Chapitre 2.3

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L’intérieur était plongé dans la pénombre. Il faillit manquer les quelques marches qui conduisaient à la salle principale. Les trois amis s’étaient déjà dirigés vers une table. Au fond, quelques musiciens jouaient une musique lente et grave, qui donna des frissons à Eliah. Sur le côté s’étendait un comptoir rouge sombre où un homme remplissait des verres. Son cœur se serra en voyant une gigantesque fresque, à peine discernable à cause de la faible luminosité. Elle représentait un phare, en bordure de mer. Les vagues déchaînées se fracassaient contre la bâtisse. Il avait l’impression de voir une peinture de son phare, sur l’Île. Peut-être l’artiste y avait-il déjà mis les pieds ? Il s’approcha de quelques pas, et remarqua des détails différents, ce qui le déçut.

C’était simplement une auberge, constata-t-il avec un soupir. Il se sentit un peu bête d’avoir eu peur. Il n’avait rien à faire ici. Pourtant il aurait pu rester des heures à contempler cette estampe. Depuis qu’il était arrivé à Rianon, c’était la première fois que le souvenir de l’Île lui était aussi douloureux. Il pouvait presque entendre le bruit de la mer… Mais seule la douce musique rythmée lui parvenait. Il se détourna de la toile, le cœur serré et peiné.

Eliah fit quelques pas dans la salle, et commença à se diriger vers la sortie lorsqu’il remarqua qu’il n’entendait pas le son de ses pas. Il baissa la tête vers ses pieds. Le sol était recouvert de sable. Avec la lumière si basse il n’avait même pas remarqué. Ses yeux se remplirent de larmes qu’il retint avec difficulté. Cet endroit était une torture. Il s’accroupit et prit une poignée de sable, mais c’était du faux. Il était sûrement le seul dans cette auberge… ce bar à pouvoir reconnaître du vrai sable. Tout était faux ici.

« Tu attends quelqu’un ou tu veux nous rejoindre ? », interpella toujours la même fille.

Eliah se redressa subitement, comme pris en flagrant délit. Délit de quoi ? Vague à l’âme, nostalgie ? Il se rapprocha de leur table. Les trois amis le regardaient avec amusement. Son comportement devait leur paraître bizarre. Il s’assit sur un des sièges en cuir et observa le trio.

« Allez on t’offre un verre si tu nous racontes d’où vient ta fascination pour le sable », rigola la fille.

Seul un sourire triste lui répondit. Elle ne le remarqua pas et héla le tenancier.

« Tu veux boire quoi ? »

Il haussa les épaules. Il se sentait si stupide ici. Il ne connaissait rien.

« La même chose que toi », répondit-il au tac au tac.

Cela fit sourire la fille. Elle fit les présentations.

« Moi c’est Emlyne. Le mec en face c’est Asbel et à côté c’est son frère Dimitri. »

Eliah se contenta de dire son prénom. Il dévisagea les deux frères, l’un d’eux était absorbé par la musique et n’avait pas lancé un regard à Eliah. Son visage anguleux et sévère, était accentué par ses cheveux foncés qui lui tombaient devant les yeux et dissimulaient son regard. Son frère, Dimitri, portait un drôle de chapeau aux couleurs argentées et chatoyantes. Ses cheveux mi-longs dépassaient sous le couvre-chef. Eliah ne comprit pas pourquoi il portait des lunettes de soleil le soir, mais ne posa pas de question.

Le silence plana pendant quelques secondes, qui fut brisé par l’arrivée du serveur qui prit leur commande. Emlyne énuméra différentes boissons au noms étranges. Les deux frères avaient le regard rivé sur le concert, tandis que la jeune femme détaillait Eliah. Ses yeux étaient entourés d’un maquillage coloré qui faisait ressortir ses prunelles sombres et espiègles.

Cela lui faisait toujours le même effet étrange de voir autant de personnes avec les yeux foncés. Sur l’Île, les insulaires étaient reconnaissables par leurs prunelles claires. Les envahisseurs avaient toujours été reconnus et séparés à cause de cette différence. Jamais leurs deux peuples ne s’étaient mélangés.

