Chapitre 11.3

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La mage et le prisonnier restèrent bouche bée. Ils ne s’étaient pas attendus à découvrir une femme, même si le capitaine n’avait jamais précisé son sexe. Tous les Îliens désignaient le Seigneur comme étant un homme, pour la protéger des envahisseurs. Depuis le changement de monarque, Abraha se faisait passer pour le roi, tandis qu’elle orchestrait dans l’ombre.

Sendja dépassait presque Theo, déjà immense. Elle portait un gorgerin pareil à un soleil dont les rayons s’étendaient sur sa poitrine. La pièce d’armure mettait en valeur ses épaules carrées et sa carrure imposante. Une grande cape carmin tombait à ses pieds. Le tissu se mélangeait à la couleur de ses cheveux, rouges comme le sang. Des brassards en cuir protégeaient ses avant-bras musclés et seuls les pirates remarquèrent qu’un petit poignard se dissimulait dans les protections. En apparence, elle n’avait rien d’une reine, et ne portait aucun signe distinctif de sa fonction. Eliah eut un frisson. Le regard de la guerrière l’effraya. Il se dégageait d’elle une puissance et une assurance hors du commun. Elle était indéniablement le Seigneur de l’Île.

Elle s’affala au milieu des coussins, de manière peu féminine, et observa les nouveaux venus, intriguée. Lenaïs ne savait pas comment se comporter en présence de la monarque. Aucun d’entre eux ne s’était incliné, elle semblait ne pas tenir compte des convenances. A première vue, Sendja paraissait masculine et brutale, pourtant un fin maquillage soulignait ses yeux pâles.

« Comment va ton ours ? demanda poliment Thanael.

- Tu as fait tout ce chemin pour me parler de ça ? »

Elle se servit une tasse de thé et but en silence. L’Eire se pinça les lèvres. Elle appréciait peu ce genre de surprise et sentit Eliah se crisper à ses côtés, lui aussi tendu par la situation. Ils ne s’étaient pas attendus à ce genre d’audience. Theo attendait placé derrière le canapé, les bras croisés sur la poitrine.

« Si c’est pour faire exécuter l’envahisseur, reprit-elle, tu aurais pu le faire sans mon accord. »

Le prisonnier se figea. Le pirate se contenta de soupirer, avec néanmoins un sourire en coin.

« Ecoute ce qu’il a à dire. »

Tous les visages se tournèrent vers lui. Le Novichki déglutit péniblement. Il attendait ce moment depuis des mois, mais il ignorait par quoi commencer. Des sentiments contraires se mélangeaient en lui ; la colère contre cette femme qui avait ordonné le massacre de son village, et l’espoir qu’elle le croie et change la situation. Il ne savait toujours pas s’il était possible de lui faire confiance, si la sécurité de l’Île allait enfin devenir une priorité. Il avait vu les changements mis en place par Sendja. Mais si elle l’avait déjà pu, n’aurait-elle pas déjà consolidé la protection de la planète ? Il se tordit nerveusement les mains et les chaînes tintèrent. La reine haussa un sourcil, l’air impatient.

« Rianon va envahir l’Île. »

Elle se redressa, le visage soudain sérieux, et reposa sa tasse en lui faisant signe de donner plus de détails. Il fut étonné qu’elle ne pose aucune question ou ne montre aucun signe de doute. Mais puisque Thanael avait conduit cet étranger jusqu’ici, elle devait faire confiance au jugement de son ami.

La gorge serrée par la honte, il raconta la façon dont il avait atterri sur Rianon, et comment il avait rencontré Sevastian. Il préféra ne pas évoquer le rôle d’Asbel et leur relation. Il préférait garder ce souvenir enfoui très loin dans son esprit. Il insista sur le côté manipulateur du quinquagénaire, et sur son projet d’envahir la planète pour récupérer l’eau. Il finit son histoire par l’arrivée catastrophique sur l’Île et l’attaque qu’avait subi le vaisseau.

La dirigeante se tourna vers les autres pirates présents, qui hochèrent tous la tête pour confirmer ce récit. Elle resta pensive pendant de longues secondes.

