Chapitre 5.2

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Des tremblements se saisirent de lui. L’homme qui le tenait toujours par le bras le força à avancer. L’Îlien faillit s’entraver, mais la poigne du militaire le retint de justesse. Eliah avait le visage livide. Son regard ne pouvait se détacher des armes et munitions qui s’entassaient un peu partout dans l’entrepôt.

Ils contournèrent l’énorme vaisseau, qui était bien différent de celui qui avait amené Eliah sur Rianon. Les propulseurs étaient plus gros et puissants. La machine était moins imposante, ses formes taillées pour la vitesse. Il distingua aussi quelques canons électriques, qui ne pourraient pas fonctionner sur l’Île, heureusement. C’était une bien maigre consolation face à toutes les autres armes. Il s’imagina déjà les centaines d’autres vaisseaux semblables à celui-là, voire même plus gros et destructeurs, qui envahissaient l’Île, par sa faute. Le massacre serait assuré.

Ils arrivèrent à la tente de commandement. Plusieurs hommes, habillés en noir, tenaient des cartes devant eux. Eliah reconnut des dessins approximatifs de l’Île. Etait-ce grâce à lui qu’ils avaient pu dessiner de tels plans ? Il pâlit davantage encore. Les hommes ne leur lancèrent pas un regard. On les laissa dans un coin, où ils s’assirent sur un chargement quelconque. Ils n’étaient plus sous surveillance, mais Eliah savait qu’à la moindre tentative pour s’enfuir, des centaines de militaires lui tomberaient dessus. Il se sentait vraiment mal, des tremblements incessants le secouaient de toute part et la nausée l’envahit.

Les deux jeunes hommes restèrent assis l’un à côté de l’autre, en silence, pendant de longues minutes. Ils regardèrent les allés et retours des militaires qui chargeaient le vaisseau. Le visage d’Asbel était impassible, seuls ses yeux suivaient le mouvement des soldats. Quant à Eliah, il n’en menait pas large. Son esprit était en ébullition. Il essayait de reconstituer les derniers mois, avec toutes les informations qu’il avait pu donner ou laisser échapper.

Peut-être qu’Asbel n’y était pour rien. Du moins, c’est ce dont il essaya de se convaincre. Ils avaient passé de bons moments ensemble, même si en y réfléchissant, tout cela lui paraissait bien lointain.

Eliah essuya la sueur qui lui avait glissé sur le front et essaya de prendre une grande inspiration. Asbel et lui étaient amis. Le brun l’avait réconforté et soutenu de nombreuses fois, ils avaient joué ensemble aux jeux vidéo – concept qu’Eliah avait eu du mal à maîtriser –, ils avaient discuté de longues heures, l’Îlien lui avait appris à nager. Leur sieste dans le hamac le soir était sûrement le meilleur moment.

Pourtant, n’avait-il pas posé des centaines de questions sur l’Île, sous couvert qu’il était passionné ? Il ne se souvenait pas de toutes leurs conversations, mais des brides lui revinrent. Asbel arrivait presque inévitablement à parler du Sanctuaire à chaque discussion. Avait-il réellement envoyé son dossier de demander de séjour ? Ou tout ceci n’était qu’une mascarade ? A moins que Sevastian n’ait fait pression sur son propre fils pour obtenir les informations sur l’Île ? Oui, l’homme en était capable.

Eliah se tordit nerveusement les mains. Il refusait d’admettre qu’il s’était monté la tête. Pourtant, le doute grandissait à toute vitesse. Il devait en avoir le cœur net. Les secondes s’écoulèrent, pendant lesquels le jeune homme essayait de formuler la façon dont il allait aborder ce sujet. Mais rien n’était assez bien. Il avait peur de tout faire exploser. Il avait besoin de savoir. Tout partait en vrille à cause de lui, l’Île était menacée. Il avait besoin de savoir qu’il avait un allié au milieu de tout ça.

« Asbel. »

Eliah n’osa pas croiser le regard de son ami, il se contenta de fixer la paume de sa main où il avait déjà laissé des petites marques en forme de croissant de lune.

« Est-ce que tu t’es servi de moi ? »

̶ Oui. »

Eliah eut le souffle coupé. La réponse avait fusé, sans hésitation. Il redressa la tête en direction de Asbel qui le dévisageait avec intensité, presque incrédulité. Peut-être n’en revenait-il pas qu’Eliah ait mis si longtemps à comprendre, à réaliser les choses.