« Qu’est-ce que tu fais dans la vie Eliah ? »

Il détourna le regard, cherchant une réponse adéquate. Les trois amis n’étaient pas du même milieu que lui ; ne serait-ce que cet endroit et le prix des boissons sur la carte. Ils étaient richement vêtus, comme le prouvait leur tenue extravagante. Emlyne portait des bagues aux diamants scintillants, tandis qu’une montre en métal précieux entourait le poignet d’un des frères. La garde-robe d’Eliah se composait de deux tenues : celle de travail et une autre, qu’il mettait chez lui. Il se sentit mal à l’aise. D’autant plus qu’il n’avait pas d’argent pour payer son verre. Il n’osa pas se lever pour partir, le regard de la jeune femme était rivé sur lui et le mettait mal à l’aise. Il avait l’impression d’être cloué sur place par ces yeux perçants.

Il se racla la gorge sans trouver de réponse adéquate, qui ne le fasse pas passer pour un moins que rien face aux trois amis. Eliah travaillait à l’entrepôt de chargement, il ne connaissait même pas le nom de l’endroit. Songer à cet endroit refaisait remonter en lui de désagréables souvenirs.

Même au travail, le jeune homme ne parlait pas avec grand monde. Les gens étaient silencieux. Ils voulaient se débarrasser au plus vite de leurs tâches, tout comme lui. Alors il ne connaissait personne, sauf Oris. Il aurait aimé rencontrer Emlyne plus tôt, ne serait-ce que pour parler à une nouvelle personne. Il regretta de ne pas être sorti, de ne pas avoir eu le courage plus tôt. Pourtant, à peine songea-t-il à son départ du bar, qu’une nouvelle angoisse se saisit de lui. Et si la police l’attendait à la sortie ?

Ses seuls moments de paix, étaient le trajet à la sortie du travail. Il avait appris à aimer ce moment. Eliah aimait tout particulièrement la pluie ici. Il s’était étonné de voir les gens courir se réfugier lorsque les premières gouttes tombaient, alors que l’eau était si rare sur cette planète. Pourquoi ne se précipitaient-ils pas pour récupérer la précieuse ressource ? Puis il avait vite compris. L’eau était contaminée, noire et sale. Pourtant, il restait dessous, jusqu’à ce que ses vêtements soient imbibés et sombres, jusqu’à ce que ça peau soit recouverte d’une file pellicule huileuse. Pendant ces moments, il était seul dehors. Même Oris ne le suivait pas sous la pluie. Et lorsqu’il fermait les yeux, il aurait presque pu se croire de retour chez lui. Presque. Il manquait l’odeur de la pluie et de la terre mouillée, et le bruit des animaux, le bruissement des arbres.

En arrivant chez lui, trempé, il allait se laver dans les douches communes. Il avait été étonné que de l’eau sorte des robinets alors que cette ressource était aussi rare que l’or ici. Puis il avait compris que c’était de l’eau de pluie, plus ou moins recyclée. Elle avait gardé cette couleur foncée, comme si de la boue s’était mélangée dans les canalisations. Des panneaux avertissaient que c’était dangereux de boire ce liquide, mais visiblement pas assez dangereux pour se laver avec. Au fil des semaines, Eliah avait remarqué que sa peau avait acquis une teinte grisâtre, que tous les habitants de la ville étaient eux aussi de cette couleur. Il trouvait ça un peu hypocrite de leur part de se protéger de la pluie dehors alors qu’ils se douchait avec cette même eau.

Il détestait les douches, cela lui rappelait son cauchemar dans le vaisseau. Quelques fois, il avait à peine le temps de se reposer dans sa chambre avant que ne surgisse Oris. Et là, le cauchemar continuait. Parfois, lorsqu’il était de mauvaise humeur, il battait Eliah, en plus du reste.

Quand il partait enfin, Eliah allait vomir dans les toilettes et restait là à pleurer pendant quelques minutes, parfois quelques heures. Il gravait une étoile sur le mur, il faisait un vœu, comme si cette étoile existait quelque part dans l’univers et qu’elle allait stopper ce cauchemar. Puis, il allait dormir. Il rêvait alors de palmiers avec des feuilles en forme d’étoile, ce motif qu’Eliah avait vu si souvent sans pour autant le comprendre. Il allait au bord de la mer, savourait l’embrun marin, parfois il péchait sur le bateau de Yun.

Lorsqu’il se réveillait, il priait une nouvelle fois pour que tout ceci ne soit qu’un rêve.

Et la journée suivante. Etait. Identique.