« Je ne vois que l’acte isolé d’un seul homme », se contenta-t-elle de dire.

Une ligne d’inquiétude barrait tout de même son front et ses sourcils restèrent froncés. Resté en retrait jusque-là, Abraha se rapprocha du groupe. Lui aussi semblait préoccupé. Le ministre et la monarque constataient que sans l’intervention de Thanael et de son équipage, l’invasion de l’Île aurait pu avoir lieu en ce moment même.

« Même si c’était un cas isolé, reprit Eliah, l’Île est trop vulnérable. Elle peut être attaquée de n’importe où, ses eaux sont trop difficiles à surveiller et une attaque surprise peut advenir n’importe quand. »

Sendja et le vieillard échangèrent un regard. Ce sujet les préoccupait depuis bien longtemps déjà.

« C’est bien pour cela que nous avons nos pirates, expliqua-t-elle. Après la quinzaine sanglante, j’ai encouragé des hommes à prendre les flots. Les océans sont à eux. Ils avaient pour ordre de piller les vaisseaux marchants et de surveiller les eaux. »

Le Novichki ne comprenait toujours pas cet événement au nom étrange, mais cela devait concerner la prise de pouvoir de Sendja. Les pirates patrouillaient les mers pour son compte. Il doutait que Guynn ou d’autres aient eu la présence d’esprit d’aller avertir leur souveraine.

« Je pense que certains ont oublié cette promesse… », marmonna Thanael.

Sendja lui fit signe de se taire et encouragea le captif à continuer.

« Un des fils de Sevastian est resté à Rianon. Il a pour ordre de prévenir les autorités si son père ne revient pas. C’est un homme important là-bas. Il travaille au Ministère de la Guerre. Il savait les risques avec cette mission, mais surtout, il était persuadé qu’ils ne le laisseraient pas ici. Peut-être qu’il fait pression sur des dirigeants, je n’en sais pas plus. Mais il paraissait tellement confiant… Je pense que Rianon n’abandonnera pas une nouvelle fois ses citoyens ici. »

Il baissa la tête, incapable de continuer tant sa gorge se contractait.

« Tu viens d’un village Novichki ? » questionna-t-elle.

Il acquiesça. Ses mains tremblaient et le cliquètement des menottes résonna dans le salon silencieux. Eliah réprima son envie de hurler sur la femme, de lui cracher le venin de la culpabilité qui l’empoisonnait depuis des mois. Par sa faute son village avait été attaqué, par sa faute il n’avait pas pu protéger les villageois.

« Ce massacre n’était pas prévu, mais il a arrangé mes plans », admit son interlocutrice.

Le jeune homme se figea une fraction de seconde avant de se jeter sur la reine. Lenaïs et Theo le retinrent tandis qu’Abraha sortit une dague, dissimulée dans sa manche. Une grimace de colère déforma les traits du captif, des grognements enragés sortaient de ses lèvres retroussées. Ses prunelles sombres trahissaient toute sa haine et sa promesse de mort envers Sendja.

Le sourire de celle-ci lui donna des frissons glacés dans le dos. Il savait que ce comportement n’arrangerait pas son cas, mais elle était détestable et cruelle. Comment osait-elle dire cela devant lui ? Il détenait une information capitale sur leur ennemi. Mais voudrait-il seulement la donner à cette femme méprisable ?

Il sentit les larmes lui monter aux yeux et un puissant sentiment d’injustice s’empara de son être. Quel avait été son ordre original ? De les faire enfermer dans des geôles pour le restant de leur jour ? Plus rien de tout cela n’importait à présent. Il ne savait plus quoi penser. Un profond dégoût l’assaillit, occultant son envie de venir en aide aux Îliens. Ils ne le méritaient pas.

Il se sentait impuissant et seul parmi ces insulaires qui le détestaient pour la plupart, qui supportaient sa présence pour les autres. Eliah ne savait pas comment il pouvait encore aimer l’Île après le sort infligé aux siens. Il maudissait Rianon pour avoir envahi la planète et fait subir tant de malheurs à ses habitants. Une part de lui haïssait aussi le rejet des Îliens et la cruauté dont ils avaient fait preuve envers son village.

