1 - 3 - Le passage de l'Autre Lune (Séclielle) / Avalion (III)

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  • Le passage de l’Autre Lune - Séclielle

Les habitants de cette partie du monde ressentaient un amour très particulier envers leurs cieux. C’étaient des cieux étranges, que ceux qui recouvraient l’Ouest du monde, des cieux parcourus d’anomalies formidables, et à cette voûte étrange on rendait des hommages somptueux. Le plus apprécié de ces phénomènes était le passage de l’Autre lune.

Malgré le fait que les humains ignorent l’utilité réelle de cette machine céleste, ils en percevaient l’infinie beauté avec une clarté inexplicable. Il ne passait qu’à peu près fois tous les trois vertiges, cet astre magnifique qui inspirait les plus beaux poèmes du monde aux plus mauvais aèdes. L’Autre lune courait dans le ciel comme un mirage, une heure, une seule, et son passage grandiose réveillait l’imagination des peuples depuis des millénaires.

Sur l’île de Ma’ek, on appelait ce jour la “Passion”: On comparait son passage à celui du véritable amour, assimilant la véritable lune à une relation ennuyante d’habitudes et pétrie par l’amertume, quand l’Autre ne passait qu’un instant, mais vous marquait à vie. A Séclielle, les mœurs, bien plus dogmatiques, avait fait de ce jour “l’Illumination”, et on préférait comparer la rareté des apparitions de l’Autre avec celle de la vérité dans le cœur des croyants.

A Séclielle, on éteignait les six phares, et le feu était proscrit dans toute la ville. On rangeait les encens des îles du sud et les bougies de l’est. Les mères ne préparaient pas de repas, aujourd’hui; C’était aussi un jour durant lequel seule, la viande était considérée comme propre à la consommation. Malgré ces privations, l’agitation avait gagné les rues, et on préparait les différentes célébrations qui allaient secouer la cité. Les étals étaient dévalisés, les quartiers pauvres, désertés, et les quartiers riches, envahis par la plèbe qui se déversait dans ses allées comme une odeur de fumier dans les narines d’un noble. Les parois écoeurées compressaient les corps, et les rues étroites du centre ville étaient réchauffées par la chaleur exhalée des démarches et des frictions.

L’Orchestre se réunissait au complet, aujourd’hui. A 18 heures, les apôtres allaient prononcer un discours saint, sur la place d’Açiz. C’était la seule fois de l’année ou les dirigeants du Suprémat seraient tous présents à la capitale. Les cinq prince électeurs eux même avaient fait le déplacement: Ces derniers étaient les personnes les plus importantes du pays, et quand ils arrivèrent au palais, ils furent chacun accueilli d’une manière différente, et avec les plus grands hommages.

Lymfan était présente dans la foule. Elle était sortie du Séminaire avec le cœur en joie: Elle était apprentie, enfin! Les choses se mettaient en place: Bientôt, elle deviendrait apôtre, et après sa mort, rejoindrait les auditeurs. C’était là son désir le plus profond: Mais quand elle les vit défiler sur l’estrade en agitant leurs bagues pleine de diamants, une appréhension familière gagna soudain son cœur.

Parmi les cinq électeurs, il y avait cet homme. Rémo Féléis. Au début, elle avait fait mine de ne pas le remarquer: Mais maintenant, elle ne voyait plus que lui. Le souvenir qui la hantait devint trop puissant, et elle préféra partir. Pour une fille de son acabit, sortir de cette foule compressée fut particulièrement difficile, et il lui fallut un temps conséquent avant de pouvoir retourner dans les bas quartiers, qui avaient été désertés; Là, quand elle fut sûre d’être seule dans une ruelle, elle éclata en sanglot. La dernière fois que l’Autre Lune était passée, elle avait dû faire des adieux.

Sur la place, les électeurs continuaient d’agiter leur faste, et la plèbe les acclamait pour cela. La servilité ambiante était insoutenable; Chacun tentait de croiser le regard de l’un ou l’autre des électeurs, les hommes, dans l’espoir d’y voir germer le respect et la reconnaissance naturelle auquel ils aspiraient, et les femmes, avec une sorte de désir pressant qui n’aurait logiquement pas dû avoir sa place devant des hommes saints; les enfants dans l’espoir d’y trouver un ami, les vieillards un souvenir.

Quatre des électeurs se repaissaient ainsi des acclamations de la foule. à leur sourire, on aurait dit que c’était eux, qui avait accroché l’Autre Lune; Seule, assise dans un coin, la cinquième électrice était la seule qui ne s’était pas levée. Quand elle était arrivée, un curieux silence avait gagné l’assemblée; Si elle s’était redressée, il est certain que ce silence se serait à nouveau manifesté. Dès que le discours d’At Sahis, l’électeur de la capitale et le chef de l’Orchestre, fut terminé, cette femme étrange quitta l’estrade.

