1 - 3 - L'Autre Lune - Avalion (I) / Avalion (II)

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L’Autre Lune

Oui, c’est assez, pour le peuple du soir… Octaf les rejoindra bientôt. En attendant, revenons à Séclielle. C’est après tout dans cette ville, qu’était cachée la Brise; L’instrument du désastre. D’abord, je vais raconter le rêve de l’Héritier, et sa rencontre avec Lymfan. Mes souvenirs en appellent d’autres, et j’ai presque fini de présenter les acteurs principaux de cette histoire. Je crois qu’il est possible que je sois Patmé; Mais Aeqa était mon ennemi, je m’en souviens… Je crois que j’aimerais bien me dire que je suis Seth, le briseur de monde: C’était un être si singulier… Mais, non, je sais bien que je ne suis pas Seth… Je ne suis aucun d’entre eux, et pourtant! La neige de Séclielle… Les embruns de Ma’ek, le soleil de Mencis… J’ai l’impression de les avoir tous vécus, et je chéris ces terres disparues avec autant d’amour que si elles avaient été les miennes…

D’abord, le rêve…

  • dAvalion (I)

Au-dessus, le ciel. Il est mauve, jaune, turquoise, habillé des silences du matin. En dessous, le monde. Je n’y redescendrai plus. Et au cœur de cet écrin de cieux et d’enfers, la perle plane. La perle c’est cet œil, cette orbe clairvoyante qui discerne plus loin qu’aucun visionnaire - Cet œil, c’est celui de Garuda. Mon aigle. Blanc, immaculé, splendide. J’attend qu’il aperçoive, assis sur son dos, planant comme la perle, lassé des nacres. J’attend sans y croire. Les motifs étranges qu’esquissent les montagnes, vu de haut, ça ressemble un peu à des lettres. Peut être que le pavi a été inspiré par ces alphabets de granit impassible, figés dans les courbatures des siècles, mais capables d’adopter une infinité de formes différentes, selon l’angle duquel on les regarde.

Ça fait tellement longtemps que j’attend. Que je cherche. Que nous sertissons les cieux, l’aigle et moi. Mais, cette fois-ci, il aperçoit. Ses plumes blanches se dressent, et il pousse un cri dans le béant des voûtes. Moi aussi, j’ai vu.

Le voilà! C’est forcément lui. Il y a une tempête de sable, là-bas. Un déchaînement de fureur improbable, ici, loin du désert. Je reconnais ce stigmate: une telle corruption ne peut émaner que d’un Inferné. C’est forcément lui, j’en suis sûr.

Au-dessus, le ciel. En dessous, le monde. Et la perle plonge. Des abysses dans le genre j’y ai sombré milles fois. Mais je ne m'y fais pas. Garuda pique, moi sur son dos je m’écrase. Puis il ouvre ses ailes dans un bruissement de tonnerre; Nous nous stabilisons au-dessus du cyclone.

Je veux pénétrer à l’intérieur de la tourmente. Je me lève sur le dos de l’aigle en plein vol, et songe à la note la plus appropriée à utiliser à ce moment précis. Le Talar? L’Antea? Non, j’ai une meilleure idée.

J’ouvre mes sens, et pénètre le mystère de la musique comme un habitué dans un bordel. Je sais quelle catin je suis venu voir: Brectae, la lettre qui casse. Je la cherche dans la Sonate, et quand je retrouve le décolleté de ses miracles, j’ouvre les mains; la note s’imprime sur ma paume, et le tumulte est divisé comme un banc par l’écaille. Garuda s’engouffre dans le chemin d’air pur qui s’est ouvert jusqu’au cœur de la tempête.

Au dessus du sable, en dessous, du sable. Droit devant… La forme inespérée d’un homme que j’ai cherché pendant quinze vertiges. ça m’étonne qu’elle soit encore si familière. Alors que nous nous approchons, il se tourne vers nous, et je le vois de face. Il n’a pas l’air surpris de me voir, au contraire. L’Inferné lève la main, et je vois ses lèvres bouger. Le temps se suspend. Mais jamais assez longtemps.

Soudain, le chemin que j’ai tracé se referme. On se retrouve pris dans la tempête. Garuda n’a pas d’égal dans les cieux; pourtant, les bourrasques sont si violentes qu’il se retrouve emporté avec les grains de sable, et moi je tombe du dos de ma monture.

  • Avalion (II)

Etius se réveilla en sursaut, dans la pénombre de sa chambre du Séminaire. Sa sueur avait imbibée ses draps, et il s’en débarassa en portant les mains à son visage. C’était la première fois depuis longtemps, qu’il rêvait de son frère et de l’aigle blanc. Il le savait au plus profond de lui: Son rêve était réel, et son aîné avait véritablement vécu ce dont il avait rêvé.

