1 - 5 - Les deux cultes

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  • Les deux cultes

Seth monta les marches, et entra dans la Résidence. Il la traversa sans la regarder. Son objectif se situait dans la cour intérieure; le “jardin intime” de l’Empereur. Quand il pénétra cette antre, il fut pris d’un frisson incontrôlable.

Le tableau était simplement, totalement et lamentablement laid. Si Seth avait du mal à apprécier la beauté, il remarquait tout de suite son absence, et il n’y en avait aucune trace, ici. Les pavés étaient couverts d’une épaisse couche de boue noire. Les quelques plantes qui poussaient là étaient des mousses venimeuses et des mauvaises herbes.

Assis face à une table de bois pourri, l’Empereur lisait un livre, dont les pages avaient en partie noircies aux rebords. Il ne le touchait pas directement, et tournait les pages en utilisant un long pinceau de jyste noire. Il le faisait instantanément, comme si un simple regard sur les deux pages lui avait permis d’en extraire instantanément toute la substance. Il ne fit aucun geste pour saluer Seth, et celui-ci avait été prévenu: Il ne fallait pas interrompre l’Empereur, quoi qu’il soit en train de faire, mais plutôt attendre qu’il se décide à vous parler. Après tout, c’était un être immortel, et son appréciation du temps était particulièrement différente de celle des autres humains.

Il fut choqué de voir à quel point Limbad ressemblait aux statues qui le représentaient partout dans l’Empire. Ce visage semblait avoir été taillé dans le roc, et les yeux de l’Inferné étaient aussi vides que s’ils avaient été faits d’un marbre pensif. Il portait une immense pièce de soie rouge, dont les motifs cousus d’or étaient à la fois sobre et complexe, mais celle- ci était rongée par la Corruption, et pourrissait par endroit. L’Empereur Limbad était né presque trois millénaires auparavant, et pourtant, son visage était celui d’un homme à peine quarantenaire, parcouru d’une barbe mal-entretenue et cernés de poches disgracieuses.

Son regard était absorbé par le livre qu’il lisait. De sa main droite, il prenait régulièrement des petites boules de pâtes noires qu’il se coinçait entre les gencives. Seth reconnut la substance avec horreur : C’était du kok’r. La “boue des sauvages”, un narcotique violent que les hommes du sud avaient introduit de force sur le territoire. L’idée que l’Empereur en consomma terrifia le géant; Il ne croyait pas en dieu, mais le fait de le voir se droguer restait un aperçu terrifiant de l’éternité.

Il attendit un long moment avant que l’immortel daigne lui accorder un regard. Quand finalement, il voulut bien lever la tête vers Seth, celui-ci avait les yeux ailleurs. Le murmure à peine audible qui s’échappa alors des lèvres de l’Empereur le fit sortir de sa rêverie.

“Je ne t’ai jamais vu ici. Qui es-tu?

Seth s’agenouilla brusquement, et réagit aussitôt, soulagé que l’attente se termine enfin.

  • Je suis l’Anadyo Seth, et je suis le quatre cent dix septième chancelier de Votre Éternel Empire, Votre Sainteté. Nous sommes le jour du passage du ciel sans lune, et…
  • Silence. Tu as déjà trop parlé. Tu peux repartir, maintenant.”

Seth releva la tête. L’Empereur s’était déjà remis à lire. Le jour du passage du ciel sans lune était un jour de deuil, dans l'Éternel Empire. Autrefois, c’était dans les cieux qui recouvrait Mencis, que l’Autre Lune dispensait sa beauté… Aujourd’hui, cependant, les hérétiques avaient volé l’astre, et cette perte symbolisait le déclin de l’Eternel, celui-là même auquel Seth refusait de croire.

Était-ce donc ça, un Dieu? Quoi, c’était tout? Il n'aurait même pas une seule occasion de réclamer le Sceptre? Non. Seth ne serait pas aussi lâche que les précédents chanceliers. Il expliquerait le désastre qui menaçait de ravager l’Empire, même si cela signifiait qu’il devait mourir pour avoir dérangé Dieu.

  • Je connais votre Calvaire, Votre Sainteté. Je sais que m’écouter est pour vous très pénible, et je connais bien les risques que j’encours. Mais je dois vous révéler la situation dans laquelle se trouve l’Empire, ou sinon, personne ne le fera ja...

Il n’y eut pas de silence; L’Empereur se mit à parler alors que Seth n’avait pas fini:

  • Ton cran va peut-être m’amuser. Lève toi et parle, mais sois bref.

