Chapitre 11.1

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La sueur coulait le long du front d’Eliah et gouttait dans ses yeux. Il passa une main sur son visage, le souffle court et les joues rougies par l’effort. Le soleil, haut dans le ciel, lui réchauffait les épaules. Les battements de son cœur résonnaient à ses oreilles et obstruaient les encouragements et les moqueries qui s’élevaient autour de lui.

L’expérience de Lenaïs pour chasser la brume avait pris une tournure inattendue. Leur dernière tentative l’avait secouée plus qu’elle ne voulait l’admettre, et la femme s’était rabattue sur des expérimentations moins dangereuses. Enfin, moins dangereuses pour elle.

En effet, la brume disparaissait grâce à deux choses : la douleur – mais Eliah ne l’avait mentionné à personne d’autre que l’Eire, de peur d’être torturé – et l’adrénaline. Elle avait donc décidé que le captif subirait une sorte d’entraînement, mais il ne s’était pas attendu à devoir combattre Lenaïs. Au début, le jeune homme avait trouvé injuste de devoir affronter la femme. Son handicap devait beaucoup la pénaliser pendant un affrontement, avait-il jugé. Pourtant, il se souvenait qu’elle s’était bien débrouillée lors de la bataille contre les pirates de La Vengeresse Rouge, même si Theo avait été à ses côtés pour défendre son flanc gauche.

Cependant, l’avis du prisonnier avait vite changé. Elle était redoutable. Lors de leur premier combat, Eliah s’était laissé envahir par la supériorité et l’arrogance. Il avait essayé d’attaquer la femme dans son angle mort, mais Lenaïs avait fait de son point faible un atout. Elle parait les coups avec sa longue cape. Celle-ci semblait dotée de vie et virevoltait en même temps que la magicienne. Le jeune homme fut, de nombreuses fois, immobilisé et mis en échec à cause de son habit. Il trouvait cette parade injuste, mais la femme devait compenser son handicap.

Eliah avait déjà une petite expérience dans les combats, grâce à son passé de soldat, dans son ancien village. Cependant, il n’y avait jamais eu de vrais affrontements où sa vie se trouvait menacée – mis à part la nuit de l’attaque. Il s’entraînait avec les autres gardes, mais les duels avaient toujours été simples. Combattre sur le navire était différent. Il devait s’habituer au roulement du bateau, garder son équilibre, éviter les obstacles et supporter les commentaires des autres pirates. Ceux-ci adoraient regarder les entraînements. Ils ne prenaient même pas de paris, car la victoire de Lenaïs était assurée.

Le jeune homme se trouvait encore plus épuisé qu’avant. Il ne travaillait plus la nuit, mais ses corvées de la journée se rajoutaient à ses entraînements. Lenaïs était exigeante et stricte. Elle essayait de le tester, de repousser ses limites dans l’espoir de chasser la brume. Lors de la première séance, il avait cru qu’elle retiendrait ses coups, mais il remarqua rapidement que les attaques de la femme visaient à le mettre en danger. Cependant, elle avait rapidement remarqué les changements dans son attitude quand la fatigue ou sa malédiction s’emparait de lui.

L’Eire n’en avait encore parlé à personne, mais depuis qu’ils avaient eu leur esprit connecté, elle ressentait comme un lien invisible qui la liait au captif. Elle avait du mal à expliquer ce sentiment, pourtant, elle était capable de deviner ses intentions et ses gestes, d’analyser ses actions et ses regards. On aurait dit qu’elle le connaissait depuis des années. Ce rapprochement involontaire la mettait mal à l’aise. Depuis qu’elle avait vu ses souvenirs, une forte compassion l’avait envahie. Son envie de vouloir retirer la brume pour en apprendre plus sur la magie, et prouver sa force, s’était muée en attendrissement à l’égard d’Eliah. A présent, elle savait comment agissait sa malédiction, les remords et la peine qui l’accablaient. Et elle ne pouvait l’ignorer.

Cependant, malgré sa volonté de lui venir en aide, elle avait été refroidie par leur expérience. Puisque le prisonnier lui avait raconté que l’adrénaline chassait la brume de façon temporaire, elle voulait observer son comportement sous la pression et dans des situations dangereuses. Outre leurs combats, réguliers, Eliah devait souvent monter en haut du mat pour serrer les voiles ou se rendre à la vigie. Il avait été peu rassuré les premiers temps, mais au bout de deux semaines, il acquit plus de dextérité. Il fit peu de progrès, mais il se sentait plus accepté parmi les pirates. Ceux-ci lui donnaient des conseils, se moquaient toujours de lui, mais leur comportement commençait à changer.

