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La Bulle.

Lorsqu’Eliah l’aperçut pour la première fois, à bord du bus qui conduisait à la capitale, il eut l’impression de voir sa planète natale, mais d’une taille bien différente. Cela ne fit qu’augmenter son amertume.

Oris lui avait vaguement expliqué que ce monde avait été dévastée par des guerres biologiques et bactériologiques, des siècles plus tôt. Certaines expérimentations avaient conduit à une désertification du continent principal. Toutefois, les habitants n’avaient pas baissé les bras et construit la capitale dans une bulle, se manifestant sous l’aspect d’un dôme gigantesque. Celui-ci protégeait toute la ville de la température infernale.

L’Île était également entourée d’une coupole, son atmosphère, qui englobait les flots et l’île principale. Les colons n’avaient jamais cherché à trouver un nom plus approprié à cette planète. Sûrement les mêmes qui avaient nommé La Bulle.

A la différence de son foyer, Rianon ne disposait d’aucune ressource en eau. Pour répondre à ce besoin, les ingénieurs avaient voulu créer une pluie artificielle. Quel échec, constata-t-il. L’aspect terrifiant de la métropole lui glaça le sang.

La route depuis l’entrepôt menait à cette colossale cloque émergeant du sol, où des véhicules se pressaient à l’intérieur, pareilles à de minuscules fourmis. Le dôme se composait de milliers d’alvéoles d’un matériau inconnu, transparent et épais. Au sommet, sa surface se brouillait d’un voile noir. Il devina les nuages noirs, chargés d’éclair et de pluie. Certains bâtiments se perdaient parmi la nuée obscure.

La chape de plomb sur les épaules d’Eliah s’alourdissait à mesure que le bus approchait. Lorsque le véhicule franchit la démarcation et pénétra dans La Bulle, il retint sa respiration. L’absence de lumière le frappa. Les gouttes s’abattirent soudain sur l’habitacle et martelèrent les vitres. Il se pencha pour observer l’extérieur, flouté par le crachin.

Tout s’étendait vers les cieux, comme pour les pourfendre. D’une certaine façon, il allait apprendre à aimer ce style épuré, élancé, quoique froid. L’astre solaire manquait pour illuminer cette grisaille, égayer les baies vitrées des gratte-ciels.

En seulement quelques jours, il remarqua que l’absence de soleil et l’humidité constante jouaient un rôle sur le moral des habitants. Triste et grise, la population déambulait telle une âme en peine dans les boulevards à la circulation assourdissante. Il ne décela pas une étincelle de vie dans leur regard. Mais comment aurait-il pu leur reprocher alors que lui-même s’enfonçait bien trop vite dans une lente déprime ? Rien ni personne ne pouvait lui remonter le moral.

Il ne s’en formalisa pas, absorbé par sa nouvelle routine. La fatigue l’empêchait de penser à son mal-être.

Le matin, Oris et Eliah prenaient le bus pour se rendre à l’aire d’atterrissage, en périphérie de la capitale. Il ne possédait pas les qualifications pour travailler en tant que contremaître, il fut donc embauché pour construire de nouveaux bâtiments, sur le complexe. Ses collègues aussi travaillaient dans l’illégalité. Peu d’entre eux parlaient la même langue, ce qui limitait les échanges. Les travailleurs restaient silencieux ici. Ils voulaient se débarrasser au plus vite de leurs tâches, tout comme lui. Le Novichki ne connaissait personne, sauf Oris.

Ils rentraient en même temps le soir, épuisés par cette journée de labeur. Cependant, le repos ne venait pas tout de suite. Pour gagner plus d’argent, Eliah « rendait service » à l’homme. Celui-ci lui avait proposé de se prostituer, mais l’Îlien avait refusé, horrifié. Alors l’ouvrier, mécontent, lui avait confié de la drogue à revendre. Facile de planquer de la contrebande dans tous les conteneurs et marchandises qui passaient sur son lieu de travail.

