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Eliah ne sut combien de temps il resta semi-conscient dans cette cage. Il oscillait entre la réalité et la brume. Incapable de distinguer les jours et les heures. Aucun moyen de chasser le coton qui enveloppait son esprit.

Il grelottait dans le cachot. L’arrivée d’eau et l’humidité ambiante n’aidaient pas à le réchauffer. Impossible de se reposer, le roulis le ballotait trop. Cela l’avait déçu, de ne plus avoir le pied marin. Plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’il avait fait un long trajet en bateau. La cale empestait le renfermé et l’eau croupie, ce qui avait renforcé sa nausée. Il ne rêvait que d’une chose : voir la lumière du soleil et la mer.

La nourriture n’arrangeait en rien son mal-être. On lui apportait souvent des repas constitués d’œufs durs et d’un gruau insipide. Il n’avait jamais vu personne descendre jusqu’aux geôles.

Lorsqu’Eliah ne vomissait pas à cause du mal de mer, il se croyait presque sur le petit bateau de pêche de son père. Durant son enfance, il l’accompagnait en mer. Quand la promenade s’éternisait, l’enfant s’allongeait sur les planches, se recouvrait d’une fine couverture pour échapper aux rayons du soleil et se laissait bercer par le bruit des vagues.

Ces rares moments de nostalgie se terminaient vite, remplacés par l’angoisse. Eliah doutait de ses chances de survie. Lorsqu’il essayait de penser à autre chose, l’attaque de l’astronef repassait en boucle dans son esprit. Il ne cessait de revoir les larmes d’Asbel, d’entendre ses supplications. Le Novichki aurait dû se réjouir de la défaite des citoyens de Rianon, mais son cœur demeurait lourd et gonflé de chagrin.

Combien étaient morts par sa faute ? Personne n’avait eu la moindre chance face au bombardement. Ils avaient été pris au dépourvu. Les problèmes techniques à bord, l’amerrissage catastrophique, l’assaut… L’équipage avait dû se noyer. Et les envahisseurs ne savaient pas nager.

Le seul réconfort d’Eliah résidait dans la balise de détresse. Il avait surveillé le vaisseau jusqu’à son naufrage et la mini-fusée n’avait pas décollé. Soit elle n’avait pas été déclenchée, soit son plan avait fonctionné.

Ce maigre réconfort n’empêchait pas le prisonnier d’être rongé par la culpabilité. Pourtant, il n’avait eu aucun autre moyen de contrecarrer l’opération. S’il n’avait pas pris la metelite de la balise, celle-ci aurait décollé et les secours de Rianon seraient déjà en chemin. Eliah avait offert un sursis à l’Île.

Naïvement, les conséquences et les pertes humaines ne lui avait jamais traversé l’esprit. Il s’était imaginé sa propre mort, pas celle des autres. Pour que toutes ces victimes ne soient pas vaines, il ferait en sorte de sauver l’Île.

Le poids de ses actes et de ses responsabilités pesait si lourd sur ses épaules, la brume apparaissait telle délivrance de ses remords.

Un bruit métallique le fit sortir de ses pensées. La cage venait d’être refermée. Le seau avait été vidé et une nouvelle assiette se trouvait devant lui. Eliah secoua la tête pour se réveiller et constata qu’on le regardait. Dans la pénombre, il distingua un homme bien bâti, aux larges épaules, assis sur une caisse. Des cicatrices striaient ses biceps noueux et un large tatouage noir, sans décoration, recouvrait entièrement son avant-bras gauche.

« Cela fait trois jours que je viens et c’est la première fois que tu me remarques, dit le pirate d’une voix étrangement douce.

- Ils doivent pas beaucoup t’aimer pour t’obliger à faire ce genre de corvée », ricana Eliah.

Le sourire du nouveau venu s’agrandit. Son teint ivoire détonnait pour un marin. Son visage long, aux traits fins, accompagnés d’yeux en amande, le distinguait des autres Îliens. Ses cheveux noirs et raides, attachés de façon négligée, laissaient dépasser de nombreuses mèches lui tombant devant les yeux. Deux sabres pendaient à sa taille.

« À vrai dire, c’est moi qui me suis proposé. »

Le Novichki fronça les sourcils. Son interlocuteur se permit un petit rire devant son expression étonnée. Son attitude ne laissait transparaître aucune haine ou méfiance vis-à-vis du prisonnier. Celui-ci se redressa en grimaçant et s’approcha de la grille, sur ses gardes.

