2 - 8 - Le Fantasme

8 minutes de lecture

Le Fantasme

C'était à Méandres, dans une ruelle glacée par le givre nocturne. On entendait gronder un opéra furieux, joué par le vent et l’océan qui se fracassaient aux monts torturés hérissant les côtes. C’était ici l’ultime nord des cinq royaumes: le froid seul régnait en maître incontesté sur ses pavés antiques, dalles polies par les siècles que ses habitants avaient progressivement déserté au fil des derniers vertiges, à la faveur de terres moins traumatisées que cette métropole des glaces.

La nuit était bariolée d'aurores boréales somptueuses ondulant doucement sur la voûte. Elles éclairaient le givre couvrant les terribles tours inhabitées qui dominaient la ville, et créaient des formes fantomatiques errantes sur leurs murs blafards. Pourtant, il était bien seul, à admirer ce spectacles: A cette heure-ci, les quelques rares habitants de Méandres avaient délaissé le monde pour rejoindre les rives du monde interdit.

Antar Gin s'était d'abord posé à quelques kilomètres de la cité. Il avait passé une bonne partie de la nuit à la rejoindre à pied, sans se presser. Les murailles de la ville étaient toujours percées, depuis la révolte du Fantasme, et la garde ne surveillait pas toutes les entrées de cette cité immense. Le renégat avait pu pénétrer l’enceinte de la ville sans trop de difficultés, et en avait parcouru les avenues abandonnées sans frissoner, malgré la cruauté du froid.

Au bout de la ruelle, il savait pertinemment ce qu'il allait trouver. Le Fantasme ne l'avait jamais vraiment intéressé, auparavant. Aujourd’hui, pourtant… Quelque chose lui intimait d’aller voir. Il cherchait son père depuis plus de douze vertiges: pourtant, il n’avait jamais cherché ici.

Quand il sortit de la ruelle, il s’arrêta un instant, subjugué par l’Océan Impossible. Il ne ressemblait pas du tout à la somptueuse mer d’Or, plus au sud, sur laquelle Séclielle et Ma’ek se situaient; Non, même de nuit, on sentait bien toute la différence. C'était un enfer flamboyant d'écume, constamment déchaîné. Aucun port ne donnait sur ses flots noirs, que seuls, les suicidaires les plus déterminés tentaient d’approcher. La chandelle d’Antar lui permettait à peine de voir à quelques mètres devant lui, mais il pouvait l'entendre en bas de la falaise, hurlant contre les rocs cruels qui tapissaient sa surface comme les dents atroces d'un titan de pierre enseveli sous les eaux. C'était le reflet éthéré des aurores et de la pleine lune, qui lui permettait de vaguement discerner les contours de la fureur.

Pourtant, ça n'était pas ces flots enragés qu'il était venu voir. Un pont de pierre à moitié désagrégé partait de la crête de la falaise, jusqu’à un endroit caché sur l’Océan. A quelques centaines de mètres de la falaise, il pouvait l'entendre rugir de toute la furie de son mystère : Le Fantasme. Il ne le voyait pas; Pourtant, le Fantasme était presque rendu parfaitement visible par la puissance de l'image que son esprit s'en faisait. Tout le monde le savait: Le Fantasme était un gouffre sans fond, large d'un demi kilomètre, qui crevait l'Océan à quelque centaines de mètres des côtes de Méandres. Les turbulences y sombraient dans un vacarme assourdissant, et on disait que c'était de la faute de ce gouffre, si l'Océan Impossible avait toujours été impraticable.

Le monde ne savait alors rien de ce qui reposait au fond du Fantasme. Les conjectures les plus funestes alimentaient sa légende depuis des temps immémoriaux. L'humanité l'ignorait encore, mais ce gouffre hurlant existait déjà bien avant les premiers pathétiques balbutiements qu’articulaient les anciens primates. La Chimère elle-même était apparue longtemps après le Fantasme - et Dieu semblait moins énigmatique que ce puit sans fond qui crevait l'Océan Impossible.

L'Orchestre se servait de ce gouffre comme d'une prison pour les Exilés qui apparaissaient dans le Suprèmat. Il était si difficile de tuer un humain mordu par la Chimère que le Fantasme semblait la seule manière durable de se debarasser d'eux. Une légende racontait même que Gabriel y avait poussé un Inferné… Depuis, les marqués des 5 domaines y étaient jeté sans procès, et, longtemps, on avait cru qu'il s'agissait d'une condamnation à mort rituelle… Jusqu'au drame ayant eu lieu 4 vertiges plus tôt: la Percée.