Le jeune homme voulait absolument garder une trace de son cauchemar. D’un geste rapide, il se redressa et se jeta sur le carnet qu’il gardait près de son lit. L’encrier et la plume étaient cependant introuvables, et il oublia tout, sauf la sensation d’avoir fait un rêve qu’il ne fallait surtout pas oublier. Il jura contre lui-même, et laissa tomber le carnet sur son lit. Tant pis…

Il se leva, et entreprit une rapide toilette. Le visage de l’adolescent était d’une douceur troublante. Il ne s’admira pas, devant son miroir de bronze; et pourtant, il était admirable. Ses traits exprimaient la jeunesse la plus parfaite; Il avait le teint agréablement rosé, les lèvres rouges et pleines. De belles boucles blondes tombaient sur ses épaules, et ses yeux bleus ressemblaient à deux lacs innocents dans lesquels aucun vice ne devait jamais avoir perturbé l’eau claire. Vraiment, ce visage avait quelque chose d’inhabituel, d’angélique et d'immaculé, et sa beauté venait du fait même qu’il semblait ignorer qu’elle existait.

Trois coups firent vibrer sa porte. Il n’était pas encore habillé, mais il se disait que c’était sûrement un des serviteurs qui venait le réveiller. Il ouvrit la porte d’un geste brusque et hargneux, mais il se retrouva nez à nez avec la belle Téléma Féléis. Il écarquilla les yeux. Pourquoi une des enseignantes du Séminaire venait-elle le voir, lui?

“ Jolie tenue, commenta la jeune femme en regardant l’accoutrement d’Etius.

  • K… K… Kym, Maître Féléis. Que…?
  • C’est un peu tard pour vous réveiller, jeune homme…

Le regard de la jeune femme se posa sur les tâches de peintures éclatantes qui recouvraient les mains d’Etius: Il avait peint jusque tard, ce soir là. Il rougit, et referma un peu la porte pour se cacher de ce coup d'œil indiscret. C’était une brune au regard perçant, qui portait toujours le même sourire sarcastique sur le coin des lèvres. Elle était jolie, et Etius était encore novice pour ce qui était du sexe opposé: Elle haussa un sourcil, amusée de son trouble, et reprit:

  • On a besoin de vos facultés… si spéciales. Il y a une petite fille, à l’entrée. Elle sent mauvais, et on dirait qu’elle sort tout droit du quartier des perchoirs, mais elle prétend pourtant savoir déchiffrer le pavi.

Cette information fit tiquer Etius. Il réouvrit un peu la porte, sans y penser.

  • Elle sait lire le pavi? Vraiment?… Et, pourquoi vous n’essayez pas simplement de lui faire lire un texte ?...
  • Elle a lu tout ce qu’on lui a donné, mais la vieille Elena pense que c’est parce qu’elle avait appris les textes par cœur. Bon, maintenant, tu arrêtes les questions et tu vas t’habiller. Je t'attends, mon petit détecteur de mensonge.

Etius garda le silence un moment, un peu choqué par la dernière phrase de Telema. Elle était vite passée au tutoiement… Avait-t-elle oublié à qui elle parlait? Il était tout de même l’Avalion, l’héritier direct du fondateur de la dynastie des Gins. Elle n’avait pas à lui donner des ordres! Mais il ne protesta pas. Il s’habilla en vitesse - il portait l’uniforme des apprentis du séminaire, une toge blanche similaire à l’habit noir des maestros - et sortit de sa chambre. Celle-ci était située dans les plus beaux étages, réservés à l’élite du Suprémat et aux enseignants. Etius n’était pas plus pédagogue que maestro; Il possédait pourtant l’une des chambres les plus luxueuses de l’édifice.

Ils traversèrent les étages sans se dire un mot. L’adolescent frissonnait de dégoût en parcourant les allées; Il détestait l’architecture surchargée du Séminaire, ses artères bouchées par le va et vients incessant des maestros et des apprentis. Il le comparait sans cesse au Kymérion, ou il aurait largement préféré dormir, et à son cher palais natal du Helga’la.

Quand ils arrivèrent dans les sous-sols, Etius baissa timidement la tête. C’était le domaine des maestros, et les élèves n’étaient pas censés avoir l’autorisation d’y entrer. Au bout d’un couloir éclairé par des braseros d’une blancheur impersonnelle, ils arrivèrent devant un petit cachot, dans lequel une petite fille était assise par terre.