Quant à la brume, elle était toujours très présente. Il n’arrivait pas à retrouver cet état d’esprit si agréable qui l’avait envahi durant son combat contre le pirate de La Vengeresse. Il se sentait lucide et éveillé pendant les entraînements, mais ce n’était pas la même chose. Et il n’était pas sûr d’arriver à retrouver cette pleine conscience. Par instant, comme celui-ci, même l’adrénaline ne suffisait pas à chasser la brume.

Quelques secondes d’inattention suffirent pour que Lenaïs attaque. Elle était agile et souple. Sa cape tourbillonnait autour d’elle, et créait parfois une carapace impénétrable. Eliah se demanda une nouvelle fois en quelle matière était faite la veste, qui ne lui avait pas parue ni solide ni étrange au premier abord.

La femme se faufila sur son flanc gauche et le faucha d’un ample mouvement de la jambe. Eliah sortit de ses pensées une seconde trop tard et tomba lourdement sur le sol. Les exclamations amusées des pirates retentirent de tous les côtés. Le jeune homme se redressa avec difficulté. La douleur élançait chacun de ses muscles. Son torse nu et bronzé dégoulinait de sueur. Sa gorge était sèche, mais Lenaïs ne lui laissa pas le temps de faire une pause. Elle paraissait tout autant fatiguée, ses cheveux lui collaient au visage et ses joues étaient rouges, pourtant, elle attendit à peine qu’il soit relevé.

Le jeune homme parvint à parer de justesse les attaques de son adversaire. Il esquiva la cape en bondissant en arrière. Ils échangèrent quelques coups rapides, Eliah avait du mal à rester concentré. Il sentait que la brume voulait engloutir son esprit. Peut-être la mage le sentit-elle car ses attaques se firent plus pressantes et puissantes. Il ne voyait aucune ouverture possible, il se contenta de parer et d’esquiver, tandis que la femme profitait de la moindre seconde d’inattention.

« Terre en vue ! », hurla un pirate à la vigie.

Les hommes se désintéressèrent du combat et retournèrent à leur poste. Thanael, qui assistait lui aussi au spectacle, appuyé à la rambarde du pont supérieur, se détourna et rejoignit Theo à la barre. Eliah leva le nez quelques secondes, ses yeux furent attirés par le mouvement. Lenaïs attaqua une nouvelle fois et désarma le jeune homme. Avec la sueur, l’épée glissa de sa main et atterrit quelques mètres plus loin avec fracas. Il se retrouva avec l’arme de Lenaïs sous la gorge.

« Ne te laisse pas déconcentrer », prévint-elle.

Elle baissa son épée et lui fit signe que l’entraînement était fini. Eliah retourna chercher son épée et prit la gourde que lui tendait la femme. Il but une grande rasade avec plaisir et se vida la fin de la bouteille sur le visage.

Ils relevèrent la tête après avoir entendu un cri étrange. Au milieu des nuages, ils aperçurent un oiseau. Eliah n’arrivait pas à distinguer si c’était une mouette.

« Un albatros », souffla Lenaïs.

L’animal disparut à nouveau derrière un nuage. Eliah sentit son cœur se serrer. Il était à bord du navire depuis quatre semaines à présent, et leur voyage arrivait à son terme. Il avait peur. Cela faisait des jours qu’il essayait de ne pas penser à l’entrevue avec le Seigneur de l’Île, mais Neuf Soleils était en vue. Le jeune homme avait fait en sorte de mettre le plus de chances de son côté, mais cela suffirait-il ? Il avait imaginé un plan pour vaincre les envahisseurs et il devait tout faire pour échanger sa liberté contre cette révélation.

Il poussa un profond soupir, las. Avec une grimace de douleur, il se baissa pour ramasser sa chemise et l’enfila en grognant. Il avait oublié à quel point les entraînements étaient douloureux. A son village, le rythme n’était pas aussi vigoureux et sérieux. Peut-être était-ce pour ça que les soldats avaient été défaits si facilement, songea-t-il, la gorge serrée. Jamais personne n’avait imaginé que les Îliens les attaqueraient et les tueraient tous.

Le jeune homme se dirigea vers la proue. Il aperçut un navire au loin et de nouveau le cri d’un oiseau lui parvint. Ils approchaient de Neuf Soleils. La côte se dessinait peu à peu à l’horizon. Il resta un long moment, le regard perdu dans le lointain, l’esprit dévoré par la brume. Il ne vit pas la ville apparaitre, il n’entendit pas les pirates ni le bruit des vagues. Eliah fut sorti de ses pensées par Lenaïs qui le secouait. Ses paupières papillonnèrent comme s’il émergeait d’un rêve.

