4 - La ville fuguante - Acte I, Scène I

48 minutes de lecture

Livre IV: La ville fuguante

Acte I

Mencis, capitale de l’Eternel Empire, au coeur du Delta de l’Eos

“... et vous allez devoir rendre des comptes, Chancelier!”

C’était la sixième fois qu’il répétait ces mots. Le diplomate gesticulait avec force, s’exclamait bruyamment et terminait d’irriter Seth. Ce dernier demeurait majestueusement avachi sur le trône d’argent, à la gauche du trône d’or de Limbad, bien sûr vacant, sous le kiosque des immenses jardins de la Chancellerie. Le colosse était en tenue rituelle: On avait couvert ses yeux de khol, et recouvert ses épaules d’une fourrure aussi fastueuse qu’inutile, car elle lui tenait bien trop chaud dans la fournaise de Mencis. Seth détestait vraiment le jour-des-doléances.

“Rappelez-vous, gronda (même si ça ressemblait plutôt à un couinement) le diplomate, que vous n’avez été élu qu’à une seule voix prêt; En assassinant le consul des Afilies, vous avez fait preuve d’une irresponsabilité inouie, et si les élections avaient eu lieu aujourd’hui, nul doute que ce serait l’Anadyo Amon, qui se serait vu confier la Haute-Charge à votre place.”

L’Anadyo Amon était un rival de Seth, un jeune conservateur qui s’était vu décerner le titre de Trésorier de l'Empire. Il était présent sous le kiosque, en compagnie d’une poignée de ministres, et ne prit pas la peine de dissimuler un sourire satisfait après l’affirmation du diplomate. “C’est pourquoi, reprit ce dernier, qui parlait en gesticulant beaucoup pour retenir l’attention de son public, le consulat des Côtes-sauvages m’a chargé de vous dire qu’il ne vous enverrait pas d’effectifs. Sur ce, je vais disposer: Mes respects, Chancelier. Que l’Empereur vous guide.”

Le vieux noble quitta le kiosque, et ils le regardèrent s’éloigner dans le jardin en se dandinant de la démarche des proies faciles. Seth n’arrivait pas à croire que des hommes si effeminés puissent venir lui présenter ces insultes voilées avec autant de verve. N’avaient-il pas peur de lui? Qu’il les rompent, comme il avait rompu tous ceux qui s’étaient dressés sur sa route? Il poussa un soupir éreinté. C’était la huitième déclaration de ce genre qu’il avait eu à écouter depuis le début de la journée, et il n’était que 9 heures du matin. Des ambassadeurs de chaque région étaient arrivés à la capitale dans la semaine: Ils avaient attendu le jour-des-doléances pour daigner se présenter face à Seth, (annonçant qu’ils n’enverraient pas d’armée régulière du même coup), et celui-ci soupçonnait les puissants du pays de s’être consultés pour provoquer un incident politique.

Pendant le jour-des-doléances, il n’avait pas le luxe de pouvoir les envoyer paître: Très codifié, le protocole Mencite exigeait que le semi-souverain écouta les problèmes de ses sujets “sans leur répondre autrement que par les actes”. Cette curieuse loi de fer avait été dictée par l’Empereur des siècles auparavant, et devait être appliquée à la lettre. A l’époque, elle avait dû garantir une certaine forme de contrepouvoir aux consuls de l’Empire - Le Chancelier s’apparentait alors à un régent tout puissant, sous la supervision de Limbad. Aujourd’hui, cependant, la règle avait dépassé cette fonction, puisque le champ d’action du Chancelier était devenu très restreint depuis l’Indifférence: Les grandes familles de l'Empire avaient perverti la tradition au point de parfois venir présenter des tâches impossible à résoudre dans le seul but de fragiliser la réputation du semi-souverain. Seth lui-même avait utilisé cette méthode avant d’accéder à la haute charge, en temps qu’opposant au Chancelier l’ayant précédé. Il soupira à nouveau en songeant à l’ironie du sort.

Le plaignant suivant entra alors sous le kiosque: A sa tenue, une redingote verte bouteille, Seth l’identifia comme un visiteur différent des autres; Il n’était pas noble, et encore moins sujet de l’Empire. A sa peau très claire, on devinait qu’il devait venir du Suprêmat, l’immense (mais néanmoins minusucule comparée à l’Empire) fédération des 5 royaumes qui vouait un culte à la Chimère. C’était un homme d’âge mûr, dont les lèvres très fines semblaient retroussées dans un eternel pincement sévère. Son front soucieux était traversé de religiosité: Ses sourcils se joignaient dans une prière soucieuse, et les plis qu’ils formaient sur son dégarni lui donnait un air suppliant et amoindri. Une atroce cicatrice lui couvrait la partie inférieure gauche du visage, que Seth diagnostiqua rapidement comme étant la trace d’une ancienne brûlure. L’inconnu s’inclina à peine devant le trone du Chancelier, avant de se présenter:

“Mes hommages, Anadyo. Je m’appelle Oforo, et je répresente l’Ordre du Saint-Siège.”

Cette seule phrase déclencha une vague de murmures parmi les courtisans qui bordaient le kiosque. Tout le monde connaissait cet ordre religieux prestigieux, mais ce n’était pas son prestige qui provoquait les murmures: L’Ordre du Saint-Siège n’était pas relié à l’Empire. Pourtant, le jour-des-doléances était reservé à ses sujets. Sur son trône (qui paraissait bien trop petit pour lui), le colosse ne broncha pas.

“C’est un grand honneur, pour moi, de venir m’agenouiller face au garant de l’Eternel… Vous avez sûrement déjà entendu parler de notre Compagnie, aussi nous présenterais-je seulement brièvement (l’étranger entreprit alors de les présenter en longueur): En plus d’être le plus vieil ordre religieux du monde, nous sommes les gardiens des Temples du Helga’la, et veillons à ce que les lieux saints du Vieux Culte soient preservés jusque dans la terre des hérétiques. Lorsque le Premier Avalion conquis l’Indor, il y a de cela quelques siècles, il adopta une série de mesures éclairées, qui conserverent les droits de ceux qui pratiquaient l’Ancien Culte: l’hérésie de Gabriel ne fut jamais imposée au Helga’la, et une forme de paix fut maintenue. Les temples et les routes de l’Exil demeurèrent intouchés, et l’Ordre du Saint-Siège fut autorisé à rester dans la cité-des-milles-palais. Tout cela, grâce à la tolérance de l’Avalion.”

L’énumération de nombreux lieux géographiques qu’il englobait plus volontiers sous la définition plus commode de “loin, très loin” donna un puissant mal de crâne à l’auditoire. Seth aurait voulu lui demander d’en venir aux faits, mais le silence était toujours de mise. Un simple regard irrité transmis cependant très bien son état d’esprit au religieux, qui s’empressa d’abréger.

“Hélas…! Les Avalions ne sont plus maître en leur nation. La Chimère a récompensé le huitième Avalion, Tahar le Visionnaire, en faisant de lui un Inferné: Mais les païens l’ont perçus comme un terrible événement. Ces ingrats ont bannis leur souverain, et les Avalions se sont entredéchirés dans une guerre civile qui a vu l’avénement du Bûcher de l’Indor.”

Il marqua une pause, et passa sa main sur sa cicatrice d’un air tragique.

“Cette femme… Vous ne soupçonnez pas l’ampleur de sa dangerosité. Ce qui fait d’elle une menace pour nous tous, ce n’est pas simplement le fait de sa puissance: les prêtres de l’Orchestre ont toujours été des forces de la nature, et leur “Musique” est un pouvoir bien plus destructeur que notre magie. Non, le problème,c’est que l’Avalionne n’est pas comme ses prédecesseurs: C’est une extrèmiste, une déicide dégénérée qui n’auras de repos que lorsque tous les dieux du monde seront tombés… Mais heureusement, elle a peu de soutien dans l’Orchestre. Les élécteurs ont refusé de voter pour une telle furie, et c’est pourquoi le Supremat est sans véritable chef depuis la Déchéance. Cette femme est un danger pour le continent tout entier… Ses interventions sont toujours marqués par l’excès, et les dommages collatéraux qu'elle provoque surpassent généralement le gain de ses maigres triomphes. En cela, elle leur fait penser au Fléau…”

A la mention du diable multiconfessionnel, plusieurs courtisans se signèrent d’un salut impérial ou d’une prière d’Extellar.

“Le massacre de l’Oracle, les funérailles infernales, la révolte du Fantasme… Vous connaissez ces histoires, et le point commun entre leurs dénouements. Leïa Gin. Et bien, il y en a une nouvelle, qui vient d’être racontée: un nouveau drame, une nouvelle tragédie provoquée par cette reine démente...”

Oforo marqua une pause pour reprendre son souffle. Il n’était pas un orateur très brillant, mais il avait retenu l’attention de Seth, sûrement grâce ou à cause de la cicatrice affreuse qui lui défigurait le côté gauche.

