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Eliah pensait à un hôtel discret, éloigné des grandes avenues. Le véhicule les déposa devant un immense gratte-ciel, s’élevant dans les airs. Il pencha la tête en arrière pour admirer le bâtiment en entier. Le sommet se perdait dans les nuages sombres. Sur la devanture, « La tour des anges – hôtel » était gravée en lettres dorées. Plusieurs étoiles scintillantes s’alignaient sous le nom, dont il ignorait le sens.

« C’est assez… ostentatoire, non ? »

Asbel éclata de rire, les joues teintées de rouge.

« Mon père possède cet hôtel. Mais j’en ai rien à foutre s’il apprend que je suis venu avec un mec. Moi aussi je pourrais racheter ce bordel, alors on y va ! »

Il n’attendit pas de réponse et s’engouffra à l’intérieur. L’alcool changeait son langage et son comportement. L’Îlien lui emboita le pas.

Un hall lumineux et propre les accueillit. Ils pouvaient admirer leur reflet dans le sol de marbre poli. Sur le côté s’ouvrait un salon élégant, accompagné d’un bar avec un nombre impressionnant de bouteilles. Asbel s’avançait déjà vers le réceptionniste à l’air fatigué, assis derrière un comptoir en bois clair. Il fronça les sourcils devant l’aspect négligé du Novichki, qui ne correspondait pas au standing des clients habituels. Le bourgeois eut une courte conversation avec l’homme, qui changea d’attitude.

Dans l’ascenseur, son guide recouvra son sérieux :

« Je viens souvent ici, avec des amis. Mon père ne sera au courant de rien. Surtout vu le pourboire que j’ai laissé, on est tranquille. »

Bien-sûr l’argent réglait tout dans cette maudite ville. Sa fougue était retombée tout aussi vite. Malgré les questions qui lui brûlaient les lèvres, Eliah resta muet.

La montée ne dura pas longtemps, malgré le nombre d’étages affichés qui défilait. Ils débouchèrent dans un couloir plongé dans la pénombre. Asbel sortit la clé que le réceptionniste lui avait donné, déverrouilla le battant et ils pénétrèrent dans la chambre. Plutôt appartement, vu la taille.

La porte s’ouvrit sur un salon confortable, avec une moquette claire étouffant le bruit de leurs pas. Des boiseries décoraient les hauts murs. Au centre de la pièce pendait un lustre en verre magnifique. Une douce lumière se réfléchissait contre le délicat cristal. Des rideaux en soie séparaient la pièce, et de l’autre côté, un lit à baldaquin les attendait. La gorge d’Eliah se serra. Il appréhendait cette nuit et se répétait en boucle que tout ceci l’aiderait à gagner davantage de crédits.

Le citoyen de Rianon ne le rejoignit pas. Il se glissa par la baie vitrée et arpenta la grande terrasse. L’étranger le suivit avant de se figer sur place. Un petit bassin d’eau s’étendait devant lui. D’un bleu anormal et très clair, le liquide ondoyait. Un poignard se ficha dans son cœur.

« C’est quoi cet endroit ?

- La piscine, répondit tout naturellement son interlocuteur.

- C’est de la vraie eau ?

- Vraie de vraie. »

La piscine, rectangulaire et bordée par du carrelage beige, était peu profonde. Eliah s’approcha à pas lents. Il n’y croyait pas. Depuis tout ce temps, de l’eau propre et saine se trouvait dans cette ville, sur ce toit. Une rage froide lui enflamma les joues.

Ils utilisaient cette ressource si rare, pour ça ? Pour que quelques riches se détendent ? Alors qu’en bas, on buvait un liquide grisâtre, au gout douteux, qui teintait la peau ? Des mois qu’il n’avait pas bu de l’eau, de la vraie eau. Un puissant dégoût l’envahit.

Asbel avait déjà commencé à enlever ses chaussures. S’en fut trop pour l’Îlien. Peu importait l’argent, il ne pouvait pas rester ici, avec ce bourgeois pourri gâté.