Mais les derniers jours avaient été différents. Trois jours de suite que Oris venait le soir. Il surgissait dans son appartement, Eliah n’avait même pas le temps de se reposer. Et il lui avait dit « à demain ». Eliah avait fixé le mur avec désespoir, regardant les symboles qu’il avait gravé jours après jours, dans l’espoir que l’une de ses étoiles veille sur lui. Puis, il avait compté celles à côté du lit, qui représentaient le nombre de jours depuis son arrivée. Et il en avait compté trente. Ce chiffre l’avait profondément secoué. Car le lendemain serait son anniversaire. Et il refusait que cette journée soit identique aux autres. Il refusait de vivre ce calvaire encore une fois.

Alors il avait décidé qu’il ne reviendrait plus à l’appartement. Il irait n’importe où.

Emlyne posa sa main sur le bras d’Eliah. Il sursauta violement et se recula. Elle parut étonnée. Mais son silence avait duré si longtemps. Le serveur avait même eu le temps de ramener leurs boissons. Le jeune homme n’avait même pas remarqué. Il lui fallut quelques instants pour se rappeler la question posée.

« Je ne fais pas grand-chose. Je charge des vaisseaux, je fais la même chose toute la journée. Mais je n’y retournerai jamais. »

Les yeux d’Emlyne se mirent à briller.

Il se saisit de son verre et le vida d’une traite. L’alcool le fit grimacer mais il continua à avaler sous les yeux médusés des trois amis. Il fit abstraction du gout plutôt sucré. Eliah n’avait jamais aimé l’alcool mais il ressentait le besoin d’oublier toute cette histoire. De ne plus penser à rien. Il voulait être dans le même état que les matelots à l’auberge, qui chantaient et dansaient joyeusement sur les tables, durant son enfance.

Afin de changer de sujet, Eliah demanda à ses nouveaux compagnons ce qu’ils faisaient dans la vie, d’où ils venaient. Mais il n’écouta pas leur réponse, absorbé par la musique. Le petit orchestre au fond du bar jouait une nouvelle mélodie lancinante et douce, accompagnée d’une voix grave et chaude. Le jeune homme eut l’impression que cela lui réchauffait le corps. A moins que ce fût l’alcool.

Il hochait la tête de temps en temps, pour faire semblant d’écouter leurs propos. Il capta quelques mots par-ci par-là, qu’ils n’habitaient pas en ville, cette soirée clôturait leurs vacances ici. Emlyne rajouta qu’ils venaient dans ce bar à chaque vacance et la veille de leur départ.

« Et toi, tu viens de quel coin ? », demanda Dimitri.

L’alcool avait empourpré les joues d’Eliah, qui se contenta de hausser les épaules. Il se sentait un peu plus léger mais la tristesse n’avait pas disparu. Son regard se porta sur la toile au fond du bar, représentant le phare au bord de la mer déchaînée. Il ne pouvait pas leur parler de l’Île, peut-être le traiteraient-ils comme un monstre, un traitre ? Mais n’en était-il pas un, lui qui ne s’était jamais senti citoyen de Rianon ? Il haïssait cette planète. Peut-être même le dénonceraient-ils à la police, en apprenant qu’il ne venait pas d’ici. Oris avait instillé la peur et la méfiance en lui, et il détestait cela.

Dimitri capta son regard et poussa un profond soupir.

« Comme je te comprends Eliah. »

Le jeune homme sursauta et sentit son estomac se tordre. Avait-il compris ?

« C’est le rêve de chaque citoyen de Rianon d’aller se reposer au Sanctuaire.

̶ Le Sanctuaire ? hoqueta-t-il.

̶ Oui, l’Île. »

Les frères commencèrent à parler du statut spécial de la planète bleue, qui était aussi surnommée « le sanctuaire de Rianon ». Ce nom fit tiquer Eliah, qui avait vu les dérives occasionnées par l’armée sur l’Île. Le gouvernement de Rianon prenait-il vraiment soin de son soi-disant sanctuaire ? Depuis des décennies seuls les vaisseaux marchands ou militaires pouvaient s’y rendre. La colonisation avait pris fin depuis des années, ayant été un échec cuisant. Le jeune homme repensa à son village, et aux habitants qui ne devaient pas avoir eu la chance de fuir, comme lui. Il espérait naïvement que certains avaient réussi à se cacher. Voyant son air abattu, Dimitri héla le serveur et commanda une nouvelle tournée.

« Je n’ai pas d’argent pour payer tout ça, marmonna Eliah, gêné.

̶ On va pas te laisser comme ça ! Y’a rien de mieux pour le moral que de boire un petit coup, rassura Emlyne.