“L’Avalionne est allée sur l’île de Ma’ek, pour des raisons qui nous sont encore inconnues. Puis… elle en a massacré tous les habitants. (l’assemblée ne réagit pas. Cette “grande nouvelle” avait sûrement déjà atteint les royaumes du Sud…) Elle a réveillé le volcan tumultueux invoqué par le Fléau, des siècles auparavant. (il fit un léger geste des deux mains pour accompagner le mot “tumultueux”, comme pour insuffler de la fouge à la morne de son discours - ce fut un échec particulièrement lamentable) Et maintenant, nous entrons de nouveau dans la Nuit Noire… Mais l’Avalionne ne reparait pas. L’éruption a peut être enfin eu raison d’elle! Et si elle est morte… cela signifie que les Sahis, la branche la plus extrême de l’Orchestre, plus encore que le Bucher, mettrons bientot la mainmise sur l’Indor! Et qui sais, ce qui adviendras de nous, pauvres croyants attachés aux cultes des saints Infernés et des doux exilés?... Ainsi… Ainsi… En l’honneur de la terre promise, des royaumes afaliens et efalien, du règne sacré de la splendeur divine, et au nom de Sotoro du village-des-forts, gardien interconfessionnel de l’Ordre du Saint-Siège et de ses intérêts autant géoéthique, sacroéconomique qu’Helgallien, nous avons décidé de (il sembla hésiter sur la manière de terminer sa phrase)... de contacter le souverain de l’Empire. Pour lui… demander quelque chose. Alors, voilà… En temps que pratiquants de la même foi, nous vous supplions d’intervenir au Helga’la, et de nous libérer du joug de l’Orchestre: L’Ordre du Saint-Siège implore l’Eternel Empire de lui fournir or et armées, afin d’annexer la cité-des-milles palais au domaine du Maître du temps (c’était un des surnoms de Limbad). Sur ce, je m’en vais disposer; Mes respects, Chancelier.”

Le gardien du temple s’inclina. Il allait partir, quand il se retourna, mal assuré, et qu’il ajouta:

“Je… Je vous attendrais au Temple d’Extellar. Si vous voulez me joindre, je veux dire…”

Et il sortit, semble-t-il épuisé par son allocution, puisqu’il s’épongeait le front avec un mouchoir. Le visage de Seth en disait long: la demande l’avait estomaqué. D’abord, comment un tel imbécile avait-il pu se présenter à sa cour? Aux premiers mots de sa part, on aurait dû le jeter dans la fosse commune. La garde avait encore mal fait son travail… Aucune des informations que lui avaient donné Oforo ne lui était inconnue: La rumeur de la mort de l’Avalionne avait sans doute déjà fait le tour du monde connu. Ironiquement, il n’y avait que dans le Suprêmat, qu’on devait encore l’ignorer… C’était l’attitude de l’Ordre du Saint-Siège, qui le surprenait. Ils avaient refusé tout type de connivence avec l’Empire pendant des siècles; Que pouvait-il bien se passer dans la région de l’Indor pour qu’un de ses acteurs majeurs agisse d’une telle manière? L’éruption de Ma’ek ne pouvait pas être une raison suffisante, et Oforo n’avait probablement rien dit de l’essentiel. Mais il n’eut pas vraiment le luxe d’y songer plus en détail. Un énième diplomate se présentait déjà devant lui: “Mes hommages, Anadyo. Je suis Develon du Pondar, représentant du consul de la Tourniquère. Le meurtre honteux qui a eu lieu dans la capitale…”

—-

Le dernier diplomate venait de quitter le kiosque, et les doléances étaient terminées. Il fallut encore attendre que les derniers courtisans eussent quitté les jardins de la Chancellerie pour que Seth puisse enfin quitter son trône. Mais il n’eut pas le temps de faire deux pas avant qu’Amon ne l’accoste:

“Et bien. Je crains que votre politique quelque peu… ambitieuse… n’ait pas fait que des heureux parmi les Hauts Fonctionnaires(on entendait clairement les majuscules qu’il mettait à ce titre)…”

Amon était encore un tout jeune homme, mais il avait déjà l’attitude et le mode de pensée d’un vieillard. C’était un impérial, à la peau bronzé et aux yeux noisettes, qu’un nez épaté à l’extrême rendait très disgracieux. C’était un homme immense et très bien bâti, qui ne mesurait que trois têtes de moins que Seth.

  • … Je te remercie sincèrement pour ta remarque, Amon, répliqua le Chancelier après un court instant. Elle m’aide vraiment à… y voir plus clair.
  • Certes, certes… Votre talent pour l’ironie, et votre propension au tutoiement ont peut-être joué en votre faveur, lors de l’élection. Mais je ne suis pas certain qu’ils vous permettent de vous en sortir, cette fois-ci… Les Afilies qui font sécessions, les colons qui pillent nos navire, et maintenant, ça… Vous n’avez désormais même plus accès aux armées auxiliaires pour apaiser la révolte… Vos options rétrecissent de jour en jour, Chancelier. Songez-vous enfin à la démission?
  • Tu n’aurais pas des impôts à aller lever, ou bien des chiffres à arranger au profit de tes petits copains de la Triade, plutôt que de venir me tourner dans lespâtes?… Seth agrémenta cette phrase de quelques injures, qu’il ne prononça qu’en son for intérieur.
  • Et bien, justement, je suis venu pour vous parler de chiffres. Le ton d’Amon fit une transition imperceptible, passant du grave moraliste à l’administratif monocorde sans que ces deux élocutions ne créent de contraste flagrant. J’ai constaté une dépense de plus de 10 000 pièces d’argent, payée comptant, que vous avez labelée sous la dénomination de “Dépense liée aux affaires d’espionnage”. En ma qualité de maître de la monnaie, j’aimerais plus d’informations concernant cette somme pour le moins… astronomique.

Seth plongea son regard dans celui de son rival, qui tressaillit un peu sous l’intensité de celui-ci. Il s’exprima d’une voix calme et posée quand il répondit.

  • Tu es Trésorier sous ma juridiction. Tu es chargé de lever les impots, et de surveiller que personne d’autre que moi ne touche aux coffres de l’Empire. Tu compte l’argent, et si je l’utilise, ça ne te regarde pas.
  • …Chancelier, mesurez vos paroles. Au contraire, rien ne me regarde tant. Une autre dépense de ce genre, et je me ferais un plaisir de saisir le Sénat pour qu’il révoque vos édits… Je compte bien prendre votre charge sitôt que vous aurez eu la finesse de démissionner, Anadyo: Aussi voudrais-je savoir qui vous a dupé…
  • Qui m’as dupé..? répéta Seth. Tu m’ennuies, dispose.
  • Ces dépenses ayant eu lieu quelques jours avant l’assassinat sommaire que vous avez instigué, j’en déduis qu’on vous a envoyé sur une fausse piste. Voyez-vous, mes “petits copains” de la Triade sont formels: C’est le Suprêmat, qui a planifié la tentative tristement infructueuse qu’a été votre propre assassinat, et non le Consul que vous avez cloué aux porte de la ville. Plus précisément, c’etait Ereas Sahis, le commanditaire… Oh, ne me remerciez pas, pour cette révélation. Amon s’approcha un peu plus près de lui, et bien qu’il sembla presque malingre en comparaison avec le Chancelier, n’importe qui d’autre aurait été intimidé par l’avancée soudaine d’un tel buffle. “Tu as décidé de lutter contre la pègre, mais c’est elle, qui fait tourner ce pays. Si tu avais accepté nos avances, nous t’aurions évité ce fiasco. Maintenant, c’est trop tard. Amon s’écarta à nouveau, et fit une révérence minimaliste. “Ce n’est pas grave, si vous ne voulez pas me dire comment vous avez dépensé cet argent. Je finirais bien par le découvrir. Je vais disposer: Mes hommages, Chancelier. Puisse l’Empereur vous guider.”

Il prit congé à son tour, laissant Seth seul et désemparé sous le kiosque splendide qui trônait au milieu des jardins de la Chancellerie.

—---

“...Si l’Ombre t’as mentie, tu dois en parler à l’Empereur. Il ne laisseras pas un acte de trahison déstabiliser l’Empire…

  • Trado, mon cher et innocent ami. Tu es plein d’illusion quand à l’implication de ce cher Limbad dans la gestion de son Empire: Même si ce que j’avais à lui dire l’intéressait, il serait sûrement trop shooté au kok’r pour retenir quelque chose…
  • Ne dis pas des bêtises pareilles… On pourrait nous entendre…”

Seth et Trado étaient accoudés au même balcon qu’à l’accoutumée, et bénéficiaient d’une vision directe sur la capitale impériale. Le soir était tombé, et la garde était réduite à son strict minimum; Beaucoup des soldats qui la composait étaient des hommes des consuls, et ils avaient quitté la Chancellerie dans la soirée.