  • Avalion (III)

Le grande sœur d’Etius était seule, assise face à la mer, et personne ne lui prêtait attention. Un saule qui perdait déjà ses fruits la couvrait un peu de la lumière de la lune, qui déversait quelques taches claires sur ses cheveux bruns coupés à-la-garçonne. C’était une femme mûre, dont la peau avait été tannée par le vent et le sel. Toute sa figure était couverte des détails de la jeunesse tout juste perdue.

Quand Etius s’assit à côté d’elle, la brune ne le salua pas. Lui non plus. Ils passèrent un long moment à ne rien se dire. On aurait pu croire qu’ils savouraient la vue, parce qu’elle était magnifique; le banc de pierre sur lequel ils étaient assis était isolé dans un des jardins du Séminaire, et donnait directement sur le Kymérion. Le palais Suprême était fait d’un verre plus bleu que la mer qui l’entourait. Il était dressé sur un îlot verdoyant détaché du reste de la ville, et renvoyait la lumière de la lune dans un scintillement discret.

Mais les deux Avalions n’étaient pas du genre contemplatif. Ils se taisaient, parce qu’ils se savaient tous les deux soulagés de se retrouver, même si aucun des deux ne l’auraient admis. Etius attendait que sa sœur lui parle, et sa sœur n’attendait plus rien du tout. Le dialogue était muet. Ils partageaient l’affront que leur faisait la ville.

Les derniers membres de leur lignée se savaient piteux. Elle, elle était Leïa Gin, la reine-électrice de l’Indor, Avalionne, et gardienne des mausolées. La cinquième électrice, celle pour qui la ville s’était tue, la dédaignant au point de lui refuser son dédain. Une apôtre de génie, pourtant; Mais une Avalionne, quand même.

Lui, il était Etius Gin, l’héritier légitime du trône de l’Indor - Trône auquel il ne pouvait pas accéder, parce qu’il était incapable de devenir maestro. Il fallait être apôtre pour prétendre régner sur un des États-électeurs; Lui n’était qu’un tutellé. A 17 vertiges, ce n’était pas si étonnant - Mais les Avalions étaient une lignée de génie, dans laquelle son nom figurait comme une exception. Ils avaient tous atteint l’Eveil, la maîtrise totale du pavi, à moins de 15 vertiges.

Et aujourd’hui, c’était le jour du passage de l’Autre Lune. Une fête censée la célébrer, cette lignée géniale, qui avait rendu l’Autre lune visible en Kymérie et dans toute cette partie du globe. Deux-cents vertiges auparavant, leur ancêtre, “le Premier Avalion”, avait “révélé” le ciel, et depuis, les kymériens voyaient ainsi passer l’Autre lune, alors qu’elle avait toujours été le joyau des cieux de l’Orient. Hélas, aujourd’hui, Séclielle snobait ses descendants.

“Combien de lettres as-tu apprises, depuis la dernière fois?”

La question fit voler en éclat l’empathie qu’ils auraient pu ressentir l’un envers l’autre. La voix de Leïa était froide, impérieuse, et appelait une réponse concise.

  • … Une seule. Il murmurait. Sa sœur eut une grimace de dégoût.
  • Pathétique.

Etius ne répondit pas. Il n’était pas en colère. En fait, il était plutôt d’accord avec elle, alors, il était vraiment difficile de trouver une répartie satisfaisante.

Bien sûr, il se savait malade. Son corps était atteint de froideur, une affection rare qui ne touchait que les enfants de maestro. Son sang était si chargé en Musique qu’il lui était difficile de la percevoir: autrement dit, il était un maestro médiocre, un raté par essence qui ne pourrait jamais mériter son héritage... Pourtant, il savait bien qu’aux yeux de sa sœur, sa maladie était à peine un prétexte; Elle, pour qui tout semblait si évident, ne comprenait pas qu’il puisse avoir des difficultés à apprendre les bases de ce à quoi elle même excellait. Heureusement, il était préparé, et savait qu’il ne valait mieux pas répondre à sa sœur, dans ces moments-là.

Pourtant, aussi préparé qu’il était, il fut pris de désespoir quand il vit des larmes couler sur les joues de son aînée. Elle, qui était si forte, sanglotait à chaude larme, et il alla jusqu’à se demander s’il devait la prendre dans ses bras. Elle murmura ce qu’il était en train de penser à l’instant même:

“Si seulement Antar était là…”

Il fallait absolument qu’il change de sujet: Il ne voulait pas la laisser penser à leur frère. Il dit, sur un ton badin:

  • … Il se passe chaque jour des choses étranges, dans cette ville. Aujourd’hui, j’ai croisé une petite paysanne qui savait lire le pavi. Elle venait de l’Imbrie… Je sais que tu voyages beaucoup ces derniers temps, mais… Est ce que tu as entendu parler de ce qui se passe dans le Nord, avec les Féléis…? C’est étrange, tu ne crois pas…? Leur façon de voir la Chimère, et le message de Gabriel… C’est comme si…

Il était malheureusement trop tard: Leïa ne pensait plus qu’à Antar, et se lamentait intérieurement de ne pas savoir où il était.

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