« On est arrivé », annonça-t-elle.

Le paysage s’était métamorphosé sous ses yeux sans qu’il s’en rende compte. Eliah n’était jamais venu à la capitale et il en resta bouche bée. De nombreuses fois il s’était imaginé la ville, mais jamais ses songes n’auraient pu composer un tel tableau.

La ville s’étendait sur une colline, elle grouillait d’activité et resplendissait. Son attention fut attirée par le château qui dominait la ville et surplombait les falaises abruptes. Sa coupole en or reflétait les rayons du soleil, le jeune homme dut plisser les paupières. Il n’avait jamais rien vu d’aussi majestueux et grandiose. De grandes tours richement décorées s’étendaient à chaque point cardinal et encadraient l’édifice principal. Son cœur s’emballa. Jusqu’à présent, Eliah n’avait posé aucune question sur le Seigneur de l’Île, et son imagination se mit en marche.

Le monarque avait un palais splendide et voyant, presque trop riche comparé à la pauvreté qui régnait sur l’Île. Les Seigneurs précédents avaient, pour la plupart, participé et aidé Rianon dans la Purge. Le seul qui avait résisté, au début de l’invasion, avait été trahi et tué par son propre frère. Depuis, une passivité, voire une participation active était entretenue par les rois de l’Île. Pourtant, les choses avaient changé avec celui-là. C’était ce Seigneur qui avait ordonné de faire massacrer le village d’Eliah. Ses poings se contractèrent. Il avait essayé de ne pas y penser jusqu’à présent, mais ce serait difficile de garder son calme devant le roi. Il devait le convaincre d’agir pour l’Île et de la sauver, alors qu’il avait fait exécuter les amis d’Eliah.

Il continua son observation des environs, pour chasser ses pensées angoissantes. Des remparts en pierre claire entouraient la citée, et au-delà il pouvait distinguer quelques villages et des champs qui s’étendaient dans la plaine. En arrière-plan se dessinait des montagnes embrumées qui formaient comme une barrière infranchissable. Un vacarme assourdissant attira son attention ; un gigantesque bâtiment circulaire jaillissait d’entre les maisons, et le vent leur apporta des acclamations et une musique sourde.

Le navire pénétra dans la baie et s’approcha du port. Les eaux profondes accueillirent le bateau qui put accoster sans problème. Le jeune homme trouvait étrange que les pirates se montrent aux yeux de tous sans craindre des représailles. N’étaient-ils pas recherchés par les autorités ? Plusieurs canots vinrent à leur rencontre pour les aider à amarrer L’Albatros.

Thanael rassembla ses hommes et donna quelques ordres brefs. Deux hommes furent chargés de rester sur le navire pour le surveiller, tandis que les autres débarquaient. Les matelots avaient quartier libre jusqu’au lendemain.

Tandis que les pirates débarquaient joyeusement à terre, le capitaine se chargea de payer pour l’emplacement du navire dans le port. Eliah attendit sur le pont, en compagnie de Lenaïs et Theo. Il s’était presque attendu à ce que Thanael emmène tout son équipage jusqu’au Seigneur de l’Île, mais cela ne servait à rien de débarquer aussi nombreux. Pourtant, le jeune homme aurait aimé avoir le plus de témoins possible pour que son histoire soit crédible aux yeux du monarque. L’angoisse montait peu à peu en lui, il essayait de repasser ses arguments en boucle dans son esprit, mais tout ceci lui semblait bien superflu à présent.

Le capitaine rejoignit ses compagnons et dévisagea Eliah pendant quelques secondes. Puis, il se tourna vers son second :

« Va chercher les bracelets. »

Le jeune homme fronça les sourcils. Ils restèrent silencieux pendant l’absence de Theo. Eliah remarqua que Thanael avait opté pour une tenue plus formelle et élégante. Il prenait l’audience au sérieux, ce qui lui fit plaisir. Il portait une chemise propre, pourpre, serrée à la taille par une large ceinture en tissu où il avait glissé une dague. Ses cheveux étaient soigneusement noués et sa barbe taillée pour l’occasion. Sa compagne n’avait pas fait les mêmes efforts et Eliah portait toujours des vêtements trop grands et rapiécés.

Theo revint avec une paire de menottes. Le jeune homme recula, son regard brillait d’incompréhension.