  • Et qui va nous entendre? rétorqua Seth. Les rats? Je te dis la stricte vérité, Trado. L’Empereur s’envoie des stocks de kok’r du matin au soir.
  • … Même si c’est vrai, je le comprends. Tu t’imagines? Sa malédiction, c’est pas drôle… Une seconde! Dans sa tête, ça dure une minute. Et pendant cette minute, il peut pas bouger plus vite qu’un autre, non… Il doit rester immobile, dans sa tête, pendant une minute. Tu t’imagines un peu, Seth?” Trado se tut un instant, imaginant. “Même baiser, ça doit pas être bien rigolo, pour l’Empereur…
  • écoute, le martyr de Dieu, sur le moment, je m’en cogne. Ce dont j’ai besoin, c’est d’hommes… Et en quantité…

La plupart des échanges de ces deux hommes se déroulaient sur ce ton et dans ce langage: Tous deux nés esclaves, le protocole sévère qui encadrait les discussions officielles leur pesait tout autant à l’un qu’à l’autre.

  • Il y a bien le consul des bourgs-de-fer, qui t’as dit qu’il te soutiendrais quoi qu’il arrive… tenta d’espérer Trado. C’est déjà ça…
  • Il y a 9 paysans dans les bourgs-de-fer, et la moitié d’entre eux ne savent s’exprimer que dans une langue dont le privilège de la comprendre n’’est détenu que par quelques sous espèces de radis. Je suis fini, ajouta Seth dans un éclair de lucidité. Quel imbécile j’ai été, de tuer le grasdouble…

Il y eut un petit silence, et Trado leva les yeux au ciel:

  • Seth, vraiment… Tu te prends trop la tête… Démissionne, et retourne aux légions, on y est bien plus tranquille…
  • … Et laisser l’Eternel entre les mains d’Amon? Plutôt mourir. Les gens de ce pays n’ont pas eu de dirigeant digne de ce nom depuis deux siècles, Trado.
  • … Et nous, notre pays a disparu depuis trois siècles, Seth. C’est toujours l’Empire, mais ce n’est plus l’Empire… Tous les gens qu’on connaît sont mort… Et le monde n’est plus le même, maintenant. Pourquoi est ce que tu persistes à te mettre dans des histoires si… fatiguantes…
  • Je ne m’attend pas à ce que tu me comprennes, répondit Seth en haussant les épaules. Pas plus que je ne m’attend à ce que l’Ordre du Saint-Siège ne me sauve de cette situation… Il m’ennuyait, ce type… “Oforo”, c’est ça?
  • … Tu crois que c’est l’Avalionne, qui lui as brûlé le visage?
  • ça expliquerait sa rancune envers elle, tu me diras…
  • J’ai bien peur qu’il soit obligé de renoncer à sa vengeance, pour le moment… C’est quasiment certain: L’Avalionne est morte…

Seth marqua un arrêt. Son regard se perdit quelques instant sur l’Eos, le fleuve gris qui purulait au coeur même de la capitale. Puis, un éclair passa dans son regard.

  • Les membres de l’Ordre du Saint-Siège sont des mages, n’est ce pas?
  • Mouuuiiii… Trado s’exprimait toujours avec une sorte de lassitude exagéré, qui faisait trainer ses mots en longueur et rendait sa compagnie curieusement apaisante pour le Chancelier si rigide. Enfin bon, mage ou pas, ils demandent de l’aide: ils ne sont pas venus en proposer.
  • De toute manière, les mages sont vraiment peu de choses, à côté des maestros. Je ne vais pas lui demander d’enchanter nos épées, ça risquerait de les faire exploser…
  • Haha… A la caserne, le vieux Rhaeg nous rabattait tout le temps les oreilles à propos de la bataille de Cornediable et des sabres explosifs… Quand je pense que l’Empire atefien est tombé à cause d’une chèvre…
  • Pas une chèvre: Un bouquetin, précisa Seth en tentant tant bien que mal de conserver son sérieux. Non, demander une aide directe aux mages, non merci. Un mage, ce n’est pas très utile, certes… Mais ça connait plein d’autres mages, n’est ce pas? Dans les îles, il y a des mages, aussi… Jusque dans les Royaumes du Sud, il y en a…
  • ça, des relations… Ils n’ont que ça… De toute manière, dans les îles, tous les sauvages qui maîtrisent les arcanes de la soupe au poisson s’autoproclament alchimistes, alors…

Trado, en temps que membre des renseignements des Légions Extraordinaire, avait passé quelques semaines à l’île de fer quelques années auparavant, et en gardait un très mauvais souvenir.

Bien que notoirement incapable, Trado avait, lui aussi, fini par monter dans les échelons (essentiellement grâce au soutien de Seth) et était souvent affecté à des missions diplomatiques ennuyantes et brodée de soie, qui l’écoeurait autant que les grandes réceptions irritaient Seth.

  • Quand bien même… Certaines soupes servent à nourrir des troupes, et les îles n’en manquent pas…
  • Tu veux parler des mercenaires de l’île d’or, je suppose…? Vu que les flottes des pirates mataris ne sont apparemment plus… disponibles…
  • Précisément, répondit Seth. L’île d’or est gouvernée par un assagi, après tout… Il doit bien y avoir quelques compagnies là bas qui accepterait de faire un saint-rabais au garant de l’Eternel…
  • Mouiii, pourquoi pas… Mais on raconte qu’ils se servent des outils des colons…Trado prononça ce mot avec un dédain très prononcé. Les barbares du grand Sud n’ont pas la moindre idée de la façon dont les batailles sont livrées, sur notre continent…
  • Tu crois?... La flotte du roi de Tourmence a l’air de pas mal se débrouiller sur nos mers, pourtant… Et même d’avoir deux ou trois choses à nous apprendre sur la manière dont doivent être livré les batailles…
  • Dans tous les cas, c’est dangereux de miser tout ce qu’il te reste sur des techniques étrangères…
  • Ce qu’il me reste? Répéta Seth.

Trado ne répondit pas. Au bord de l’Eos, ce fleuve autrefois sacré qui n’était plus qu’un égout à ciel ouvert, les torches du Temple d’Extellar venaient d’être embrasées.

—--

L’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais, souffrait de problèmes de constipation aigu. En tendant l’oreille près de sa chambre, on aurait pu entendre les petits gémissements tragiques qu’il poussait au dessus de son pot de chambre: Mais les couloirs du Temple d’Extellar étaient fort heureusement désert, et il se permettait même de ne pas trop les retenir, pour ce qu”il pouvait se permettre de relacher. Il mit un certain temps à tenter l’impossible, mais, n’y parvenant pas, ou qu’à peine, il se rhabilla, l’air profondément dévasté. Son sacro-saint transit ne s’arrangeait pas. Il le savait: Ces problèmes digestifs étaient forcément du à son utilisation intensive de la magie.

Ce Haut Mage n’avait jamais lésiné sur les efforts, et il en payait déjà les conséquences: Ses hauts faits étaient nombreux, et très connus parmi les membres de son haut clergé. Mais la magie exigeait un lourd tribut: Son organisme, et en particulier son haut transit, tombait en miette comme celui d’un vieillard, alors qu’il avait à peine la trentaine. Malgré tout, il ne regrettait pas d’avoir eu à payer ce tribut: il en avait fait, des choses. Une fois, il avait accomplit l’exploit de réparer le rayon d’une roue de charette sans la toucher, et ce en moins de sept semaines, ou presque, puisqu’il avait tout de même du se reposer quelques jours entretemps. La roue n’avait tenu que quelques heures avant d’éclater à nouveau sous sa charge, mais, quand bien même, il s’agissait là d’un prouesse télékinétique sans précédent, qui, pensait-il, lui assurerais un prestige qui lui survivrait jusque bien après la mort de ses héritiers… S’il en avait eu, bien sûr. Les prêtres du Helga’la n’étaient pas tenu au célibat, mais on ne les formait que très superficiellement aux arcanes secrètes de la séduction. La vaste brûlure qui le défigurait (conséquences d’une de ses minables tentatives d’exploit) n’arrangeait rien.

Comme ses douleurs l’empêchaient de dormir, il prit la décision de sortir de sa chambre. Bien qu’il n’ait été qu’un invité, il était un mage suffisamment prestigieux pour pouvoir errer à sa guise dans tous les temples de l’Ancien Culte.

En trainant dans les couloirs, éclairés par des torches faiblardes qui n’étaient pas toutes alignées, il ne put s’empêcher de se désoler de l’état des lieux. Il n’était pas étonnant que le temple d’Extellar ne soit pas très entretenu, dans la mesure ou le culte de l’Empereur était logiquement prédominant dans l’Empire: Mais les livres anciens décrivaient les temples de Mencis comme des chef d’oeuvres de l’architecture Helga’lienne. Le temps n’en fit que des mirages: Le bois avait pourri, les tapisseries étaient rongées de toutes part. Un seul prêtre investissait les lieux, et il était beaucoup trop vieux pour espérer pouvoir en entretenir toutes les ailes.