« Comment as-tu pu me faire ça ? », souffla Eliah.

Il n’avait pas osé réfléchir aux conséquences de cette révélation. Il n’avait imaginé que le résultat d’une réponse négative. Son cœur se serait alors allégé, oui, il aurait eu un allié dans cette lutte perdue d’avance. Il n’aurait pas eu à se retrouver tout seul, une fois de plus.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Il se maudit intérieurement à cause de sa maladresse et de sa naïveté. Il n’avait fait que les pires choix depuis son départ de l’Île. La pointe dans son cœur s’enfonça encore un peu plus.

« Je ne pensais vraiment pas que mon père te ferait venir ici, mais il aime montrer sa supériorité. Ça ne devrait pas être long. »

Etait-ce donc la seule raison de sa venue ici ? Pour que Sevastian lui montre ce qu’il s’apprêtait à faire subir à l’Île, à cause de lui ? Un vertige saisit Eliah, et il agrippa fermement ses mains à la caisse de chargement sur laquelle il était assise.

« Je pensais que tu détestais l’Île, à cause de ce qu’ils ont fait, et que tout ceci ne te ferait ni chaud ni froid », chuchota Asbel.

Eliah fronça les sourcils. Essayait-il de se justifier pour que ses actions soient moins laides ? Il essaya de retenir ses larmes avec difficulté. Il avait de plus en plus de mal à innocenter son ami. Il ne comprenait même pas pourquoi il s’entêtait à le faire alors que celui-ci lui avait avoué. Eliah devait se raccrocher à quelqu’un, à quelque chose. Il avait besoin de trouver un coupable, autre que lui-même.

Il ferma les yeux et prit une profonde inspiration pour tenter de se calmer et remettre ses idées en place. Tout lui rappelait la catastrophe qui se préparait : des militaires défilèrent non loin d’eux, au pas de courses, pour aller récupérer leurs sacs de voyage. Une citerne se gara à côté du vaisseau et déversa des litres de carburant, dont l’odeur nauséabonde se répandit dans l’air. Eliah toussota. Depuis combien de temps Sevastian préparait-il ce voyage ? Le jeune homme avait du mal à croire qu’en seulement deux mois, ce projet ait vu le jour.

« Tu avais prévu ça depuis le début ? »

Il ne savait pas lui-même pourquoi il posait ces questions. Etait-ce un moyen d’excuser Asbel ? Ou de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre ?

« J’ai vraiment voulu t’aider, dans le bar. Mais quand on a appris que tu venais de l’Île… »

Il se tourna vers Eliah, le regard sincèrement désolé, mais cela ne fit qu’attiser la colère qui grondait chez l’Îlien.

« On a sauté sur l’occasion, on savait dans quel pétrin se trouvait notre père. Mais si j’avais su Eliah je n’aurai… », continua-t-il.

La fureur envahit Eliah en quelques secondes, il se leva, hors de lui. Comment osait-il dire ça ? Leur père ne s’était jamais trouvé dans le pétrin, le vrai pétrin. Il avait juste perdu de l’argent et ça lui avait fait peur. Sevastian ne pouvait plus revendre l’eau de l’Île et ça le rendait malade, mais il restait riche. Immensément riche. Ils avaient tous eu peur de perdre le luxe dans lequel ils vivaient. Asbel et son frère avaient un vie parfaite, opulente et libre. Et il osait dire ça ? La haine brilla dans ses yeux foncés.

Il se sentait profondément trahi par Asbel, qu’il pensait être son ami. Il se détestait d’avoir pu le croire, d’avoir placé sa confiance en lui. Depuis tout ce temps il n’avait fait que lui soutirer des informations pour les donner à son père. Tout était clair à présent.

« Tu n’as donc pas songé aux pauvres gens qui vont être tués ? A tout ceux qui vont souffrir ? Tout ça parce que vous n’avez pas assez d’eau ? Parce que vous n’avez pas assez d’argent ? Parce que vous ne pouvez pas vous contenter de ce que vous avez ? », cracha Eliah.

Rianon avait colonisé beaucoup de planètes, de centaines même, mais aucune n’était aussi bien que l’Île. Aucune n’avait une quantité aussi astronomique d’eau. Asbel fit une moue triste, blessée.