« Mais je pensais que… »

Il se sentit trahi. Pourtant, il n’avait jamais intégré à part entière l’équipage, et il restait un prisonnier. En sauvant la vie de Thanael, il avait pu échapper aux quatre semaines d’emprisonnement à bord du navire, mais le capitaine ne lui avait jamais rendu sa liberté. Eliah ne pouvait s’empêcher de se sentir trompé.

« Eliah, dit le capitaine d’une voix posée, tu restes un envahisseur et je ne pense pas que le Seigneur soit ravi de te voir en liberté. Ce sera à sa majesté de juger si tu mérites d’être libre. »

Il savait que l’Îlien avait raison, pourtant il sentit la colère l’envahir. Ils savaient tous ici qu’il n’allait pas s’enfuir ou tenter de tuer le Seigneur. Thanael aurait au moins pu attendre d’arriver devant le palais. Eliah se contenta de rester silencieux et Theo lui mit les fers aux poignets.

Ils quittèrent enfin le navire et se dirigèrent vers le palais. La ville grouillait d’activité et le prisonnier se sentit rapidement mal à l’aise. Il n’avait jamais été au milieu d’une foule aussi dense, à Rianon les avenues plus larges donnaient l’impression de mieux respirer. Pourtant, les odeurs du port lui rappelèrent son enfance, ainsi que les cris des poissonniers qui voulaient attirer plus de clients. Des enfants à l’aspect pouilleux chahutèrent autour d’eux et Thanael leur lança une pièce, que les gamins ramassèrent avec avidité. Eliah avait l’impression que tous les regards étaient fixés sur lui, attirés par ses menottes qui cliquetaient et dont le son semblait se répercuter sur les murs des maisons en pisé. Le jeune homme mit quelques secondes encore avant de comprendre d’où venait son malaise. La terre ferme, les pavés glissants. Son corps s’était habitué au roulement de la mer, au bateau secoué jour et nuit.

Ils traversèrent un pont pour franchir le fleuve qui coupait la ville en deux. Eliah remarqua avec étonnement que ce quartier était en rénovation. Des grues et échafaudages surgissaient à chaque coin de rue et des ouvriers circulaient dans tous les sens. L’odeur âcre de la marée et du poisson fut remplacée par celle du plâtre et de la terre. Le bruit des scies et des coups de marteaux se répercutaient dans les ruelles dépeuplées. En effet, ils avançaient dans les rues, plus la foule s’éclaircissait. Un vacarme sourd leur parvenait, à l’opposé de là où ils allaient. Eliah se retourna pour essayer de distinguer le bâtiment rond qu’il avait vu en arrivant, mais il s’entrava et faillit tomber. Theo le rattrapa par le bras juste à temps.

« Ça vient des arènes, informa-t-il. Il y a des jeux.

̶ Je n’aime pas qu’on force des personnes à faire ce genre de spectacle, souffla Eliah.

̶ Les gladiateurs sont tous payés et libres de partir à n’importe quel moment », intervint Thanael.

Eliah pensait que des esclaves animaient ce genre d’événements. Comme s’il lisait ses pensées, le capitaine reprit :

« Il n’y a plus d’esclaves sur l’Île. »

Cette décision devait être récente. Etait-ce le Seigneur de l’Île qui avait décidé ça ? Le même qui avait fait tuer son village ? Ce changement avait dû être difficile à accepter pour Rianon. Ils avaient fait venir des esclaves de toute la galaxie pour travailler dans les mines de l’Île. Peut-être que ce monarque était la bonne personne pour se débarrasser de Rianon et protéger la planète.

Le palais se trouvait en hauteur, ils se retrouvèrent bientôt en surplomb de la ville. Le chemin jusqu’au château était entouré par des maisons luxueuses et immenses, ainsi que des commerces qui proposaient des tissus de qualité. La baie s’étendait devant eux, les eaux turquoises de l’océan brillaient de mille feux. Les maisons en contrebas semblaient minuscules et collées les unes aux autres. Les arènes furent enfin visibles et le vent leur apporta le bourdonnement de la foule agitée. L’amphithéâtre paraissait immense à côté des habitations. Ces spectacles devaient être populaires puisque les rues étaient quasiment désertes. Il ressentit un pincement au cœur inexplicable ; cette cité, sûrement la plus grande l’Île, ne représentait même pas un dixième de Nonair, la capitale de Rianon. Le Seigneur pourrait-il vraiment stopper l’invasion ? Un doute terrible s’empara d’Eliah. L’Île ne faisait pas le poids, ses habitants étaient trop peu nombreux, pas assez armés. Une chape de plomb lui tomba sur les épaules et il traîna des pieds jusqu’à leur destination.










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