On aurait dit la forteresse d’un voleur: Des crevasses dans les murs étaient rafistolées avec des planches de bois visiblement extraites de meubles brisés, des rats morts gisaient ça et là, et une odeur de renfermé assaisonnait les effluves de leurs carcasses. Même la salle centrale du temple était criblé de chaises brisées, et les pierres précieuses avaient presque toutes été arrachées des murs. Extellar ne mérite pas qu’on abandonne son temple ainsi, songeait le mage.

Il entra dans la tour qui s’élevait à l’extrêmité du Temple. Oforo avait espéré que le Chancelier passe le voir dans la soirée, mais il fallait se rendre à l’évidence… minuit était passé. L’Ordre n’obtiendrait aucun soutien de la part de l’Empire. Tant pis. Le Haut Mage n’en fit pas un drame; Il savait déjà que cette opération était courue d’avance. à dire vrai, le véritable motif de sa visite ne concernait pas vraiment l’Empire. Un problème autrement plus épineux l’avait conduit à Mencis.

Malgré la violence de ses troubles intestinaux, Oforo prit une résolution: Il s’en occuperais dès cette nuit. Il n’y avait pas un instant à perdre. Oui, inutile d’attendre plus longtemps: Au Helga’la, la guerre des Ordres menaçait d’éclater à tout moment. Alors, il monta au sommet de la plus haute tour du Temple - accorda un dernier regard écoeuré aux bas-quartiers crasseux dans lesquels l’édifice était perdu, puis, éteignit la torche. En redescendant, il attrapa une longue cape qui lui dissimulerait le visage, et sortit du bâtiment.

Une fois dans la rue, il prit des dispositions pour s’assurer de ne pas être suivi: les mendiants ivres ou endormis pavant la nuit des bas-quartiers pouvaient tout aussi bien être des agents des Triades, voir pire - de l’Ordre lui même. Il agissait dans le secret le plus total, et il ne fallait surtout pas qu’on le file. Malheureusement pour lui, il était aussi médiocre en matière de furtivité qu’en matière de toute choses. Les dispositions qu’il prit ne furent evidemment pas suffisante: Dans un coin de la rue, une ombre le suivait déjà à son insu.

Cette ombre, c’était Trado. En retard, comme d’habitude. Oforo était venu à Mencis sans le moindre espoir que le Chancelier ne lui réponde; Mais Seth avait pourtant décidé de prendre son appel en compte. Le dirigeant ne pouvait pas se permettre d’aller lui même au Temple - on le suivait de près, et il ne risquerais pas que son unique esquisse de plan d’action soit mise à jour alors que ses ennemis pullulaient dans la capitale.

Aussi avait-il envoyé son meilleur ami s’entretenir avec le mage, en le pressant fortement d’y aller avant 8 heures, sans faire de détour, en passant par les toits, et dans la discrétion la plus totale.

Bien sûr, Trado prit tout son temps pour venir, en passant par les rues: Il s’arrêtait pour discuter avec les gardes, lorgnait sur les passants, lançait des blagues douteuses aux prostituées sous l’oeil macabre de leurs maqueraux; à l’une de ces demoiselles, il laissa même échapper sa destination. Par un heureux hasard, de ceux qui font croire aux miracles, un de ses clients lui avait un jour tabassé la figure avec une telle assiduité que la pauvre femme n’entendait plus que d’une oreille, et au lieu d’entendre “Temple d’Extellar”, elle entendit “Chez le gros bâtard” - Ne comprenant point de quel batard il s’agissait, elle ne mentionna pas la chose aux agents d’Amon pour lesquels elle travaillait.

Sans l’amitié de Seth, il était clair que Trado ne se serait jamais vu confier une telle mission. Car Trado était peu précautionneux, rêveur, et accablé du fléau des faibles: La paresse. Pourtant, c’est cette même paresse qui lui permit de réussir doublement sa mission, car le bon moment pour arriver peut parfois être en retard.

Voyant le médiocre sortir, empaqueté dans une cape miteuse, le paresseux s’était décidé à le suivre sans précipitation, motivé par une des rares choses qui détermine les paresseux: la curiosité. Et maintenant, ils avançaient tous les deux dans la ville, à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, l’un concentré, pour une fois, l’autre, constipé, comme toujours.

Mencis pouvait difficilement être considéré comme une cité. On aurait plutot dit un vaste dépotoire, un mausolée de citoyens tenant plus à des carcasse désoeuvrées qu’à des êtres de chair et de sang, ou une crise d’épilepsie architecturale particulièrement violente. Tout à Mencis était trop ouvragé: Trop dense, trop étroit. Chaque batiment semblait être le reste d’une armature majestueuse, que le temps avait métamorphosé en taudis; D’anciens manoirs étaient réduits à l’état de squelette de demeures, sur laquelle des murs de tôles divisaient la carcasse en multiples tanières pour les miséreux de la capitale. Le terme de ghetto généralisé n’était pas non plus le plus judicieux, pour décrire Mencis, non. Si la misère était omniprésente, les richesses (ou ce qu’il en restait) n’étaient pas confinées en un seul endroit de la ville. Dans cet océan de bidonvilles qu’on appelait la cité, la splendeur frappante d’un temple d’onyx ou d’une place impériale surgissait soudainement, ça et là, au détour d’un coupe-gorge ou au coin d’un bordel, disséminée dans Mencis comme autant d’îles perdues sur l’Océan Impossible.

Ils longèrent tous deux plusieurs de ces îlots, traversèrent le sublime pont des arcades pour entrer dans la Fossoyère, un quartier réputé si dangereux qu’il comptait plus de tombes informelles que tous les cimetières de Mencis réunis.

Au beau milieu de ce joyeux endroit, ils virèrent à droite, longeant du même coup la résidence du Trésorier, lourdement gardée même à cette heure-ci. Pendant un moment, Trado se demanda si le mage qu’il suivait n’était pas un des agents d’Amon, mais ils contournèrent la résidence pour entrer dans la Lisière, ou les addicts au kok’r hérissaient les rues comme autant d’épaves reposant dans le sillage d’une flotte du Sud. Oforo était-il, lui aussi, addict à la boue des barbares? En tout cas, c’était bien dans une pâtière, un établissement réservé aux consommateurs les plus fortunés (ou les moins miséreux), que le mage entrait. Un écriteau griffoné indiquait le nom de l’établissement: “La Foudre.”

Trado n’attendit qu’un court instant, avant de le suivre. Après tout, les consommateurs étaient si nombreux qu’en voir deux entrer à la suite n’était pas suffisamment rare pour attiser la vigilance. 27 années Limbadéennes auparavant, les grandes puissances du Sud avaient forcées l’Eternel Empire à s’ouvrir au commerce de cette drogue, et elle avait dévasté le pays: Les drogués au kok’r étaient désormais largement plus courant que les alcooliques. Il se ferait passer pour l’un de ces drogués. En entrant, il ne chercha pas Oforo du regard, mais se dirigea plutot directement vers le commerçant, afin d’agir conformément à sa couverture. C’était un matari énorme, et il ne plut pas du tout à Trado pour deux raisons essentielles: C’était un matari, énorme de surcroit. Il ne sembla pas plaire au tâcheté non plus:

“T’es qui, toi? Je t’ai jamais vu dans l’coin.”

Trado retint un juron. Côté couverture, c’était un peu raté.

“Je viens pas par ici, d’habitude. Je traîne plutot… Vers la Fossoyère…”

  • Menteur. Y’a pas d’patiere, à la Fossoyère…
  • … Ah..? Et bien… Je me suis trompé, je voulais dire, aux bords des arcades…
  • Hum. Qu’un membre des légions extraordinaires consomme du kok’r, je peux le concevoir. Mais qu’est ce qui t’amène ici? La Foudre est la pire pâtière du coin. Avec ton solde, tu pourrais au moins te payer un morceau à la Clarté Nocturne
  • … Je… Ce n’est pas une attitude très commerçante… Et qui vous dit que je fais partie des légions ex…
  • On ne commerce pas avec n’importe qui, ici. Et toi, t’es marqué, je le sens. ça se voit dans tes yeux, que t’as d’jà vu la Chimère…
  • Ecoute, brave… “homme”, cracha-t-il à celui qu’il considérait plutôt comme un matari. Je suis pas venu pour discuter de la Chimère. Est-ce que tu as du kok’r, oui, ou non? Sinon, je vais peut être suivre ton conseil, et aller à la Clarté.
  • … C’est trois pièces de cuivre la dose, six pour une pleine-pâte, et 9 pour une paillasse. On ne sert plus d’alcool. Trop de bagarres. Alors, qu’est-ce que tu veux?