̶ Nous sommes tous tristes que l’Île ait été abandonnée par Rianon, reprit Dimitri à voix basse. Ce n’est pas de l’avis de tout le monde, surtout depuis le début de la guerre. »

Asbel, qui était resté silencieux jusque-là, posa sa main sur le bras de son frère pour lui dire de se calmer. Visiblement, Eliah n’était pas le seul à qui l’alcool faisait de l’effet. Pourtant, il aurait aimé en apprendre davantage sur la guerre qui régnait à Rianon. Il avait cru comprendre que les terres n’étaient plus unifiées et qu’une guerre civile avait éclatée. Pendant quelques minutes, les trois amis parlèrent de politique, se coupant la parole et lançant des arguments qui ne faisaient aucun sens pour Eliah. Il ne put s’empêcher de se sentir plus léger, parmi ses trois inconnus.

Comme il aurait aimé être accueilli différemment sur Rianon, oui. Un fol espoir naquit en lui. Asbel et Dimitri semblaient bien connaître le monde de la politique et le fonctionnement de ce monde, peut-être pourraient-ils aider Eliah à obtenir son titre de séjour ? Cependant, le problème de la police demeurait. Jusqu’à présent il n’était qu’un habitant clandestin ici, mais le jeune homme voulait du changement. Cette conversation avec les trois amis lui prouvaient qu’une meilleure vie était possible ici, loin d’Oris.

Emlyne remarqua le regard inquiet de l’Îlien et lui demanda ce qui le tracassait. Les deux hommes arrêtèrent leur discussion enflammée pour se concentrer sur Eliah. Celui-ci rougit violemment. Peut-être était-ce le moment tant attendu ? Sans rentrer dans les détails, il leur expliqua sa situation. Il ne mentionna pas l’Île, ni les tortures que lui avait fait subir Oris.

Le regard d’Asbel s’assombrit.

« Concernant la police, il n’avait pas tort. A Nonair, la situation est devenue incontrôlable. Ils utilisent la moindre excuse pour embarquer les migrants et les conduire sur le front. »

Dimitri parla longuement de son père et de son rôle au ministère, avec sa position haut placée, il pourrait aider Eliah à obtenir ses papiers. Celui-ci sentit son cœur se réchauffer. Les larmes lui montèrent aux yeux et il les remercia pendant de longues minutes.

Le reste de la soirée se déroula dans le calme et la bonne humeur. Eliah ne participa pas beaucoup à la conversation mais cela lui mit du baume au cœur de simplement assister à leur discussion, de les entendre parler, lui demander son avis de temps en temps. Il ne connaissait ni les gens dont ils parlaient, ni les lieux qu’ils mentionnaient, mais il était heureux d’être là. Cette fois-ci, Eliah sirota son cocktail et profita du gout sucré de la boisson. Le premier verre lui avait fait tourner la tête, surtout avec son estomac vide. Mais il se sentait enfin bien, au chaud et entouré de personnes bienveillantes.

Le bar s’était rempli peu à peu et le bruit des discussions devint aussi fort que la musique. Eliah n’aimait pas toute cette foule. C’était une des choses qui l’angoissait le plus dans cette ville. Il y avait trop de monde pour lui.

« Et là ce con il me dit qu’il va sauter du haut de la tour des anges, j’ai eu la peur de ma vie !

̶ Mais non ? Quel drama-queen ce mec…

̶ La tour des anges ? », coupa doucement Eliah.

Il n’avait jamais entendu parler de cet endroit.

« T’es jamais allé là-bas ? »

Il fit non de la tête. Emlyne se leva brusquement, sa chaise se renversa. Plusieurs personnes tournèrent la tête vers eux.

« J’ai une idée ! On va lui montrer la tour, maintenant. Et la nuit c’est magnifique ! »

Enthousiasmés, ils se levèrent tous. Eliah les suivit d’un pas hésitant. Dimitri paya leurs boissons et ils quittèrent le bar. A l’extérieur, le temps s’était rafraichi. Les nuages grondaient, menaçants. Les rues étaient moins remplies mais l’activité restait importante. Eliah se demandait où allait tous ces gens à cette heure-ci. Il remarquait des enseignes lumineuses tous les dix mètres, invitant les passants à rentrer. Certaines vitrines affichaient des hologrammes de femmes peu vêtues. Eliah détourna les yeux, gêné.

« On va pas y aller à pied quand même, râla Emlyne. Il caille en plus. J’appelle un taxi. »


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