, à l’exception de ces deux-là.

Le premier, c’était, bien entendu, ce vieillard sénile. Il s’était attiré l’antipathie de toute la troupe par son comportement erratique: C’était un fou aux airs de sage, avec des yeux gris et un sens du détour, un bavard creux et sans gêne qui portait le prénom d’Octaf. Quand le convoi s’était arrêté, le vieil Octaf s’était discrètement séparé du reste de la troupe en prétextant son malaise, pour pénétrer plus profondément dans ces ruines funestes. Il n’entendait déjà plus le tumulte des voyageurs, mais seulement le bruit étouffé de ses propres claudiquements sur la neige fraîche.

Ici, tout n’était que pavés brisés et demeures éventrées. La cité de Phénok n’avait été détruite que quinze vertiges auparavant; la nature y avait pourtant déjà repris ses droits depuis bien longtemps. Partout, des racines crevaient les décombres, et les parties des ruines qui n’étaient pas couvertes de neige l’étaient par des mousses, de l’humus ou des champignons. Le vieillard huma les senteurs qui émanaient des sapins en souriant, et s’emerveilla des choses enfouies qui reparaissaient: La saison se terminait. Discrètement, des tâches vertes recommencaient à sertir les clairières blanches, et tout ce qui avait composé la cité de Phénok s’était fondu dans la forêt, métamorphosé.

Seules, les omniprésentes statues de la Chimère demeuraient intactes, comme si le temps n’avait eu aucune emprise sur elles. Du haut de leurs colonnes effritées, elles semblaient toiser le vieillard de tout leur mépris, et celui-ci se gardait bien de leur rendre ce regard, comme écrasé par la rancune qu’il croyait voir luir dans leurs yeux félins.

Il atteint vite les murailles éventrées de la cité, sans cesser de songer à la violence qu’il avait fallu déployer pour percer des remparts si épais. Puis, il était entré dans ce qui restait de cette ville autrefois si prospère; et, sans avoir l’air surpris de la trouver là, au beau milieu d’une place brisée, avait trouvé la seconde personne du convoi qui s’était trouvée sans interlocuteur.

C’était une enfant. Discrète, mal habillée. Trop pâle. Les yeux beaucoup trop cernés pour une fille de son âge. La petite n’avait pas remarqué le vieillard qui l’épiait; Elle avait les yeux rivés sur le mur immense qui lui faisait face, et son front était plissé dans une expression d’extrême concentration. Le vieillard ne fit rien pour qu’elle ne le remarque. Elle ne bougeait pas d’un cil, et pourtant elle voyageait: C'est-à-dire qu’elle était en train de lire.

Octaf avait encore du mal à croire qu’elle soit capable de déchiffrer les inscriptions. Et pourtant, c’est ce qu’on lui avait assuré; La gamine lisait le pavi. L’idée qu’une enfant puisse décrypter cette langue mystique était aussi saugrenue qu’effrayante… Pourtant, si elle pouvait le lire, il n’y avait rien d’étonnant à la trouver là, devant le Mur de Gabriel, ou étaient écrites les “vérités” sur le monde. La cité de Phénok avait beau avoir été quasiment rasée, rien n’avait pu égratigner le monument.

Les passages écrits sur ce mur ne pouvaient être lus nulle part ailleurs. Ils contenaient des secrets cachés en plein jour, les ultimes versets des Révélations de Gabriel. Il avait deviné qu’elle profiterait de cette halte pour venir ici - avait provoqué cette halte pour qu’elle vienne se réfugier ici. Il y était presque: Il allait enfin atteindre le but que, jadis, le roi Conra VI lui avait indiqué. Après tout ce temps, Octaf allait enfin pouvoir mettre la main sur une des Brises.

Les “choses” se déroulaient comme prévues. Mais maintenant qu’il était là, comment l’aborder? Cette petite orpheline n’était pas très bavarde, et le vieillard avait déjà tenté de l’approcher sans trop de succès. Il avait été difficile de trouver une telle occasion: Octaf avait beaucoup dû manigancer, pour arriver à ce moment précis. Il avait manipulé les puissants et les faibles, poussé les âmes comme des pions pour arriver à cet instant, et, maintenant, il ne savait plus comment s’y prendre. Pourtant, il fallait qu’il le fasse, il n’avait pas le choix: et puis, il avait surmonté des épreuves autrement plus délicates que de parler à une petite fille. Aussi commença-t-il à boitiller péniblement dans sa direction.

Quand la gamine entendit ses claudiquements sur la neige, elle se retourna vivement, mais ne poussa aucun cri. L’espace d’un instant, elle ressembla à un animal pris au piège, et son dos se courba dans une expression menaçante, comme si elle attendait la fraction de seconde parfaite pour s’enfuir; Puis, elle sembla se rappeler qu’elle était humaine, et se redressa imperceptiblement en haussant un sourcil interrogateur.

“Oh là, doucement... Ne t’inquiète pas, ma petite...”