Trado réprimas un autre juron. 9 pièce la paillasse! Tiens donc! Il garda son calme en se disant qu’il s’agissait après tout d’un usage commun chez les mataris que d’escroquer leur prochain. Néanmoins, il paya, receuillit la dose dans le creux de sa paume, et s’assit sur une paillasse. Le kok’r était une pâte noire très collante, qu’on était sensé mâcher jusqu’à ce qu’elle procure son effet euphorisant; C’était un narcotique assomant, qui procurait une sensation de manque dès la première prise. Bien averti, et peu désireux de sombrer dans l’addiction, il savait qu’il ne pouvait se permettre d’en consommer, couverture ou pas. Il fit mine de porter la pate à la bouche, mais refermas la main sans en avoir mordu de morceau, et machonnas l’air avec ostentation. Ce ne fut qu’une fois installé que Trado s’autorisa à chercher Oforo du regard. Au fond de la pâtière, le matari nettoyait son bar en gardant un oeil suspicieux sur ses clients: Sur la droite, une rangée de paillasse couvertes de drogués somnolents s’etendait jusqu’à l’entrée. Et droit devant… Il y avait, semble-t-il, un coin “réservé”, sûrement à la prostitution, que des panneaux de tissus dissimulaient mal, dans cet établissement minuscule.

Mais Trado avait l’ouie fine, et le timbre monocorde d’Oforo etait très reconnaissable, même quand il chuchotait. De l’autre côté des panneaux, il semblait se dérouler une discussion très confidentielle. Trado n’en entendait que des bribes:

  • … ici?... folie…
  • … choix… drogués… sourds…

La seconde voix était moins précautionneuse que celle d’Oforo, mais parlait trop rapidement pour qu’il discerne tous les mots.

  • ...vrai?
  • …. Ordre de l’Abysse… le cacher…
  • … es fou? … les maestros…
  • Va arriver… qu’on fasse…

Le drogué qui était allongé à côté de Trado se mit alors à tousser bruyemment, et Trado n’entendit plus rien. Agacé, l’espion se mit à malaxer la pâte dans ses doigts sans y prêter attention. La drogue était huileuse, noire, malléable: Il la compressait, la divisait en plusieurs petites boules, puis les fusionnait en une seule, avant de recommencer le processus depuis le début, pressé que la quinte de toux de son voisin se termine. Quand ce fut le cas, il entendit clairement la seconde voix dire:

  • C’est trop tard. Le Rêve a commencé.
  • … moins fort…
  • … abuse… des drogués… sérieuses à aborder… ou jamais…
  • … se passer… D’un jour à l’autre. S'ils apprennent qu'un djinn va apparaître, tu sais très bien qu'ils feront tout pour mettre la main dessus. Nous ne pouvons pas lutter contre…
  • Nous devons lutter contre l’Ordre de l’Abysse, rectifia Oforo. L’apparition du djinn est une opportunité qui… Attend. On nous écoute...
  • Qu’est ce que tu fais? Rassied toi, l’étranger!

Sans s’en rendre compte, Trado s’était levé et se tenait désormais tout près des panneaux. Le matari lui hurlait dessus, mais, le temps qu’il tourne la tête dans sa direction, il sembla se passer une éternité: il perdit l’équilibre, et s’effondras violemment sur le sol. Il ne ressentit aucune douleur malgré la violence du choc, et ne put s'empêcher d'éclater de rire à l’idée de s’être vautré si lamentablement.

  • … pèce de sale drogué… ied-toi…

La voix était plus lointaine que jamais, et pourtant elle venait de très près: Le matari l’avait relevé et allongé sur la paillasse sans que Trado ne se débatte. Qu’est ce qui s’était passé? Il n’avait pas pris de kok’r, pourtant. Ou bien… En malaxant la pâte, il aurait laissé la substance entrer dans son corps? Pour être honnête, il s’en fichait complétement, et il se laissa complétement aller dans la paillasse.

Jamais de sa vie… Jamais il n’avait ressenti un tel sentiment de plénitude. Les forts, les faibles, les bons et les mauvais: Tous les Hommes souffrent d’un manque indescriptible, qui leur perfore le ventre à chaque instant. C’est ce vide même qui les pousse à rire, à aimer et à partir à la guerre - lui qui les pousse à vivre et à fuir l’ennui: Hors, sur cette paillasse infestée de poux, il ne ressentit plus ce vide. Ce n’est pas que ce sentiment était caché, dissimulé par une distraction ou une joie éphémère: Non. Il se sentait complet.

Ce sentiment de félicité aurait pu s’éterniser sans que cela ne dérange l’Anadyo. Heureusement pour sa mission, l’effet fut passager, bien qu’il sembla durer une éternité. Quand il revint à lui, néanmoins, il vit tout de suite Oforo: Celui ci venait de claquer la porte de la patière. Trado se releva, se secoua un instant, et partit tout de suite à sa poursuite.

En sortant, il le repéra directement; Il venait de s’engager dans une ruelle sombre. Trado se précipita à sa suite. Mais il aurait du compter sur un autre retard providentiel: En entrant dans la rue, il tomba nez-à-nez avec le mage. Celui-ci avait dégainé une dague, et l’appuya contre la gorge de l’Anadyo d’un geste vif et précis.

  • Tu me suis, manant? Gronda-t-il d’une voix faible. Il n’aurait pas fait peur à une mouche. “Dit moi qui te paies, et je te paierais le double.
  • … oooh, là, tout doux… Qu’est ce qui vous fait croire que…
  • Le… tâcheté m’a averti. Tu n’as pas l’air très doué, pour un espion. J’étais sûr qu’il y avait quelqu’un derrière moi, tout à l'heure… Dis moi ce que tu as entendu.

Trado se détendit. Il n’avait plus besoin de jouer les agents sous couverture… Il ne servait à rien de nier, à présent.

  • … Deux ou trois petites choses… répondit Trado de toute sa flegme.

Le mage appuya la dague plus fermement sur Trado, qui demeurait impassible.

  • Ta vie en dépend. Répond, maintenant.

Trado soupiras. Il fallait vraiment en arriver là?... Vraiment?... Ah… pas le choix… Et bien, il allait les utiliser, ses pouvoirs, s’il le fallait.

Etant un Anadyo, un être griffé par la Chimère, Trado était capable de matérialiser les ombres; Autrement dit, sculpter dans les ténébres. C’était une capacité qui, en temps normal, puisait ses forces dans la vitalité de ceux qu’il aimait: Mais ils étaient tous morts, ceux qu’il aimait. Son pouvoir se voyait donc extrêmement réduit, comme atrophié - mais face à un mage, ce serait amplement suffisant.

Il choisit une ombre: Celle d’Oforo lui même, qui s’étendait derrière lui. Il lui suffisait de la regarder: L’ombre se mit à bouillir, tandis qu’Oforo continuait ses menaces:

  • Soit tu me dit tout maintenant… Soit, je t’emmène avec moi, et je te pose les questions dans contexte plus… intime… Et crois moi: J’ai très envie de t’emmener avec moi…

La religiosité du visage d'Oforo s'était transformée en une sorte de haine libératrice: Le mage, d'habitude si morne et terne, s'était métamorphosé en une sorte de pervers extatique. Trado su que le mage serait ravi de pouvoir le torturer, lui ou n’importe qui d’autre, si l’occasion se présentait.

Malheureusement pour Oforo, ce ne serait pas pour aujourd’hui. L’ombre du mage s’était allongé sans qu’il s’en apercoive, et l’agitation qui la remuait avait donné naissance à un objet bien réél: Une lame d’éther noir s’était formée dans le dos d’Oforo. Trado ordonna mentalement à la lame de se ficher dans le bras du mage, et la lame obéit. Elle se sépara de l'ombre à laquelle elle était rattachée dans un bouillonnement spectral, et fusa sur le bras du mage comme un javelot noir. Elle perça la peau et fendit l’os, mais s'évanouit ensuite instantanément. La lame n’avait “existé” que lors d’un instant très bref, qui avait été amplement suffisant. Oforo hurlas de douleur en lachant sa dague sous l’effet de la surprise. Trado le balaya d’un coup sec, et s’assit sur lui. Oforo hurlait à la mort, tentait tant bien que mal de se dégager, mais le légionnaire finit par le maîtriser:

  • Calmez-vous. Je suis un allié.
  • Un allié?! Un allié?! Quel genre d’allié…
  • Chuuuuut. Vous risquez d’ameuter des gens avec qui nous n’avons pas envie de traiter…
  • Lâchez-moi!
  • Si je vous obeit, vous allez vous enfuir en courant, et nous avons une discussion à mener. Promettez moi que vous allez écouter ce que j'ai à dire, et je vous lacherais.
  • Je ne vois pas pourquoi je promettrais une chose pareille…

Trado posa son genoux sur la blessure du mage, qui hurlas de douleur:

  • Assez, assez… je promet…

-----

De retour au Temple, les deux hommes s'occupèrent d'abord de traiter la blessure d'Oforo. Si les mages n'avaient des facultés guerrières que très limitées, leurs connaissances en alchimie en faisait de très bons médecins. Oforo se rafistola tout seul, sous l'oeil attentif de Trado, qui l'assistait en silence. L’Anadyo ne pouvait s’empecher de dévisager avec insistance l’immense brulure qui défigurait le mage, ce qui provoquait un grand sentiment d’agacement chez celui-ci. Ce ne fut que lorsque les bandages furent parfaitement serrées qu'ils reprirent leur discussion.