« C’est une blague ? Il n’y a pas assez d’eau pour tout le monde sur cette foutue planète, et vous l’utilisez pour vous baigner ? C’est donc ça que vous faites de notre eau ? », s’insurgea-t-il.

Il reprit son souffle avec difficulté et s’éloigna d’un pas rageur. Il s’apprêtait à quitter la suite lorsque le blond le rattrapa par le bras. Eliah se dégagea avec férocité.

« Je suis vraiment désolé. Je ne pensais pas que ça te mettrait dans un tel état. »

Le gosse de riche semblait au bord des larmes. Il baissa les yeux, ne supportant pas le visage de son ami, déformé par la fureur.

« Je voulais te faire plaisir, je sais que la vie en bas n’est pas facile. On est tellement habitué aux injustices de Rianon, qu’on ne remarque plus leurs absurdités. »

Le Novichki fut frappé, une fois de plus, de constater leurs différences. Ils vivaient dans la même ville, la même Bulle, mais en réalité un monde les séparait. L’eau ne représentait pas un problème et cela ne le dérangeait pas de l’utiliser pour des raisons aussi triviales.

« Tu viens de l’Île, n’est-ce pas ? »

Il se crispa sans savoir quoi répondre. Leur soirée Au Phare, avec la fresque, et à présent cette colère… Il s’était trahi tout seul. La contrariété laissa place à une profonde lassitude.

« Je suis désolé, répéta Asbel. Si j’avais su, je… »

Eliah prit une profonde inspiration pour se calmer. Il fut attendri par la mine peiné de son compagnon. Ses joues rosies, ses mèches tombant devant ses cils gracieux, et ses lèvres tremblantes. Il eut envie passer une main dans ses boucles dorées, de s’enivrer de son doux parfum. Il se recula, confus.

« J’ai peut-être autre chose qui pourrait te faire plaisir. »

Décidément, le bourge n’en démordait pas. Il aurait pu s’énerver face à la réaction de l’Îlien. L’alcool ou son manque de caractère lui sauvait la mise. A moins que ce fut leur attirance mutuelle.

Ils retournèrent à l’extérieur, en ignorant la piscine. Celle-ci avait tellement absorbée Eliah que le plus important lui avait échappé.

De grandes baies vitrées bordaient la terrasse et servaient également de parapet. Elles offraient une vue imprenable sur… Les nuages. Une barrière de coton séparait les plus hauts toits et la ville. Une nouvelle dimension leur apparut, à la fois lointaine et à la portée de Rianon. Une mer infinie s’étendait devant eux. Par moment, des éclairs illuminaient les cumulus d’une lueur blanche. Magnifique. Pas autant que le ciel, mais sublime.

Depuis combien de temps n’avait-il pas vu les étoiles ? Il leva le visage vers la voûte céleste, d’un noir d’encre à première vue. Le dôme de La Bulle se fondait dans l’obscurité, il discernait à peine le contour des alvéoles. Puis des points lumineux apparurent. Il ne reconnut pas les mêmes constellations que sur l’Île, pourtant, un certain calme le gagna.

Il s’étonna soudain de pouvoir respirer aussi bien à une telle altitude. D’autres antennes d’immeubles dépassaient des nuages ; les gratte-ciel n’étaient pas si grands qu’ils y paraissaient, les nuages flottaient très bas. Il ignorait l’origine de ce phénomène. Comme s’il avait lu ses pensées, son ami chuchota :

« C’est à cause de la pollution, de la ville et de nous. »

Ils restèrent silencieux, chacun profitant de la vue. Eliah essaya d’imaginer une vie loin d’Oris et de son travail à l’entrepôt. Lorsqu’il aurait payé ses dettes au contremaître, il serait libre. Cette soirée lui avait prouvé que La Bulle regorgeait de lieux surprenants. Jusqu’à présent, il avait douté de sa capacité à s’intégrer dans cette nouvelle ville. Les déceptions s’étaient accumulées. Il n’avait fait que comparer l’Île avec cet endroit austère. Mais il devait se rendre à l’évidence, sa planète était unique. Jamais il n’obtiendrait mieux.