Une odeur pestilentielle régnait dans la cellule et lui brûla la gorge. Les relents, provenant du seau pour ses besoins, le dégoutaient. Il se sentait d’autant plus sale à patauger dans l’eau stagnante et salée. Sa peau le démangeait, où les plaques rouges s’accumulaient sur ses membres. Il ne supporterait pas de passer tout le voyage dans ses conditions sans devenir fou avant leur arrivée. De plus, il ignorait leur destination ou même la durée du trajet.

« Je suis Theo, le second. »

Il passa son bras à travers les barreaux et tendit la main à Eliah. Ce dernier recula, méfiant. Pourquoi le second se donnait-il la peine de descendre jusqu’aux geôles pour s’occuper de lui ? Thanael essayait peut-être de lui soutirer des informations en passant par une personne inspirant confiance. Et s’il avait été envoyé pour le torturer ? Son sang se figea.

Avec la brume, Theo n’avait pu lui soutirer aucune information. Son potentiel tortionnaire avait patiemment attendu son réveil.

La méfiance était de mise. Et si l’homme s’emparait de ses doigts et les brisait ? Eliah ouvrit la bouche pour lancer une réplique acerbe, qui se coinça dans sa gorge. Avec la faible luminosité, le prisonnier n’avait pas remarqué les prunelles sombres du pirate.

Tout ceci n’avait aucun sens. Le capitaine haïssait les envahisseurs et Theo n’était pas un Ilien. Comment Thanael tolérait-il les origines étrangères de son lieutenant ?

Peut-être que ce dernier était la preuve que les mentalités évoluaient sur l’Île ? Il avait été accepté par l’équipage. Cela laissait donc toutes ses chances à Eliah. Un fol espoir naquit en lui. Leur statut d’exilés pouvait représenter un point commun.

Le silence plana pendant de longues secondes. Le détenu se décida donc à poser les questions qui brûlaient ses lèvres depuis si longtemps :

« Où est-ce que l’on va ? Combien de temps va durer le trajet ?

- Nous arriverons à Neuf Soleils dans un peu moins de quatre semaines. »

Malgré cette bonne nouvelle, qui lui remonta un peu le moral, Eliah se mordilla l’ongle du pouce. Il allait devoir rester enfermé dans la cale pendant un mois. Cela lui paraissait impensable. Un rire incertain franchit ses lèvres. Un mois à dormir dans l’eau croupie, à chier dans un seau et à bouffer du gruau. Il n’était pas certain de survivre.

« J’imagine que le plus important c’est que le Seigneur soit au courant.

- Tu es un drôle de personnage, Eliah. Tu as l’air d’accepter ton sort alors que c’est sûrement la mort qui t’attend au bout du voyage. »

Le Novichki ne put retenir un tressaillement. Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de l’homme. Il tomba sur ses doigts fripés par l’eau, transis par le froid. Peut-être que ce n’était que justice après tout. Il avait trahi sa patrie, amené des envahisseurs. Ne méritait-il pas de pourrir dans cette cage ?

Il désirait se racheter et réparer son erreur. Alors, autant continuer de jouer la carte de la dévotion, dissimuler ses vraies motivations, davantage égoïstes. Les pirates finiraient par le croire s’il continuait à mettre la planète avant sa propre existence.

« Si le Seigneur peut organiser une défense efficace, alors je pourrais mourir en paix. »

Theo éclata de rire. Son hilarité agaça Eliah. Il n’arrivait pas à comprendre si le matelot souhaitait ou non lui venir en aide. Venait-il s’assurer de sa sincérité ? Ou essayait-il de créer un lien afin de mieux lui soutirer des informations ? Le colon ne pouvait avouer le point faible des citoyens de Rianon. Cela représentait sa seule garantie de rester en vie.

« Thanael n’a pas menti, t’es vraiment fou. »

Il marqua une pause et se pencha en avant. Un air sérieux se peignit soudain sur son visage. Eliah s’approcha légèrement, l’oreille tendue et le cœur battant. L’odeur de son interlocuteur lui parvint, mélange salé d’eau de mer et de sueur.

« Est-ce que tu sais pourquoi je me suis proposé ? »

Le Novichki se contenta de hocher négativement la tête.

« Je suis le seul à bord de ce navire qui ne sois pas sensible à la magie. Je ne viens pas de l’Île, comme tu as pu le remarquer. Et je ne suis pas superstitieux, contrairement à certains. »

Les insulaires respectaient profondément les Eires, mais la moindre manifestation du don les effrayait. Puisqu’Eliah était maudit, comme le prétendait Lenaïs, personne n’osait l’approcher. Beaucoup craignaient d’être contaminés.

« Pourtant je suis un étranger moi aussi, rétorqua le colon. Et la magie m’a maudit.