Elle empestait le cheval. Etius porta la main à son nez, pris de nausée. Il n’était pas habitué à sentir les odeurs inconvenantes, et qu’une fille en transporte autant, ça l'écœurait franchement.

Passé ce premier instant de surprise, il salua la geôlière. C’était Elena Sahis, la gardienne de l’entrée du Séminaire; ça n’arrivait pas souvent, que la vieille maestria déserte son poste. Elle salua à peine le jeune homme, mais il ne s’en offusqua pas outre mesure. Elle avait des restes d’écumes au lèvres, et répétait “Tu vas voir, maintenant…” à la prisonnière.

Il y avait deux tabourets devant les barreaux, et Etius en prit un, en expliquant qu’il devait être assis, pour employer sa “faculté”. Telema Féléis ne dissimula pas son rire: Dire qu’il avait besoin de s’asseoir, pour entrer dans l’Etat…

La jeune fille ne disait rien. L’espace d’un instant, lorsqu’ils se croisèrent le regard, elle eut l’air un peu effrayée; Mais cette image s’envola plus vite qu’un rêve. Le regard brun de la gamine s’alluma tout à coup d’un éclat qui intimida franchement Etius. Il détourna les yeux, gêné, et dit:

  • Kym. Je m’appelle Etius. Et toi, comment t’appelles-tu?...

Elle mit un instant à répondre. Le flamboiement étrange qu’il avait surpris dans le regard de la fillette avait été remplacé par un éclat froid et calculateur. Elle eut l’air de réfléchir intensément, puis elle sourit d’un air triomphal, comme si elle avait compris quelque chose d’utile.

  • Kym. Je veux bien te donner mon nom, mais d’abord, dis moi pourquoi c’est toi qui m’interroge.

Etius tiqua. Ses deux aînées aussi. Avait-elle déjà deviné non seulement la nature de ses facultés, mais également leurs failles? Il lança un regard interrogateur à Téléma. La belle brune le pressa à répondre d’un geste sec.

  • C’est parce que je possède une capacité assez utile. Je suis un Avalion.

Il était assez content de cette réponse. Il ne lui avait pas menti, mais il n’avait rien révélé. La juste mesure de vérité se pèse aux omissions. La vagabonde avait l’air ravie.

  • Un Avalion?! Je suis honorée de te rencontrer, je veux dire, de vous rencontrer. J’ai tout lu sur votre famille. La Déchéance de Tahar Gin a été un drame pour les cinq royaumes; C’est votre père, je suppose? Qu’avez vous ressenti quand…
  • Qu’importe, la coupa froidement Etius. Dis moi comment tu t’appelles.
  • Je m’appelle Lymfan, fille de Selir, répondit-elle docilement.
  • Tu n’as donc pas de nom de famille. Pourtant, on m'a dit que tu savais lire le très-saint pavi… Est-ce que tu as menti à Elena?

Les corps des deux maestros se crispèrent en attendant la réponse. C’était le moment fatidique. La faculté d’Etius n’était pas la plus étonnante qu’on puisse trouver parmi ceux qui pratiquaient la Musique. Il n’était pas encore maestro, mais avait reçu l’Onction, ce qui avait révélé son “mantra”, son pouvoir particulier. Elle était simple, mais assez utile: Il était capable de détecter n’importe quel mensonge.

Lymfan semblait avoir compris tout ça, sans que beaucoup d’indices viennent lui confirmer la chose. Etius aurait juré qu’elle laissait durer le silence juste pour s’amuser à regarder leurs trois visages déconfits. Elle eut un grand sourire, et répondit:

  • Bien sûr... que je n’ai fait que mentir.

Etius la trouvait de moins en moins plaisante à regarder. Quand elle parlait, des micro convulsions animait ses lèvres, et la voix de la gamine lui paraissait trop haut perchée dans les aigus. Son visage lui sembla trop fin, son cou trop long et ses dents mal ajustées: Il l’aurait bien peinte, pour en faire une sorte d’effigie de la médiocrité du peuple, et songea un instant à lui proposer une entrevue: très vite, cependant, pensant à la dernière huile qu’il n’avait pas encore terminé, il écarta l’idée de son esprit:

  • Laissez-tomber, elle ne sait pas le lire, dit-il en s’épargnant de la regarder plus longtemps.
  • Je sais le lire! Je l’ai prouvé! Vous n’avez aucune raison de m’enfermer ici!

Elle avait parlé d’un ton ferme, en se relevant avec autorité. Même Téléma eut un geste de recul. Mais Etius répliqua de toute sa morgue:

  • Si tu sais vraiment lire le pavi, ça veut dire que tu connais les lettres secrètes. Comment une fille sans nom de famille aurait-elle fait pour apprendre les alphabets intimes?