Toutefois, ce spectacle sur la terrasse le touchait. Il découvrait ce qui se cachait au-dessus de la grisaille permanente. Alors peut-être trouverait-il sa place sur Rianon ? D’autres cités pourraient lui plaire. Pour la première fois depuis qu’il avait quitté les siens, Eliah envisagea la possibilité d’une existence ici.

Il bailla à s’en décrocher la mâchoire. L’alcool et la fatigue rendaient ses paupières lourdes. Ils rejoignirent le lit où un matelas moelleux les accueillit. Le jeune homme aurait aimé s’endormir sur le champ, mais le plus difficile restait à venir.

Il posa une main chaude sur la joue glacée d’Asbel et approcha ses lèvres. Son souffle sentait l’alcool et les gâteaux salés. Il lui rendit son baisé timidement. A peine Eliah eut glissé ses doigts sous le tee-shirt de son compagnon que celui-ci le repoussa, le visage écarlate. Il ne lui avait jamais paru aussi jeune, avec sa peau glabre et lisse. Soudain, le clandestin fut pris d’un doute.

« Rappelle-moi, tu es bien majeur ?

- O-o-oui bredouilla-t-il. J’ai bientôt vingt ans. Mais… c’est la première fois que… »

Quatre ans d’écart, mais pas un délit. Aucune envie de rajouter « détournement de mineur » à la liste de ses infractions.

Les explications d’Oris lui revinrent en mémoire. Asbel refoulait sûrement son attirance pour les hommes. Eliah le gratifia d’un sourire doux et encourageant.

« On n’est pas pressés. »

Le soulagement l’envahit également. Ils se blottirent l’un contre l’autre sous les couvertures, sans même se déshabiller. Le Novichki entendait le cœur de son ami qui battait la chamade. Le silence s’étendit, il somnolait et sursauta lorsque le blondinet reprit :

« Si tu avais pu voir le regard de mon père... J’ai ramené un copain à la maison, il y a quatre ans. On jouait aux jeux vidéo dans ma chambre… »

Aucune idée de quoi s’agissait, mais pas question d’interrompre son histoire.

« … et on s’est rapprochés. Je pensais qu’on était sur la même longueur d’onde. Alors je l’ai embrassé. Mais il m’a repoussé avant de quitter la maison en courant. J’ai fondu en larmes. Mon père a essayé de me consoler, mais quand je lui ai raconté… »

Tous ses membres se crispèrent, comme s’il revivait l’action. Ses poings se serrèrent avec rage.

« Il n’a rien eu besoin de dire. J’ai su la déception que je représentais. »

Son interlocuteur resta muet, trop étonné devant cette cruauté. Il l’étreignit davantage contre lui.

Ils s’endormirent ainsi, sur ces tristes notes. Aux premières lueurs de l’aube, Eliah quitta le lit, en essayant de ne pas le déranger. Il devait retourner dans son appartement pour prendre ses affaires et filer au chantier. Cependant, la tête blonde émergea d’entre les draps, décoiffée, la trace de l’oreiller sur la joue gauche. Une vague de tendresse l’envahit.

Asbel le rattrapa à la porte et lui tendit une liasse de billets.

« On n’a rien fait, garde ton argent. »

Ses crédits le dégoutèrent soudain, malgré l’envie de s’en emparer. Ils n’avaient fait que parler, après tout. Il avait pensé que cette soirée dépassait le stade de service rendu… Être récompensé pour n’avoir rien fait le mettait mal à l’aise.

« Je sais, mais, j’y tiens. Tu as besoin d’argent et j’en ai. »

Le citoyen de Rianon se hissa légèrement sur la pointe des pieds pour atteindre Eliah et l’embrassa timidement, tout en lui glissant les crédits dans la poche.

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