Elle s'inquiéta de plus belle. Ses yeux bruns avaient gardé un éclat sauvage, et elle ne répondit pas.

Croiser le vieillard l’avait mise très mal à l’aise ; c’était une petite fille encore trop timide pour parler à des inconnus. Elle baissa violemment la tête en plongeant vers la route qui ramenait aux chariots, mais il l’intercepta en l’attrapant par le bras, achevant de la terroriser.

« Calme-toi, calme-toi ! gronda Octaf. Je veux juste te poser une question. »

Elle était tétanisée. Si elle hurlait, est-ce qu’on l’entendrait… ? La troupe était si loin, maintenant… Elle déglutit avec difficulté. Il ne servait à rien de tirer sur son bras ; la poigne du vieil homme était trop forte. Le retirer d’un coup sec, par contre, à un moment où il serait déconcentré…

  • Ne fais pas cette tête, ordonna ce dernier. Écoute, il ne me reste pas beaucoup de temps, et, avant de m’en aller, il n’y a vraiment qu’une chose qui me ferait plaisir… Et elle est juste ici, dans ces ruines, à quelques pas de moi…

Il tentait réellement de rassurer la gamine - mais produisait exactement l’effet inverse. Le visage de l’enfant était horrifié ; comprenant le problème de sa formulation, il se corrigea précipitamment :

  • Ce mur, là ! Tu sais lire, ce qui est écrit dessus, pas vrai ?
  • Je… Je…

De grosses larmes étaient montées aux yeux de la petite fille ; il avait crié sans s’en rendre compte. Le vieil homme retint un soupir d’exaspération : à une époque, il était certain d’avoir été doué avec les enfants.

  • Écoute, reprit-il, en tentant de changer de méthode. Si tu me lis la dernière phrase qui est écrite sur ce mur, j’aurais un sou pour toi.

L’appât du gain sembla décrisper un peu la petite, mais elle ne répondait toujours pas. Le vieillard n’osait pas la lâcher ; il n’avait plus la force de courir après les petites filles. Il voulut terminer de la rassurer en ajoutant :

  • Je m’appelle Octaf. Toi, ton prénom est Lymfan, c’est bien ça ? Les cochers me l’ont dit. Lymfan, j’ai vraiment besoin que tu me lises ce qui est écrit sur ce mur. Je ne sais pas comment une gamine comme toi a bien pu apprendre le pavi, et, franchement, je m’en contrefiche : je te l’ai dit, il ne me reste plus beaucoup de temps. Ce voyage n’aura eu aucun sens, si je ne parviens pas à déchiffrer ce passage… Je n’ai pas besoin que tu me traduise tout le texte, non : simplement, la dernière phrase…

L’enfant regarda le mur et l’homme successivement. Une statue de la Chimère surplombait la scène, et c’est sur cette dernière que la petite jeta le plus longuement son regard. Elle sembla se détendre totalement, comme si elle comprenait enfin qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur, et une lueur d’espoir commença à flamber dans le regard du vieil Octaf — mais, au moment même où cette flamme terminait de naître, la petite la souffla en se dégageant d’un geste sec. Puis, comme il l’avait craint, la gamine déguerpit violemment, sans qu’il ne puisse espérer la rattraper.

Octaf ne retint cette fois-ci pas son soupir, l’agrémenta même d’un juron écœurant. Autrefois, il n’aurait jamais laissé une si petite fille lui échapper ; mais son esprit et son corps tombaient en ruines, et il ne valait pas l’ombre de ce qu’il avait été.

Il allait devoir le faire. Octaf s’était refusé à utiliser cette méthode, par peur de « les » attirer. Les prêtres de la Chimère étaient des adversaires dangereux, et il aurait préféré éviter de les croiser ; mais il n’avait plus le choix. Il ne l’avait jamais eu. Ils arriveraient plus tôt que prévu, certes, mais il ne pouvait plus se permettre d’échouer, plus maintenant. Il joignit les mains devant lui, et un étrange bouillonnement se fit entendre.

Notes du Premier Registre

Le Registre estime qu’elle est apparue il y a quarante-quatre siècles. « Elle » a reçu une infinité de noms au fil des ères. La Coureuse de Vertige. Kymer. Dieu. Son apparition fut si violente qu’elle éteint l’histoire : toutes les civilisations qui la précédèrent se sont effondrées, et nous n’en avons conservé aucune trace. Les cultures qui se sont développées après son avènement lui ont tous réservé une place de choix au sein de leurs panthéons, et elle a endossé tous les rôles et toutes les appellations. De tous ces noms, celui qui reste pourtant le plus employé à travers les siècles est « La Chimère ».

Si tout le monde sait très bien à quoi elle ressemble, il est raisonnable de penser que presque personne ne souhaite la voir de ses propres yeux. La légende primordiale, commune à tous les peuples, raconte qu’autrefois, les hommes devinrent si vaniteux que Dieu se manifesta lui-même sur la Terre afin de les punir de leur orgueil. Sa marque est considéré comme une malédiction ; ceux qui la portent sont appelés les « désignés ».

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