Elle réflechissait toujours de manière trop visible, avec tellement de concentration qu’elle avait l’air franchement stupide. Mais, quand elle parlait, sa voix avait une fermeté étonnante, qui forçait à bien l’écouter malgré toute velléité de distractions.

  • Un homme a offert un exemplaire des Révélations à mon père, et, comme il était écrit en pavi “complet”, je m’en suis servi pour l’apprendre, par déduction.

Etius eut un hoquet. Par déduction? Il se pensa malade, ou endormi. Si elle avait menti, il l’aurait senti; Une démangeaison étrange lui aurait gratté l’échine, et il aurait pu la discréditer à son aise. Hélas, rien: Elle ne pouvait pas lui mentir. Pourtant, elle ne pouvait pas non plus être en train de dire la vérité. Ses deux aînées eurent une réaction à peu près similaire.

  • Vous voyez! beugla la vieille gardienne. Elle me fait tourner en bourrique depuis au moins une heure! Quelle idée, de faire confiance à ce gamin! Vous croyez que j’ai le temps, moi, pour ces...
  • Si tu connais vraiment les lettres secrètes, parle moi du Brectae, l’interrompit Telema. Elle fixait Lymfan sans prêter attention à quoi que ce soit d’autre dans la pièce.

Cette dernière haussa les épaules, et entreprit de réciter les détails extrêmement complexe de l’utilisation de cette lettre sur un ton mécanique et indifférent, comme si elle avait décrite la recette d’une très banale omelette au beurre:

  • Brectae est la troisième lettre de l’alphabet intime des Avalions. C’est donc une Note primordiale. Elle marque une césure, et ne peut s’accorder qu’avec Uraes et Minv, à condition que les harmonies soient justes et qu’il n’y ait pas eu de Tévéï dans le tempo. En cas de…
  • Tais-toi, idiote! l’interrompit alors Etius en criant.

Les trois femmes présentes dans la pièce lui firent des yeux ronds. Il baissa les yeux, rougit, mais ajouta tout de même, la voix tremblante:

  • C’est... C’est une des lettres secrètes des Avalions. Elle n’est pas sensée en révéler les secrets à n’importe qui…
  • Alors ce qu’elle a dit est vrai? s’exclama Telema. Etius sentit l’avidité de la maestria lui pénétrer les chairs. Le Brectae ne peux pas être utilisé s’il y a eu un Tévéï, dans le tempo?

Etius réprimat un juron: Il ne pensait pas que Lymfan donnerait une réponse si détaillée:

  • Oui, admit-il. Il fallait que l’interrogatoire se termine, ou la gamine risquait de révéler plus de secrets d’état à ces deux femmes pour lesquelles il n’éprouvait aucune sympathie. Elle ne peut pas mentir, elle sait lire le pavi. Maintenant, vous allez l’inscrire sur les registres, pour la session qui vient, et me laisser l’escorter jusqu’à la sortie.
  • Pardon? Mais elle ment, c’est évident! s’écria Elena.
  • Je veux encore l'interroger, encore!
  • Je n’émet pas cette idée en tant qu’apprenti, mesdames. C’est un ordre que je vous donne en tant qu’Avalion. trancha Etius. Ouvrez le cachot.

Ces mots ne plurent pas du tout à Téléma. L’enseignante souffla des narines, avant de relever la tête d’un air hautain.

  • Avalion, hein?... Parce que ça veut encore dire quelque chose?

Notes du Premier Registre

Le Registre admet que le pavi est un alphabet composé de soixante-cinq lettres, qu’on appelle aussi des “notes”. Chacune d’entre elles peut s’écrire de plus de septs-cents manières différentes, et l’apprentissage du pavi nécessite donc des décennies de pratique.

Ces lettres sont elles-mêmes divisées en deux alphabets séparés selon le type de lettre qui les composent: Les lettres “communes” et les lettres “intimes”. Si les lettres communes peuvent être apprises par n’importe qui, dans n’importe lequel des temples de l’Orchestre, les lettres intimes sont en revanche nettement plus difficile d’accès. Chacun des 5 grands clans de l’Orchestre possède en effet “l’exclusivité” sur un certain nombre de lettres, qu’ils sont les seuls à apprendre dès le plus jeune âge. Pour apprendre à lire le pavi complet, un apprenti de base doit donc s’attirer les faveurs des 5 clans réunis; Il y a dans ces échanges de lettres une dimension toute politique, qui rend bien compte des tensions qui animent le Suprémat.

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