Le ciel gronda de nouveau et une pluie torrentielle s'abattit brusquement sur la forêt. Yuma ajusta ses sens et se concentra sur son ouïe pour dissocier les bruits de la faune sylvestre des rugissements de l'éther qui martelait les branches des pins. Il perçut le trot léger du coyote, les sauts d'une biche et de son petit qui cherchaient un abri. Il vit les esprits moqueurs agiter le bec des corbeaux pour se rire de lui et des feux follets rompre le noir manteau de la nuit pour disparaître aussitôt. Et il entendit les grognements d’un ours qui s’affairait. Enfin ! Un kuruk !

  Yuma s’élança dans sa direction, une lance à la main. Les grognements se faisaient plus forts alors qu’il courait, agile comme la panthère, le cœur gonflé par la soif d’en découdre. Quand ils furent assez forts pour couvrir le clapotement de la pluie, Yuma ralentit, se voûta jusqu’à sentir la fraicheur du sol sur sa poitrine et s’efforça de voir à travers les gouttes d’eau qui tombaient en rangs serrés. Il approcha avec prudence, faisant fit du chaos produit par le ciel qui vomissait des éclairs aveuglants, et s'appliquant à ne faire aucun bruit. C'est alors qu'il le vit.

  Le kuruk était colossal. Son dos était aussi large que le tronc d’un chêne et ses bras étaient épais comme ceux de pins centenaires. Yuma n’avait jamais vu d’ours aussi grand et aussi étrange. Celui-là portait des grands bracelets taillés dans un étrange matériau brillant du même argent que celui de la lune. Un anneau ornait son museau et un étrange objet était fixé sur sa tempe droite. Plus étrange encore, il grognait par moments des sons gutturaux dont l’articulation n’était pas celle de grondements bestiaux. Yuma avait l’effroyable sensation… qu’il parlait.

Aucun doute. C’était Molimo. Celui qui marche dans les ténèbres. Le démon noir des Neufs Flèches qui enlevait les femmes et les enfants de la tribu depuis des générations et laissait le corps de guerriers mutilés sur son sillage.

Il s’agissait, à n’en point douter, du plus grand trophée qu’un Aketcheta puisse remporter. Même la règle des dix soleils serait oubliée s’il ramenait sa tête. Le jeune guerrier s’approcha à pas de loup du monstre ursin, profitant de la couverture que lui offraient les arbres, la pluie et la maigre lumière d’une lune ensevelie sous les nuages. Molimo fouillait le sol de ses puissantes griffes, sans doute à la recherche de racines. Soudain, un éclair déchira le ciel et il se redressa brusquement en poussant un rugissement victorieux qui ébranla les montagnes. Il tenait bien haut une étrange pièce triangulaire du même matériau que ses bracelets entre ses griffes. Yuma se figea et se ramassa sur lui-même, telle la panthère masquant sa présence. Prêt à bondir. Le démon noir emporta le morceau de lune et partit d’un pas rapide en suivant les étoiles de la Loutre. Il se déplaçait debout sur ses pattes postérieures avec une aisance déconcertante, contraignant presque Yuma à courir pour le suivre jusqu’à une immense grotte taillée à flanc de montagne. Taillée fut le premier mot qui vint à l’esprit du jeune guerrier, car les parois étaient trop lisses pour avoir été façonné par la Toute Mère. Molimo disparut dans les ténèbres de son antre, laissant l’Aketcheta seul sous les larmes du ciel. Un éclair fendit l’obscurité et baigna le jeune guerrier de lumière. Ses mâchoires étaient serrées et de ses yeux émanaient une détermination inébranlable. Rien de ce qu’il voyait n’était normal. Tout poussait son instinct d’homme à s’éloigner de cet amalgame d’incohérences. Mais les esprits étaient connus pour se jouer des hommes, et Yuma ne comptait pas partir sans la peau de ce monstre. Il sortit du couvert des arbres et s’engagea dans les entrailles de la montagne.