  • … Alors… Dites moi qui vous êtes, et qui vous envoie.
  • Vous pouvez m'appeler Trado. C'est Seth, le Chancelier de…
  • Je sais très bien qui est Seth, rétorqua le mage. S'il voulait me contacter, il aurait simplement pu vous envoyer ici…
  • C'est ce qu'il a fait. Mais en arrivant, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer votre petite excursion…
  • Vous m’avez espionné! siffla le mage. Comment le Chancelier peut-il s’entourer de tels… méchants

Il avait repris son ton habituel, et ses lèvres se pinçaient avec sévérité à chacune de ses fins de phrases.

  • Allons, allons, digérez la chose… s’il vous plait…. J’ai quelques questions à vous poser à propos de ce djinn…
  • Je suis l’estimé Oforo, gardien des liens de l’Ordre du Saint Siège, mage de haut rang et Haut prêtre du Helga’la, noble défenseur de la foi, 4 ème membre du corps d’élite de la Fratrie pécunière du clérgé, et gardien du temple des 8 palais. Je préfèrerais mourir que de trahir mon ordre. Vous entendez? JAMAIS je ne trahirais Sotoro. Quand il prononça ce nom, le désespoir envahit le visage d’Oforo. Il va savoir… Il va savoir… Vous avez mis fin à ma vie, pauvre fou…! Vous m’avez tué! Sotoro me condamneras à mort, quand il apprendras que j’ai laissé ces informations arriver aux oreilles de l’Empereur… Et ce ne seras que justice. Le mage sembla reprendre contenance. Car les intérêts de l’Ordre me sont supérieurs en toute chose.
  • Oforo… rétorqua Trado de sa voix trainante. Vous permettez que je vous appelle Oforo…? Il n’y a aucune raison que l’Empereur n’apprenne la chose… Je travaille avec le Chancelier… Un de vos alliés potentiels, n’est ce pas? N’êtes vous pas venu à Mencis pour conclure un accord avec Seth? Nous pourrions conclure d’un arrangement plus personnel… Rien ne nous oblige à dire à votre supérieur que nous avons été mis au courant… Ni Seth, ni moi n’avons de lien avec la pègre: Votre secret est sauf, avec nous. En échange… Je vous demanderais juste de me préciser ce que j’ai entendu. Je croyais que les djinns n’étaient qu’une légende…

Oforo était loyal, certes: Mais il n’était pas stupide. Sotoro, le maître de son Ordre, était un homme intransigeant avec ceux qu’il considérait comme des “traîtres”... Or, sa définition de ce mot pouvait se révéler d’une largeur déconcertante. Mieux valait qu’il ne soit jamais au courant… C’était de la stratégie, pas de la trahison… Mieux valait coopérer, oui, c’était mieux, pour l’Ordre. Si Oforo disparaissait, ce serait un drame pour le Saint-Siège… Il avait tellement fait évoluer la magie, avec sa roue de charette. Lui-même, Oforo, n’avait rien d’un traitre, et s’il parlait, ce serait seulement par loyauté envers la cause, pas par lâcheté, non: Pas parce qu’il supposait que Trado prendrais autant de plaisir à le faire parler que lui n’en aurait pris, vraiment pas. Aussi, après seulement quelques phrases prononcées marmonnées par un homme qui aurait clairement préféré rester dans la patière, l’estimé Oforo, gardien du temple et tuti quanti, entreprit-t-il de trahir son Ordre avec méthode:

  • … Et bien… Pour que vous compreniez bien, il faut que je vous explique un concept magique très particulier, qui nécessiteras que j’aille dans les détails.
  • J’ai toute la nuit, répondit Trado, surpris que le prêtre abandonne si facilement. Détaillez.
  • … Le Réel n’est qu’un voile. Comme la peau cache les organes essentiels au maintien de la vie… le visible cache l’essentiel de la Réalité et des mécanismes qui la gouverne.
  • … Pas trop en détail, quand même…
  • Quand les maestros… ces païens déicides, jouissant dans l’inceste et dans la perversion… utilisent leur instrument satanique appelé “Musique”, ils accèdent à cette partie essentielle du Réél. Mais leur action n’est pas sans conséquences: Chaque fois qu’ils utilisent le pouvoir, les mécanismes du Réél, qu’ils apellent la “symphonie”, se distordent, et des gouffres s’ouvrent entre le monde du visible et celui de l’invisible. Après son intervention à Ma’ek, l’Avalionne en a ouvert une bonne centaine… C’est par l’un d’entre eux qu’on pense qu’un djinn va apparaître. Ils appartiennent au monde de l’immatériel… Les gouffres sont une aubaines, pour eux…
  • … Et, je veux dire, c’est comme dans les légendes? Un djinn peut-il vraiment… Trado sembla hésiter à dire ce qu’il allait dire.
  • Exaucer trois voeux?... Pas exactement… Tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils apparaissent ainsi, sans qu’on puisse savoir ou, précisément… et que…. Disons qu’ils doivent distordre le voile du réél trois fois de suite pour espèrer pouvoir rentrer chez eux, dans leur monde… qui est aussi le notre, mais, différemment…
  • Oui, bon, ils peuvent exaucer trois voeux, quoi. Et je suppose que l’Ordre désire mettre la main sur un de ces djinns… Avidité étonnante, pour un ordre monastique…
  • Nous sommes au bord du bain de sang. Le Helga’la… Vous savez pourquoi on l’appelle “la cité-des-milles-palais”. Et bien, chaque demeure gigantesque, chaque palais efalien, le moindre misérable pavillon luxueux de la ville hébérge son ordre religieux. Et chaque ordre a des prétentions, chaque prétention couve une guerre et la guerre: C’est ce que nous voulons à tout prix éviter, n’est ce pas?
  • … Et pourtant, ce sont des troupes que vous avez demandé à Seth…
  • Une épée peut, par la menace qu’elle fait peser sur l’agresseur, protéger bien mieux qu’un bouclier…
  • Comme si l’Orchestre allait laisser des troupes impériales envahir son territoire sans rien dire… Si Seth accédait à votre requête, une guerre autrement plus importante risquerait d’éclater…
  • Et bien… Toutes les guerres ne méritent pas d’être évitées.. Le but du Suprêmat et de l’Orchestre est d’éradiquer les désignés. Comment l’Empire peut-il les laisser faire une choses pareille? Il y auras bien un jour ou ils tourneront le regard vers Limbad, et ou ils poseront les yeux sur la marque qui brille sur son cou… Ce jour là, que fera le Chancelier?
  • Hé, attendez. Ce n’est pas que je ne veux pas écouter vos arguments, mais… Ce n’est pas moi, le Chancelier. Voilà ce que Seth m’as dit de vous transmettre... Pour les armées, c’est hors de question. En revanche, il veut bien vous accorder un important soutien financier, à une seule condition: Nous voulons que vous utilisiez les contacts de l’Ordre pour nous fournir les services de mercenaires d’une des compagnies des îles. Laquelle, précisément, ça n’aura pas d’importance: Assurez vous simplement que les Triades ne soient pas mises au courant, et que la compagnie débarque discrètement sur la baie des morts…

Oforo parut scandalisé.

  • Avez-vous perdu la raison? L’Ordre vient à vous pour implorer des armées, et vous lui en demandez en retour? Avez-vous la moindre idée des fonds nécessaires à une telle opération militaire? Je vais abréger le suspense: La seule compagnie qui ne soit pas relié aux Triades, ce sont les moines de l’ambres gris. Des guerriers connus pour être talentueux, nobles et chevaleresques, certes, mais des guerriers talentueux, nobles et chevaleresque, ça ne se nourrit pas de gruau. Chacun d’entre eux demande un salaire de 200 pièce d’argent par saison: Vous avez bien entendu, par saison… En plus des hommes dont nous aurions besoin, du prix du transport, des frais supplémentaires qui vont être demandé pour le transport des troupes jusqu’à la capitale… ça va couter des centaines, non, des milliers de céruléce!
  • Alors, c’est parfait; Le budget que m’as alloué Seth est de 30 000 pièces de jyste bleue.