Les premiers temps, ils avaient effectué la besogne ensemble. Après quelques semaines, il pouvait se débrouiller seul. Cette activité lui déplaisait, mais il apprit à ne pas rechigner dans l’espoir d’obtenir ses papiers. L’argent gagné à l’entrepôt et le pourcentage que lui prenait Oris ne lui permettraient pas une vie décente avant des mois.

La solitude lui pesait. Il discutait peu avec les clients venus pour lui acheter de la drogue. La plupart l’effrayait, même s’il essayait de le dissimuler. Ces addicts n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Il restait constamment sur le qui-vive, de peur de tomber sur des policiers sous couverture.

L’ambiance qui régnait dans La Bulle l’avait bouleversé la première semaine. Il avait cru que rien ne serait pire que l’atmosphère pesante de l’Île et l’animosité des insulaires. Mais ici, les gens se dévisageaient avec méfiance, des altercations éclataient à chaque coin de rue. Oris et Eliah avaient même assisté au kidnapping d’un migrant. Ce dernier s’était fait arrêter par un groupe et le ton était rapidement monté. Dans la rue, personne n’avait prêté attention à ce déroutant spectacle. Puis l’immigré avait été roué de coups et emmené par ses agresseurs. Un camion, surgi du coin de la rue, les avait fait disparaître.

L’Îlien avait été paralysé par l’étonnement et la peur. Il avait cherché de l’aide, mais les lieux de l’agression s’étaient soudain vidés. Et qu’aurait-il pu faire, seul contre ces individus ? Comme s’il avait attendu ce moment, Oris lui avait donné une suite d’instructions et de règles. Les deux hommes devraient toujours rester ensemble, car les solitaires avaient tendance à être arrêtées par la police. Combien de fois par jour lui répétait-il cette phrase ? Même pour vendre la came, les deux compagnons ne s’éloignaient jamais beaucoup l’un de l’autre. Toujours en contact visuel.

La nuit, des patrouilles surveillaient les quartiers pour dénicher des vagabonds. La délation se faisait de plus en plus fréquente ; des voisins n’hésitaient pas à signaler le comportement déviant d’un habitant. Le contremaître lui avait donc trouvé un appartement dans le même immeuble que lui, et au même étage, pour être plus en sécurité. Là, il était connu des autres locataires. Eliah ne serait pas inquiété.

Pris de peur et de paranoïa, il avait accepté ces conditions. La solitude s’était renfermée autour de lui. Il ne sortait que pour se rendre à l’aire d’atterrissage ou acheter de la nourriture, en compagnie de l’ouvrier, bien évidemment. Oris le suivait et l’accompagnait partout. Dès qu’il ouvrait la porte, il se savait épié par l’homme, à travers le judas. Pour empêcher toute rébellion, il avait été abruti par le travail. Il partait tôt le matin et le soir, rompu de fatigue, il ne traînait pas longtemps dehors. La peur d’être attrapé par la police lui avait broyé les tripes chaque fois qu’il quittait l’immeuble.

Son complice ne cessait de lui raconter des histoires horribles à propos d’arrestations, de rumeurs. Tant qu’ils restaient ensemble, Eliah ne craignait rien.

Il avait fini par y croire.

Au début, il avait accepté cette situation, qu’il jugeait temporaire. Pourtant, rien n’avait évolué depuis un mois. Il se sentait prisonnier. Oris lui avait certes permis de venir illégalement sur Rianon, lui avait trouvé un emploi le jour même de son arrivée, et un appartement. Mais le contremaître l’attendait à la sortie de l’entrepôt, comme pour vérifier qu’il ne fuyait pas. Ils partaient ensemble le matin. Leur travail se situait à quelques centaines de mètres tout au plus. Un jour, pendant sa pause repas, il avait même surpris l’ouvrier qui l’observait. Il ne disposait pas d’une seconde de tranquillité, pour sortir, découvrir la ville ou même se faire des amis.