Antar souhaitait aller plus près. Il renifla, et entreprit de rejoindre le pont. Les yeux impassibles des statues de la Chimère qui surplombait presque chaque bâtiment semblaient le suivre de tout leur mépris. Quand il atteint enfin la passerelle, il fut presque rendu hésitant par le mauvais état de celle-ci. Le pont était démesurément long, mais aucun pillier ne s’enfonçait dans l’océan en contrebas, et Antar se demandait comment un tel édifice avait pu être construit. Le vent claquait, et le moindre faux pas pouvait s’avérer fatal.

Il s'apprêtait à traverser malgré tout, quand une voix suspicieuse s'exprima derrière lui:

"Quel étrange visiteur…"

Antar se retourna lentement. Le visage qu'il discerna dans la ruelle lui était familier, mais il ne parvint pas à mettre un souvenir dessus: C'était un homme d'une trentaine de vertiges, blond et mal rasé. Son visage respirait la santé, mais à la pauvreté de ses habits, Antar crut d'abord qu'il s'agissait d'un mendiant.

  • Bonsoir, répondit le renégat.
  • Kymeria aq sadaris. Tu ne te souviens pas de moi, n'est ce pas?
  • … Pas vraiment.
  • Je suis Remo Féleis, l'électeur du plateau. Nous assistions ensemble aux cours de la vieille Elena, tu te souviens…?

Antar eut une moue désappointée. C'était bien sa veine. Méandres était quasiment une ville fantôme, mais il avait fallu qu'il y croise un apôtre - un des 5 électeurs, par-dessus le marché. Il leva les yeux au ciel en posant la main sur sa garde, prêt à engager le combat, puisqu'il le fallait, mais Remo leva les deux mains devant lui en signe d'apaisement.

  • Du calme, du calme… Je ne suis pas fou, tu sais. Je tiens vraiment à la vie, alors… si nous pouvions éviter le duel…
  • Hum, marmonna le renégat. Il tourna le dos à Remo, et se remit à regarder en direction du pont. Après un silence, l'électeur se rapprocha de lui et demanda:
  • C’est incroyable, de te tomber dessus, comme ça. Le plus puissant des maestros, plus doué que l’Avalionne elle-même… Qui a renié l’Orchestre et que l’Orchestre a renié. Il regarda dans la même direction que le renégat. Tu as déjà vu le Fantasme?
  • ...
  • Ah… Je vois... Tu es toujours aussi bavard. C'est le devoir sacré des Féleis que de le garder, tout comme les Gins gardent le Helga'la, et les Sahis, le Séminaire.

Antar ne répondit pas. Il se demandait si Remo Féléis le laisserait approcher du Fantasme sans rien dire, ou s'il allait devoir l'affronter. Il se rappelait de Rémo comme d’un fanatique, doué d’une générosité sacrificielle, mais d’un esprit moins ouvert que les jardins de Limbad.

  • … Mais pour être honnête, il faut reconnaître que nous n'avons pas réussi à le faire, ces derniers vertiges. La tâche s'est avéré trop compliqué, et sans ta… terrifiante grande soeur… qui sait, si Méandres existerait encore…? Il y a 4 vertiges, nous avons bien cru que le plateau d'Imbrie entier allait tomber sous le joug des démons. Alors que, pendant des siècles, aucun exilé n'était jamais revenu du Fantasme, il a soudain décidé d'en rejeter une centaine, qui se sont déchainé sur la ville. La "Percée". La pire évasion de masse de notre histoire… Sans l'intervention de l'Avalionne, ils auraient dévasté le plateau, c'est certain.
  • … Oui, ce n'est pas étonnant qu'elle vous ait sauvé. Elle est très puissante, dit Antar sans émotion.
  • … Oui, très puissante… Mais sans doute pas assez. Elle a réussi à tuer quasiment tous les évadés, en abattant quelques montagnes en même temps. Pourtant… Pourtant, il semblerait que, même elle n'ait rien pu faire contre Ria.