La mâchoire du mage se décrocha. Il cligna des yeux, et un éclair d’avidité illumina son visage:

  • Et vous voulez qu’ils passent par ou, exactement, ces mercenaires? La baie des morts, c’est assez vaste…

—--

Plus tôt dans la soirée, peu après avoir envoyé Trado voir le mage, Seth s’était retiré dans ses quartiers. Il se doutait que son ami serait en retard au temple: après tout, il faisait bon, ce soir là. Il était peu probable que Trado s’interdise un détour en temps normal, alors par un temps pareil… Le Chancelier lui-même était sorti prendre l’air sur sa terrasse, fait dont il est important de relever la rareté.

Depuis son balcon, Seth n’avait pas vue sur l’Eos, sur la ville, sur le dépotoire, non: Il était face aux murailles qui scellaient le jardin de la clarté céleste. La demeure de l’Empereur, une cité dans la cité dont personne n’avait le droit de profaner l’enceinte. Il se remémorait comment, quelques semaines plus tôt, il en avait pourtant arpenté les allées, certain d’obtenir le Sceptre, et avec lui, l’autorité indiscutable qui lui faisait aujourd’hui défaut. Il ne se souvenait ni des fleurs uniques qui coloriaient ses artères, ni des chefs d’oeuvres antiques accroché aux arbres exotiques enluminant ses virages. C’était d’autres visions de son passage dans le jardin qui le hantaient: Limbad, le kok’r, les pages du livres noircis par la Corruption… Et ce détour qu’il avait fait.

En temps normal, Seth ne faisait jamais de détour. Mais, ce jour là, dans le jardin, il en avait pourtant fait un pour la voir, elle… Il ne savait pas trop quoi en penser, ni pourquoi il y pensait. Certes, il n’avait jamais vu plus belle femme de toute sa vie, et tout le tintamarre, mais la beauté seule ne pouvait expliquer sa fascination pour cette créature. Des beautés, il y en avait de toutes les races, parmi les courtisanes de la Chancellerie, et il aurait pu piocher parmi plusieurs d’entre elles, mariée, esclave ou affranchie, mixer les plaisirs et composer son propre harem; Pourtant, c’était à une des épouses de l’Empereur qu’il pensait. Si ce n’était pas sa beauté, qui retenait son attention, alors… Etait-ce l’illégalité de la chose? Elle venait d’un monde interdit, la petite: Le simple fait de l’avoir regardé pouvait lui valoir une condamnation à mort. Alors, bien sûr, c’était très romanesque… Le frisson, l’aventure… Un amour impossible, qui s’érigeait contre dieu lui même… Foutaises, à ses yeux. Un combat à mort contre une manticore protégeant son petit, ça, c’était du frisson, de l’aventure. Pas les amourettes à deux sous de cuivres, non… Pourtant…

Il n’avait regardé qu’un instant, bien sûr. L’instant de trop: Il se souvenait de son corps comme si il l’avait comtemplé chaque matin pendant dix vies d’affilées… Il s’inquiéta immédiatement de la candeur de cette métaphore immonde, visiblement produite par la déliquescence de son esprit malade. Ce n’était pas possible… C’était le stress, voilà tout. Pourtant…

Il se rappelait de tout, chaque détail… Il l’avait regardé, béat, et, elle, elle n’avait pas détourné le regard. “C’est ça, qui m’intrigue, tentait-il de se convaincre. Son regard. Elle a eu du cran, de ne pas baisser les yeux… Et puis, qui est elle, de toute manière? Si elle est belle, mais aussi… “femme” (et par femme il entendait cruche) que les autres, alors, quel intérêt…”

Qu’en avait-il à faire, d’une femme, après tout? Il était Seth. Un homme d’envergure, un guerrier de l’Empire. Qu’en avait-il à faire, de si sa robe lui allait bien, de la couleur de ses fleurs préférées et de la décoration de l’arrière-cour, et de s’il fallait, oui ou non, mettre ce meuble ici, puisqu’il semblait qu’il y serais mieux que là, et puis non, il fallait en acheter un nouveau, parce que l’ancien lui rappellait sa grande tante, et de quel jour on s’était marié, et de comment qu’on appelerais leurs enfants… Leurs enfants? Seth grogna de dépit.

Il ne lui avait même pas demandé son nom… Ils ne s’étaient même pas adressés la parole, en fait. Il ne savait rien d’elle, et pourtant, elle habitait ses pensées comme si elles n’avaient été que la demeure idéale exigée par on-ne-sait-quel caprice de bonne femme… Cela ne plaisait pas à Seth.

En temps normal, il ne faisait pas de détour. C’était un homme droit, respectant un code d’honneur très strict, qu’il plaçait au dessus de toute loi humaine ou celeste. Il était puissant du fait qu’il était son propre maître et son propre esclave: Ce qu’il s’ordonnait de faire, il le faisait sur-le-champ, sans jamais remettre à plus tard ce qui pouvait être accompli dans l’instant. Aux hommes de cette nature, le monde est presque offert: Mais aujourd’hui, c’était le monde qui refusait de lui obéir. Seth était acculé... Il en était réduit à demander de l’aide à un mage. Un mage! Et rien n’était sûr. Rien qui ne puisse lui garantir que l’Ordre allait l’aider, de toute manière: Ses ennemis semblaient bien avoir gagné, ce soir là.

Le problème ne venait pas de lui, il en était certain: C’était le monde, qui avait trop changé. Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère, mais aujourd’hui révolue. Quand il avait passé la Porte, son univers avait disparu: Le jour de sa dix-huitième année, on l’avait envoyé, lui et sa promotion, trois siècles dans le futur. Cela était sensé permettre aux Anadyos d’utiliser leurs pouvoirs dans une version amoindrie, certes, mais qui ne présentait pas leurs désavantages originels: En effet, un Ombrage attaché à personne était susceptible de ne pas utiliser ses facultés, dans la crainte de la blesser. L’envoyer dans le futur garantissait qu’aucun de ses proches ne survivent. 3 siècles perdus, en une heure passée dans le monde de l’Empereur. 3 siècles, ça n’était pas normal: En vérité, il apprit plus tard que le rituel aurait du l’envoyer “seulement” 70 années Limbadéennes dans le futur. Un sort non moins cruel, mais qui ne l’aurait pas autant déraciné que ces 3 siècles perdus, durant lesquelles le monde s’était métamorphosé.

Ce rituel d’exil dans le futur, appelé le “passage”, n’était possible que dans l’Empire: Limbad possédait en effet des pouvoirs très étrange, qui lui donnaient notamment le controle sur un lieu hors du temps, un univers à part entière dont il se servait comme d’un purgatoire pour les âmes de ses ennemis… Ou comme d’un pont entre les époques. Ce monde “en suspens”, qu’on appelait l’Autre palais, l’enfer Limbadéen ou le “Fourreau”, avait permis à l’Empereur de former l’armée la plus puissante du monde connu: “les légions extraordinaires”, auquelles tous les Ombrage de l’Empire étaient rattaché d’une manière ou d’une autre. Cette méthode de formation aussi unique qu’horrifiante se faisait sans effusion de sang, et les Anadyos étaient si terrifiés par la puissance de l’Inferné que toute vélléité de révolte se voyait ainsi tuée dans l’oeuf. Ce n’était pas pour rien qu’on considérait l’Empereur comme un dieu parmi les dieux. Son pouvoir avait toutefois une limite: Si Limbad pouvait envoyer des personnes dans le futur, il restait impossible, pour lui comme pour toutes les créatures humaines, de revenir dans le passé, comme il est impossible de saisir un mirage.

Les pélerins du désert auront beau fournir les plus beaux efforts pour atteindre l’apparition que le délire de leur soif a fait surgir a l’horizon, leur destin reste de la voir disparaitre quand ils en seront le plus proche. Le passé est semblable à ces mirages: Même lorsqu’on crois s’en souvenir, espoir d’atteindre la vérité dissimulée dans les vestiges, il s’évanouit, et ne reste que des cendres et un vide sans contours. Le passé ne reviens jamais, et ce qu’il contenait de vrai est remplacée par une chimère ou par un regret lucide, mais douloureux.

Seth avait grandi dans la gloire d’une époque prospère. Mais entre temps, il y avait eu l’Indifférence, et tout ce qui restait de cette époque, c’était les vestiges brisés de cette gloire disparue. Limbad ne se souciait plus des affaires de son Empire, et de l’administration de ses troupes, encore moins. Pour les habitants de l’Eternel, il était clair que leur Dieu les avait abandonné.

Seth et ses collégionnaires avaient passé la Porte à la saison du feu, en 1952 après l’avènement de Limbad: Ils ne retournèrent au monde qu’en 2210, 13 années Limbadéennes auparavant, à un moment ou personne ne les attendait plus depuis bien longtemps. C’était un vieux concierge qui les avait acceuillis: La caserne était déserte, car l”établissement de formation des légions extraordinaires (qui avaient continués à exister malgré l’indifférence, en utilisant une méthode bien plus directe que celle de la Porte pour s’assurer de la disparition des proches des Ombrages) n’était plus situés dans cette partie de la ville.