« Je suis désolé Eliah, c’est mon père qui m’a demandé de te poser des questions sur l’Île et… j’ai toujours voulu y aller. Mais je ne pensais pas que les choses prendraient cette tournure…

̶ Arrête de mentir ! », hurla Eliah.

Plusieurs visages se tournèrent vers eux. Depuis la tente de commandement, on leur jeta des regards mauvais. Eliah les ignora. Il voulait que tout ça se finisse, que ce ne soit qu’un mauvais rêve. Il songea soudain, presque avec dégoût pour lui-même, qu’il aurait voulu que la brume l’enveloppe et lui fasse oublier ces moments. Pourtant, il ne pouvait plus se le permettre. Sevastian avait eu ce qu’il voulait, Eliah voulait quitter cet endroit à présent et mettre le plus de distance possible entre lui et cette maudite famille.

Il lança un regard de haine et de mépris à celui qu’il avait considéré comme un ami. Pour Asbel, aller sur l’Île n’était qu’une sorte de voyage touristique et rendait Eliah fou. Il ne semblait pas se rendre compte de la réalité des choses. N’avait-il donc pas écouté tout ce qu’Eliah lui avait raconté ? Cela lui faisait encore plus mal au cœur.

Une voix retentit dans le dos du jeune homme :

« Allons, allons, un peu de calme. »

Il fit volte-face et tomba nez à nez avec Sevastian. L’homme avait opté pour une combinaison militaire qui mettait en valeur son corps encore athlétique pour son âge. Son visage n’avait jamais paru aussi hostile et froid qu’à cet instant.

« On ne peut pas vous laisser seuls deux secondes … », soupira l’homme.

Le jeune homme lança un regard meurtrier à son aîné.

« Je viens », s’entendit dire Eliah.

Il eut un hoquet de surprise, choqué par ses propres mots, et incapable d’ajouter autre chose. L’Îlien était tétanisé par la peur, l’incompréhension et par sa propre intervention. Mais n’était-ce pas ce qu’il souhaitait au fond ? Ses ongles s’enfoncèrent dans la peau de sa main et il retint une grimace. Son esprit n’était pas obstrué par la brume mais par l’angoisse et les centaines de questions qui tourbillonnaient dans sa tête. Il regretta presque de ne pas être emmené par le nuage cotonneux qu’il connaissait si bien, mais il savait que cette situation critique nécessitait le plus de clarté possible.

Cela faisait des mois qu’Eliah essayait de se convaincre que la vie ici pouvait lui convenir, mais il n’avait fait que se leurrer. Les gens d’ici étaient mauvais. Cette planète était mauvaise. Les habitants de l’Île l’avaient déçu, mais il ne pouvait pas tous les condamner à cause de son égoïsme et de sa colère. Peut-être que l’Île ne valait pas mieux, mais au moins, c’était sa planète natale. Et il l’avait trahie.

« Parfait. Mieux vaut que tu viennes de ton plein gré plutôt qu’en otage », ricana Sevastian.

Asbel parut tout aussi étonné qu’Eliah. Ils avaient bêtement cru que l’Îlien resterait ici tandis que les autres envahiraient l’Île. Mais ils avaient encore besoin des informations d’Eliah. Ses explications ne suffisaient pas, il leur fallait un guide. Le jeune homme se retint de dire qu’il ne connaissait que trop peu sa planète natale. Il devait à tout prix faire partie de cette expédition.

Il se fit la promesse de s’enfuir dès que l’occasion se présenterait. A la seconde où ils traverseraient l’atmosphère de l’Île, il chercherait un moyen de s’échapper. Jamais il ne leur donnerait une information en plus. A présent, il devait trouver un moyen de sauver l’Île et ses habitants. Tout cela était de sa faute et il fallait qu’il se rachète.

Oui, sa décision était prise. Il n’était plus question de brume et de naïveté. Il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour corriger son erreur. Erreur qui pouvait couter des milliers de vie. Un poids énorme tomba sur sa poitrine et il chancela. Asbel s’approcha, visiblement inquiet pour son ami si pâle, mais il fut repoussé. Plus question de sympathiser avec l’ennemi non plus. Malgré la douleur que cela lui causait, Eliah avait rayé Asbel de son esprit. Il ne pouvait pas lui faire confiance. Son ami s’était joué de lui, avait abusé de sa confiance alors qu’il était en deuil.

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