Ce brusque changement de décision ne choqua pas Seth. Encore une fois, il connaissait la malédiction de l’Empereur. Plus de 2000 ans plus tôt, Limbad avait été piqué par la Chimère: C’était l’Inferné qui avait régné le plus longtemps dans l’Histoire.

Pendant le laps de temps infime qu’il passa à se relever, Seth s’efforça de rassembler les informations qu’il était venu livrer à l’Empereur. Il tria l’inventaire des choses essentielles qu’il avait à dire d’un mouvement de l’esprit brutal et irréfléchi.

  • Il y a 4 siècles, les…
  • L’Orchestre, oui, je sais déjà.

Oui, bien sûr. Revenir sur l’origine des maestros était inutile. L’Indifférence de l’Empereur n’avait commencé que deux siècles plus tôt, après tout.. Il fallait lui expliquer à quel point l’Orchestre était devenu influent, et comment la nouvelle religion menaçait de faire s’effondrer l'Éternel Empire. Mais il fallait le faire vite. La malédiction de l’Empereur ne le rendait pas très patient.

  • Le culte de la Chimère a de plus en plus de pratiquants, votre Sainteté. Les citoyens se détournent des vieilles croyances, et beaucoup d’entre eux ne vous considèrent plus comme un dieu, mais comme un...
  • Comme un démon. Et bien qu’ils meurent. Exécutez tous ceux qui pratiquent cette nouvelle foi.
  • Il y en a trop, votre Sainteté. Ils ont le soutien de l’Orchestre, et, au sud, les hommes noirs ont commencé à traîner bien trop près de nos côtes. Les Afilies n’ont pas versé de tribut, cette année... Et les infidèles se sont regroupés, récemment. Plusieurs satrapes se sont convertis, et…
  • Silence. Tu m’ennuies. Débrouille toi, Seth Anadyo, quatre cent dix septième Chancelier de mon Éternel Empire. ”

Limbad lui indiqua la sortie de manière pressante. Il allait protester à nouveau; Il était loin d’avoir fini. Mais l’Empereur avait posé sa main sur un objet que Seth n’avait pas vu en entrant. C’était une épée rouge, qui semblait bien trop longue pour être maniée. Seth ne l’avait vu qu’en peinture, mais il savait très bien de quelle arme il s’agissait. Et la lueur de folie qui démangeait les yeux de l’Empereur le terrifia tellement qu’il découvrit soudain qu’il connaissait la peur. Il repartit d'où il était venu sans regarder ni les fleurs, ni les femmes, ni même droit devant lui.

Notes du Premier Registre

Le Registre admet que la Chimère a trois manières très différentes de désigner les hommes. Trois malédictions qu’elle décerne sans rien expliquer.

La plus répandue d’entre elles, c’est la griffure. On estime qu’un être humain sur vingt porte cette marque dans le monde, bien que ces proportions varient énormément selon les endroits. Les désignés de ce type sont appelés des “Ombrages”. Personne ne les approche, parce qu’il est dangereux d’être leur allié. L’amour d’un Ombrage est effet le moteur de sa puissance. Ils possèdent tous la même faculté, qu’on appelle la “pénombre”, et qui leur permet de manipuler les ombres qui les entourent. C’est un pouvoir en apparence sans limite, puisqu’il n'épuise jamais celui qui l’emploie.

En effet, cette faculté ne puise pas ses forces dans son utilisateur, mais dans celles de ceux qu’il aime. Autrement dit, les Ombrages sont capables de miracles ahurissant, à condition de vampiriser leurs proches dans la manœuvre. Il est compréhensible que la plupart des gens évitent de se lier avec eux, et dans toutes les

cultures du monde, ils soient systématiquement marginalisés. Sauf, peut-être, dans l’Eternel Empire, ou ils portent le titre prestigieux d’“Anadyo”.

Je saigne… J’ai dû interrompre l’écriture… Cela fait deux jours, que j’ai terminé de raconter la rencontre de Seth et de l’Empereur. Quelle douleur, ô, Kymer, quelle douleur! C’est une sensation qui m’est étrangère… Ces chiens! Ces lâches! Ils ont failli m’avoir, oh, je les aurais laissé faire! J’aurais bien voulu qu’ils m’achèvent, mais, c’est ce corps… C’est ce corps, qui ne veut pas mourir, et qui m’a fait jurer d’écrire tous ces souvenirs… Je perds trop de sang… Je dois continuer… Je me perdrais dans leurs rêves, et j’oublierais peut-être la douleur, de cette manière…

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