Un vertige l’étourdit soudain. Le même sentiment qu’à bord du vaisseau, avec Asbel, lorsqu’il lui avait sauté à la gorge. Son esprit était parfaitement clair, libéré de la brume. Une rage dévastatrice coulait à flot dans ses veines et des tremblements s’emparèrent de tout son corps. Cette sensation se révéla délicieuse et effrayante à la fois. Il se sentait presque nu sans sa malédiction, vulnérable, mais aussi léger et maître de lui-même. Une force inconnue se répandait dans tout son corps.

Lenaïs et Theo lui lâchèrent les épaules, mais il fut incapable de bouger. Ses membres, si crispés sous le coup de la fureur, ne parvenaient plus à se détendre pour esquisser le moindre mouvement. Le sang battait douloureusement à ses tempes et des tâches noires apparurent devant ses yeux.

« Est-ce que ça va Eliah ? Tu devrais sortir quelques instants. »

La voix de la mage semblait lointaine, comme si elle lui parlait depuis une autre pièce. Malgré son envie de fuir cette reine diabolique, il ne put se lever. Les mêmes pensées chaotiques tournaient en boucle dans son esprit. Il aurait voulu se lever et poignarder la femme, se jeter à son cou pour l’étrangler, lui crever les yeux avec ses ongles, lui briser tous les os pour lui faire comprendre la douleur qui le rongeait depuis des mois, la souffrance qu’avaient éprouvé les Novichkis lorsque leur village avait été attaqué. Mais Abraha et Thanael se seraient interposés. Et même s’il avait pu atteindre Sendja, elle l’aurait mis hors d’état de nuire sans même avoir à se lever. Sa faiblesse, son incapacité à agir le rendirent encore plus amer et colérique. Il était incapable de venger ses amis, d’intervenir ou de dire quoi que ce soit. Ses poings serrés blanchirent et tressautèrent.

Il sentit la brume revenir, essayer d’ensevelir sa frénésie et de dissimuler son impuissance. Était-ce donc le seul moyen pour s’en débarrasser totalement ? Être en danger de mort ou submergé par la haine ? Il ferma les paupières pour contenir tous ses sentiments contradictoires et se plia en deux afin de contenir cette chose qui semblait vouloir jaillir de lui. Il avait l’impression qu’une bête sauvage le dévorait de l’intérieur et souhaitait tout détruire sur son passage.

« Eliah ? »

Il se redressa enfin, raide et tendu. Du coin de l’œil, il nota que Thanael avait posé une main sur la dague à sa ceinture et que tous semblaient sur le qui-vive. Ces réactions lui arrachèrent un sourire mauvais.

Theo avait fait le tour du canapé et se trouvait à côté d’Eliah. Le pirate le poussa en direction de la porte, avec crainte et douceur. Il se laissa conduire dans le couloir. Ils marchèrent dans le silence le plus complet et s’éloignèrent du petit salon. Le second n’osait rien dire, et il ignorait si le Novichki était en état de parler. Ils débouchèrent sur un patio où se trouvaient deux fauteuils, entourés d’une herbe verte à l’aspect moelleuse.

Le jeune homme tomba à genou et poussa un hurlement déchirant. Un cri de souffrance, mêlé de rancœur et d’une tristesse insondable. Theo sursauta et recula d’un pas. Même insensible à la magie, le marin comprenait qu’un détail ne tournait pas rond. Il hésita à appeler Lenaïs, mais des gardes surgirent soudain, et il leur fit signe de partir.

Il s’approcha du captif, recroquevillé sur le sol, le visage enfoui dans les mains. Le cliquetis des chaines résonnait à chaque nouveau sanglot. Ses pleurs s’éternisèrent un long moment.

Le marin connaissait ce sentiment de solitude, de n’être accepté par personne. Il sentit son cœur se serrer. Thanael avait deviné depuis le début que Theo aidait le prisonnier à cause de son passé, même si le second n’avait pas voulu se l’avouer. Il voulait l’épauler, comme il aurait aimé qu’on l’aide, à l’époque. Il ne parvint pas à trouver les bons mot pour apaiser l’étranger. Il se contenta de poser une main réconfortante sur son épaule.

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