Personne ne se souvenait d’eux, ni de la Porte. Limbad les avaient simplement oublié là, sur le rebord du Temps, et décida un jour de les laisser revenir avec d’autres promotions d’Anadyo perdus dans les replis, au hasard d’un caprice qu’il n’expliquerais jamais. On avait d’ailleurs appelé sa génération celle des “Oubliés”; Encore formé aux arts de la guerre anciens, issus d’un monde ou la compétence était encore valorisée, ils avaient aisément supplanté l’administration déliquescente de l’Empire, réappliquant les réformes abandonnées en tentant de rétablir peu à peu la grandeur de l’Eternel.

Lorsque Seth avait finalement mis la main sur la Chancellerie, les efforts de restauration de ces légionnaires d’un autre temps semblaient enfin avoir porté leur fruit, mais aujourd’hui… Force était de constater que leur combat avait été vain. Cette époque n’était plus celle de Limbad ou du Chancelier. L’Empereur n’était qu’une carcasse vide, un déchet tout droit sorti de la Lisière… Son empire était gouverné par le sous-monde. la Triade régnait sur tout le continent: les tenants des bordels et des pâtières devenaient consul, propriétaire, Trésorier… Et Seth devait gouverner un peuple obcène et matérialiste, un peuple sans dieu, dont il était l’amuse-foule, le maître sans baton… Tandis que de l’autre côté des monts de l’Exil… Là bas, au Suprèmat…Tandis que les maestros… Ces êtres destructeurs, dont la religion même reposait sur la profanation des désignés… les maestros, eux… Chaque jour, ils gagnaient en influence; Chaque année, de nouvelles armes de destruction massive enrichissaient leurs rangs, et durablement, 100, 150 ans: Non content d’être titanesque, leurs pouvoirs se payaient le luxe d’augmenter leur esperance de vie. C’était leur ère. Ils avaient même conquis le Helga’la! Le Helga’la! Le tombeau des Infernés, la place la plus importante de toutes les branches de l’Ancien Culte… Comment diable aurait-il pu lutter contre ça?

Qu’une simple femme (et par femme, il voulait maintenant dire, “faiblarde”), non désignée, puisse faire entrer un volcan endormi en éruption… ça le dépassait vraiment, et, il était certain que les païens étaient moins dur à éliminer, de son temps. Seth allait toujours droit au but; Mais aujourd’hui, ça signifiait plutôt droit dans le mur.

Il fallait se rendre à l’évidence: Il n’avait plus aucune chance de survivre à la saison prochaine. Le seul moyen d’échapper à son sort, ç’aurais été que l’Empereur lui donne le Sceptre… Mais il était interdit de le déranger, et on ne pouvait pas lui demander d’audience. Le jour du passage du ciel sans lune, il avait échoué… Alors, puisque de toute manière, l’Ordre ne lui serait d’aucune utilité, et qu’au vu de la situation, il serait peut être mort avant la saison prochaine, Seth s’autorisa à commettre un crime de circonstance. Il irait aux jardins de la clarté, et il lui demanderait directement. Tant pis pour l’interdit, la mise à mort et tout le manège.

Il se savait surveillé: Il y avait trois agents d’Amon caché derrière chacune des briques de la Chancellerie, et il n’était pas improbable que l’Ombre vérifie jusqu’à la couleur de ses selles. Mais Seth était, lui aussi, un Anadyo; Et en temps que tel, il avait accès à une panoplie de pouvoirs impressionnants, bien qu’atrophié par la perte de ses proches. Comme Trado, Seth n’aimait personne - Ils entretenaient une sorte de relation certes cordiale, mais elle était plus une affection de circonstance qu’une véritable amitié. Les siens étaient tous morts il y a des siècles: leur mort, au moins, n’avait pas été vaine. Car Seth n’était pas simplement doué pour les combats à morts, la philosophie politique et les plus farouches formes de la misogynie: Il savait aussi se servir de ses pouvoirs mieux que personne.

En théorie, un Ombrage était capable de trois choses: solidifier les ombres dans la forme qu’il désirait, les manipuler à sa guise et plonger dans l’une d’elles.

Cela dit, ces pouvoirs exigeaient pour tribut la santé de ses proches: Comme nous l’avons dit, le Chancelier n’en avait plus. En conséquences, le pouvoir de Seth était très limité: Il pouvait bel et bien matérialiser les ombres et les manipuler à sa guise, mais celles ci se volatilisaient au bout de quelques secondes, sans qu’il puisse s’en servir de manière durable. En revanche, il n’était tout simplement plus capable d’entrer dans une ombre: Cette faculté s’était vue totalement atrophiée par cette vie qu’il menait sans amour. De toute manière, ce pouvoir ne pouvait être utilisé qu’en sacrifiant la vie d’un être cher, chose qu’il semblait difficile à faire: Sauf pour l’Ombre, sans doute…

C’était un Ombrage, elle aussi, mais elle… L’Ombre n’était pas normale. Elle utilisait ses pouvoirs à leur plein potentiel, sans jamais sembler faire souffrir qui que ce soit - car, qui était proche d’elle, de toute manière?... C’était un homme écoeurant, dont Seth savait peu de choses. Certains avançaient l’idée qu’il s’agissait d’un des cobayes de Limbad. Il semblait en effet que cette créature était un immortel; Déjà, trois siècles plus tôt, cette créature hantait la caserne, caché dans l’obscurité, écoutant tout, répétant tout, grapillant des milliers d’informations aux quatres coins de l’Empire sans jamais rien révéler de ce qu’il voulait véritablement, ni de la manière dont elle utilisait ses pouvoirs.

Si Seth n’était, lui, rien qu’un Anadyo (La traduction approximative de ce terme est “exilé de son temps” ou “sorti des eaux [du passé]”) banal, il restait un homme ingénieux, et avait, avec le temps, conçu une bonne centaine de manières créatives d’optimiser l’utilisation de son pouvoir atrophié. Parmi elles, il y en avait une qui lui servirait, ce soir.

Il se pencha sur son balcon, pour vérifier si des personnes se situaient en contrebas. Il n’y avait pas de cour, de ce côté de la Chancellerie, mais une rue sacrée qui la reliait directement à la résidence de l’Empereur. Comme il s’y attendais, il y avait deux gardes tous les cents mètres: C’était sûrement les gardes les mieux payés de l’Empire, et ils accomplissaient pourtant une des tâches les plus faciles qui soit. La rue était inhabitée, et leur présence était strictement rituelle; De toute manière, qui protégeaient-ils, hein?... Limbad? De quoi, exactement? A part Extellar, ou une comète tombant tout droit sur sa tête, qu’est ce qui pouvait bien menacer l’Empereur? Qu’importe.

La vanité de leur tâche ne leur échappait pas: Ils avaient beau se savoir sous l’oeil du Chancelier, force était de constater qu’il ne prenait pas leur travail très à coeur. Les deux gardes les plus proches de la Chancellerie était ainsi assis près d’un feu, en train de discuter, au lieu d’adopter la posture nécessaire à leur devoir. Le manque des sérieux de ces soldats excéda Seth, et, quand il fut certain que personne ne regardait. il se jeta du balcon, la tête la première.

Il y avait quinze mètres entre le sol et le balcon, et rien que des pavés pour acceuillir son crane: Mais, au dernier moment, il fit apparaitre un amas d’ombre moelleuses qui le ceuillit en silence, et se dissipa une fraction de seconde plus tard alors qu’il roulait sur le sol. Le mouvement avait été rapide, d’une fluidité impeccable, et les gardes situés à une trentaine de mètres ne regardaient toujours pas dans sa direction. Malgré son corps énorme, le Chancellier se dissimula parfaitement derrière une statue de Limbad non moins imposante. La rue était entourée de deux rangées d’idoles représentant l’Empereur dans une multitudes de scènes héroiques, tantot offrant le Sceptre à un homme agenouillé dans une attitude pleine de bonté, tantot brandissant son épée sacrée contre ses ennemis dans une expression de colère divine. Seth s’approcha discrètement des deux hommes, en passant d’une statue à une autre, jusqu’à ce qu’il puisse entendre leur discussion:

  • … tu parles, que c’est ce que je lui ai dit, ricanait l’un d’entre eux. J’en avais jamais vu une avec une aussi grosse paire, mon pote.
  • Oh, mais quel veinard…! l’admirait son compagnon, sur un ton qui se partageait entre l’envie et la vénération.

Seth se jura qu’il ferait remplacer ces gardes quand il les eut dépassés; Ils se permettaient de parler de femmes, là, maintenant, alors qu’ils étaient dans l’exercice de leur devoir… Mais il ne les entendit très vite plus du tout: Plus vite il serait entré dans le jardin, plus vite il obtiendrait ce qu’il désirait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Sofiane Cherfi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0