Oris semblait avoir mis tout en œuvre afin que le Novichki se trouve seul et isolé. Pour qu’il soit trop épuisé pour sortir. Le jeune homme s’était endurci physiquement mais son travail à l’entrepôt l’éreintait. La construction avançait lentement ; la chaleur écrasante ralentissait les travailleurs. Seulement vingt minutes de pause pour manger. Pas de vacances, pas de jours de repos.

Certaines noires, il devait gérer des camés qui le menaçaient de voler la drogue ou de l’argent. Oris intervenait souvent, mais Eliah apprit à se montrer plus agressif, voir violent. Il essayait d’ignorer sa morale bafouée. Ce passage de sa vie, peu agréable mais nécessaire, ne durerait pas. Il aurait bientôt une situation stable à Rianon. Il pourrait commencer les recherches et peut-être retrouver sa famille.

L’Île lui manquait horriblement, malgré l’attaque de son village et les tensions avec les insulaires. Seule la pluie lui rappelait sa planète. Les habitants de la Bulle couraient se réfugier lorsque les premières gouttes tombaient, alors qu’il s’agissait d’une ressource si rare sur ce monde. Pourquoi ne se précipitaient-ils pas pour récupérer la précieuse denrée ? Puis le clandestin avait vite compris. Impossible de boire cette eau contaminée, noire et sale. Elle tachait tout, aussi bien les vêtements que la peau. L’épiderme devenait grisâtre à cause de la pollution présente dans l’air et dans l’eau, et l’absence de soleil ne faisait qu’accentuer leur mine maladive. Eliah ne se reconnaissait même plus dans le miroir.

Cela ne l’empêchait pas de rester dessous, jusqu’à ce que ses habits soient imbibés et sombres, jusqu’à être recouvert d’une fine pellicule huileuse. Pendant ces moments, il était enfin seul. Même Oris ne le suivait pas sous les averses.

Lorsqu’il fermait les yeux, il aurait presque pu se croire de retour chez lui. Presque. Il manquait l’odeur de la pluie et de la terre mouillée, le bruit des animaux, le bruissement des arbres.

L’orage s’abattait, noir et menaçant. Les flots venant du ciel glissaient sur les dalles, créaient des torrents coulant jusqu’aux nombreuses bouches d’égouts déjà débordantes du coulis opaque, comme si elles ne pouvaient plus que le vomir.

Avec amertume, il songeait à tout ce liquide sali, souillé, bientôt mélangé aux détritus qui jonchaient les trottoirs, avant d’atterrir dans les égouts, où il serait enchevêtré avec tous les autres déchets. Cette même eau qui sortait du robinet, crachée par le pommeau. Cette même eau, plus ou moins recyclée, qu’il buvait, mais dont le goût restait suspect. Il essayait de ne pas y penser.

Pendant ces instants de paix, il oubliait la circulation, dense et bruyante, qui ne cessait jamais dans la capitale. Parfois il ne l’entendait même plus, tant le vacarme était présent. Le bruit l’entourait à tout instant : le moteur des machines, les klaxons, et le grondement constant dans les nuages. Son esprit, tout comme son corps, ne trouvait pas de repos ; ces stimulus sonores et ce boucan infernal ne s’arrêtaient jamais.

Quand sa tête semblait sur le point d’exploser, il aurait aimé que la brume s’empare de lui, l’emporte dans ses tentacules douceâtres. Depuis son arrivée, elle n’avait presque plus d’emprise sur lui. Il regrettait un peu son absence, si réconfortante, tout en chérissant ce départ soudain et inexplicable. Une autre sensation, bien semblable, l’avait remplacée. Il n’arrivait pas à sortir de ce coton qui l’entourait en permanence, rendait ses gestes lents et stupides, faisait tourner son esprit au ralenti, comme s’il n’avait pas dormi depuis des semaines.

Il se demandait souvent, presque tous les jours en réalité, combien de temps durerait cette situation, le joug d’Oris. Celui-ci ne le lâchait pas d’une semelle.

Jusqu’à ce qu’Asbel apparaisse.

Sa porte de sortie.


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