Pour la première fois depuis le début de la conversation, Antar accorda sa pleine attention à son interloctueur. Il n'avait jamais entendu parler d’une personne ayant tenu tête à sa soeur - en dehors de lui-même, bien sûr...

  • Ria…? Repeta-t-il.
  • C'est une exilée, s'empressa de préciser Remo. Une assagie, même. Tu sais à quel point ils sont difficiles à vaincre… on peut leur éclater le crâne, les couper en morceaux, ou les brûler vif, ils renaitront toujours tôt au tard, et il n'y a que le temps qui peut avoir raison d'eux.

Antar lui lança un regard un peu condescendant, et répondit:

  • Pourquoi déblatères-tu des évidences?
  • Et bien, pour être honnête… j'aurais besoin de ton aide. L'est du plateau est sous le joug de ce démon depuis de nombreuses saisons, maintenant … Aucun des maestros qu'on a envoyé la bas n'est jamais revenu. Mais toi, toi, tu es… peut être le seul à pouvoir faire quelque chose. La cité d'Oïa risque de tomber entre ses mains à tout moment…
  • … Pourquoi ne pas demander de l'aide à At Sahis, ou à Néron ? Il y a des tas d'apôtres dans le Suprèmat qui…
  • Je pense qu'il y a de grandes chances que le plateau ne fasse plus partie du Suprèmat d’ici la prochaine saison, le coupa Remo. La gravité soudaine de son ton surprit un peu Antar. Les 5 domaines ne sont plus une terre sainte, mais le territoire de prédilection de la corruption et de la violence. Toi-même, tu as quitté l’Orchestre pour ça, n’est-ce pas? Ces porcs gavés qui occupent la capitale… les auditeurs sournois, les princes obèses et l'essaim de maestros inaptes qui pullulent dans les lieux saints… Ils ont tous délaissés la Chimère et les enseignements de Gabriel pour se livrer à leur piètre jeu de pouvoir. Or, femmes et gloire personnelle sont devenues les seules vocations de notre caste, alors même que c’est ce dont les Révélations nous avaient mis en garde… Je sais que toi aussi, tu refuses cette fausse foi “réformée”, et que tu souhaites revenir aux sources de notre religion. Sinon, pourquoi aurais-tu délaissé le Trône ? Sinon, que ferais-tu devant le Fantasme?

Antar descendait si rarement parmi les hommes que la seule attention qu’il accordait à Rémo l'épuisait peu à peu. Il avait hâte d’être seul, pour réfléchir plus calmement à tout ce que l’électeur venait de lui dire; Pourtant, il savait qu’il devait répondre, et c’est ce qu’il fit.

  • La corruption… La violence... l’injustice de ce monde, et la bonne manière de vénérer la Chimère… Tout ça, ça ne me concerne pas. Tu te trompes, si tu penses que j’ai quitté le Suprèmat parce que j’étais en désaccord avec ses lois. La bonne ou mauvaise manière d’interpreter les textes, je m’en fiche; Parce que ce sont des bêtises, de toute manière. Je ne crois pas en Dieu, et, s’il est de ce monde, ce n’est pas la Chimère.

Cette fois-ci, c’était Remo qui demeurait silencieux. Il avait l’air aussi étonné que si Antar lui avait annoncé qu’il flatulait de l’or; Cet etonnement se transforma vite en une expression de haine innomable. Devant l'évidente stupidité de cette réaction, Antar ne put retenir un petit sourire ironique, qui poussa l’électeur a parler:

  • … Moi qui pensais que tu me comprenais. Je ne voulais pas te juger pour ton nom, mais Solar avait raison: Les Avalions ont tous l’indignité dans le sang. Rémo dégaina son épée. Elle était comme lui, courte et épaisse. Il la leva en l’air devant Antar, et cria: “Maestros!”

Avant même qu’il ait terminé de dire le mot, huits apotres sortirent simultanément des ruelles adjacentes. Fait étonnant, ils portaient tous des armures, comme s’ils s’étaient préparé à combattre un adversaire hors norme. Antar leva un sourcil, un peu étonné de les voir agir comme s’il ne les avaient pas détectés. Il toussata d’un air gêné en constatant que Rémo s’était mis en garde; Et, comme il n’avait pas très envie de se battre, se laissa simplement tomber du haut de la falaise, à la stupéfaction des neufs Féléis.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sofiane Cherfi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0