- Il semblerait que plus tu t’éloignes de l’Île et moins son influence est forte. Je viens de la bordure extérieure de la galaxie, la magie n’a aucun effet sur moi. Rianon est plus proche, certains de ses citoyens peuvent subir l’influence magique. Tu dois en faire partie visiblement. »

Eliah poussa un profond soupir. Il n’avait jamais pensé que le don avait une telle portée. Rianon se situait à des années lumières de l’Île. Cela expliquait pourquoi la brume avait perdu en puissance lorsqu’il avait quitté la planète.

« Lorsque Lenaïs et Thanael m’ont décrit ton état, je pensais qu’ils exagéraient. »

Theo marqua une pause puis il se massa la nuque, cherchant ses mots.

« Écoute, je suis pas porté sur la torture. Tha’ le sait, et c’est peut-être même pour ça qu’il s’est pas opposé à ce que je descende te parler. Je pense qu’on peut trouver un arrangement. Nous avons besoin de savoir comment vaincre les envahisseurs. Si tu aimes l’Île autant que tu le prétends, tu dois nous aider. »

Le Novichki déglutit avec difficulté. Il recula jusqu’au fond de la cellule. Le pirate appuya son coude sur son genou et déposa sa tête dans le creux de sa paume.

« Le premier jour, je suis venu avec Lenaïs. Tu ne t’en souviens sûrement pas. Nous sommes rentrés dans la cage, pour essayer de te secouer, tu n’as pas réagi. Elle t’a même giflé. »

Eliah haussa les sourcils. Peut-être cette scène s’était-elle perdue dans ses étranges rêves mélangeant délires et réalité. Il ignorait totalement ce que les pirates pouvaient lui avoir fait pendant son sommeil. Etant donné son absence de blessure, et cette discussion, il en déduisait qu’ils n’avaient rien tiré de lui.

La douleur et l’adrénaline représentaient ses seules armes contre la brume. Autant leur faire croire que cette malédiction jouait comme un bouclier protecteur.

« Ça nous a beaucoup intrigué, avoua Theo.

- S-s-si vous tentez de me torturer, j’appellerai la brume et je ne dirai rien », balbutia Eliah.

Bien que totalement incapable d’accomplir une telle prouesse, eux l’ignoraient.

« C’est ce que nous avons cru comprendre. »

Theo se leva et s’approcha de la grille.

« Je vais dire à Thanael qu’on ne peut rien tirer de toi, à cause de cette malédiction. La seule personne à qui tu parleras, c’est le Seigneur, pas vrai ? »

Le détenu hocha prudemment la tête. Malgré ses origines étrangères, qui pouvaient justifier son comportement différent, cela n’expliquait pas pourquoi il refusait de le torturer. Les pirates étaient des êtres sanguinaires et cruels. La fin de son échange avec Lenaïs l’avait refroidi. Derrière son apparence prévenante se dissimulait une femme insensible.

« Pourquoi tu m’aides ? », demanda Eliah à voix basse.

Il craignait que sa curiosité n’agace son interlocuteur et qu’il change d’avis.

Des éclats de voix leur parvinrent depuis les ponts supérieurs. Une barre de préoccupation se forma sur le front du second. Ce dernier se dirigea vers l’échelle et s’empara du premier échelon avant de se retourner :

« Dès qu’on te posait une question, tu ne répétais qu’une seule chose. Encore et encore. “Je dois sauver l’Île”. »

Il disparut dans l’ouverture. Eliah poussa un profond soupir et ses épaules s’affaissèrent. Pour l’heure, il avait évité le pire. Il lui faudrait jouer la comédie jusqu’à leur arrivée à Neuf Soleils.

Avec ressentiment, il songea que sa malédiction lui avait sauvé la vie. Il n’aimait pas dépendre de la brume, et cela le peinait de reconnaître son utilité. Toutefois, il devrait se montrer prudent puisque Lenaïs était capable de la sentir. Il ne pouvait pas être certain qu’elle ne le dénoncerait pas au capitaine. Eliah espérait que Theo le soutiendrait, étant le moins superstitieux du groupe et un étranger lui aussi.

Un long frisson lui parcourut les bras et réveilla ses démangeaisons. Quatre semaines. Il lui fallait survivre jusque-là et marchander sa liberté auprès du souverain. Il souhaitait bien évidemment l’avertir du danger qui menaçait la planète, mais si le Novichki se trouvait en mesure de négocier sa liberté, il n’hésiterait pas.

Eliah entendit des bruits de pas précipités qui descendaient dans la cale. Il feignit de dormir. Des hommes récupérèrent des tonneaux, sans lui prêter attention et regagnèrent le pont. L’agitation avait gagné le navire. Le Novichki ne parvint pas à distinguer clairement les ordres, mais quelque chose se préparait. Une tempête peut-être ? Il n’osait pas songer à une autre situation, bien pire.


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