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Sur la dunette, Lenaïs contemplait la progression de La Vengeresse Rouge. Elle se pinça l’arête du nez. Devait-elle hurler sur Thanael ou simplement l’étrangler ? Le capitaine avait omis de mentionner que L’Albatros était poursuivi depuis plusieurs jours par un équipage rival. Elle soupçonnait même son amant d’avoir ralenti leur progression pour livrer bataille.

Passée l’inquiétude de l’invasion, il avait repris ses bonnes vieilles habitudes. Ne jamais manquer une occasion de tourner Guynn en ridicule.

Le pavillon noir, orné d’une tête de mort vermillon, flottait au sommet du grand-mât. Le majestueux brick-goélette au bois sombre, presque noir, fendait les flots. Plus imposant que L’Albatros, mais moins rapide. Une peinture pourpre et des arabesques autrefois dorées enjolivaient les bastingages et les sabords. La figure de proue représentait une femme, les yeux bandées, brandissant une épée. Les voiles cramoisies constituaient la touche finale à ce tableau sanglant, symbole d’un funeste présage.

Légèrement en retrait, le sourire ravi de Thanael n’échappa pas à l’Eire. Il n’avait pas croisé son ennemi depuis un an. Les deux vaisseaux se rejoignaient avec lenteur, mesurant leur manœuvre avec précision. Theo calculait la vitesse du vent et le tirant d’eau afin de s’amarrer plus facilement et de réduire les risques de chavirement.

Lenaïs savait ce que signifiait cet affrontement pour Thanael. Il voulait humilier Guynn, se délecter de son désarroi. Ses pouvoirs pesaient lourds dans la balance pour obtenir ce résultat. Elle craignait de le décevoir et de ne pas réussir à protéger l’équipage. Il se fiait trop à son don.

Par le passé, la mage avait participé à des offensives, conjuguant ses sorts et ses aptitudes au combat. Sa télékinésie lui permettait de désarmer les pistolets, de parer les coups. Elle pouvait solidifier le cuir de sa cape en galuchat pour la rendre aussi résistante qu’un bouclier. Ainsi, elle virevoltait parmi ses adversaires pour leur asséner des estocades redoutables. Elle avait déjà lancé des épines sur des ennemis, venues des plantes poussant sur L’Albatros ; étranglé d’autres avec des racines. Mais cette fois, Thanael lui en demandait beaucoup plus. Il voulait un tsunami.

Il était complètement fou.

Au début, la querelle avec Guynn l’avait faite rire. Les deux capitaines se disputaient et se pourchassaient depuis une décennie. Thanael gagnait toujours et adorait ridiculiser son rival. Celui-ci, rancunier, continuait à l’attaquer pour se venger. Ce petit jeu du chat et de la souris avait été amusant jusqu’à présent. Elle sentait que la blague avait trop duré pour le chef de La Vengeresse.

Lenaïs embrassa la scène du regard. Tous ses compagnons se tenaient sur leur garde, prêts à en découdre. Des sourires carnassiers se dessinaient déjà sur leurs lèvres. Leur dernière échauffourée remontait à plusieurs mois – un astronef marchand de Rianon avait croisé leur route, non loin d’Emelle, et ils s’étaient fait un plaisir de le bombarder. Les matelots avaient soif d’un combat épée contre épée.

La Vengeresse ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de mètres. Une atmosphère tendue pesait sur le pont. Les capitaines attendaient l’alignement parfait de leur navire pour allumer les canons, afin de garantir un maximum de dégâts. Lenaïs ignorait comment ils achevaient leur duel. Habituellement, chez les pirates, le naufrage d’un des vaisseaux ou la mort du capitaine mettait fin à la bataille. Pourtant, Guynn était en vie et furieux. Cette fois, peut-être que la chance allait tourner. Un horrible pressentiment la saisit.

Lenaïs agrippa fermement les pans de sa cape, les jointures presque blanches. Hors de question que Thanael meurt ici et maintenant. Au demeurant, elle avait des choses bien plus importantes à faire que participer à ces stupides luttes.

Autant se mettre au travail avant les premières canonnades. Toutefois, l’Eire ignorait comment s’y prendre. Elle eut envie de crier sur Thanael. Personne ne lui avait pas fourni de manuel pour déclencher des catastrophes naturelles !

Elle prit une profonde inspiration et ferma les yeux pour tenter d’oublier la pression sur ses épaules. Chaque jour, Lenaïs découvrait un peu plus ses capacités grisantes. La brise lui apporta le doux parfum des herbes aromatiques. Dompter les plantes lui venait naturellement, pourquoi pas la mer ?

Elle brandit sa main vers le bateau adverse. Une perle de sueur se forma sur son front. Les bruits alentours s’atténuèrent. Seul le grondement de l’eau résonnait à ses oreilles. La moindre nuance lui apparut, malgré ses paupières closes. Les tons verdâtres se précisèrent en teintes bleutées, aux nuances enchanteresses et délicates. L’écume formait une mousse légère autour des quilles. Sa conscience vagabonda sur les flots, prête à soulever des litres d’eau. Un gout salé envahit sa bouche. L’adrénaline coulait dans ses veines, l’enivrait tel un alcool sucré. Thanael voulait une vague gigantesque. Peut-être pouvait-elle finalement lui obtenir.

Lenaïs chancela en arrière et perdit sa concentration. Contrairement aux plantes, où elle ressentait leur présence, là, elle ne décelait rien. Un vide inquiétant. Impossible de dompter la force de l’océan. Elle ne pouvait que l’admirer, pas s’en saisir.

La première déflagration retentit.

L’Eire ferma à nouveau les yeux. Le grincement du navire se fit plus fort, accompagné des cordages claquant sous la fine brise, les vagues s’écrasaient contre la coque avec un grondement inquiétant. Elle percevait les respirations en chœur de ses amis, l’odeur de la transpiration et de l’embrun, enivrant, presque trop fort. Elle visualisait aussi bien les cales, remplies d’armes et de nourriture, que les marins qui s’agitaient, tressaillant d’excitation.

Un boulet de canon percuta L’Albatros de plein fouet.

Thanael retint Lenaïs. Elle oscilla, soudain perdue. Le gout de la bile se répandit dans sa gorge. Elle peina à reprendre contenance ; le sang tambourinait à ses tempes douloureuses. Une pointe s’enfonça dans son crâne, renforcée par les hurlements des matelots. Elle voulut évaluer les dégâts sur le pont principal, mais son amant la tira par le bras dans le sens opposé. Il hurlait dans ses oreilles, sans qu’aucun son ne lui parvienne.

Un autre projectile explosa une partie du bastingage à quelques mètres d’eux. Thanael la poussa sur le côté et l’obligea à s’accroupir. Lenaïs obéit. L’angoisse lui serrait les tripes. Le doute la paralysait. Elle haïssait cette sensation. Ses muscles tétanisés ne répondaient plus.

« Lenaïs, reprends-toi, il faudrait que tu agisses maintenant. »

Elle ne parvint pas à articuler des excuses. Thanael posa une main apaisante sur sa joue. Lui non plus n’en menait pas large. De la poussière recouvrait ses cheveux. Sa mâchoire serrée créait une ligne saillante, presque coupante. La veine à sa tempe, énorme, déformait son tatouage en forme de canif. Tandis que les coups pleuvaient sur leur brick, il ne la quitta pas du regard.

« Je sais que tu peux y arriver. Je crois en toi. »

Il essayait de conserver son calme, mais sa bien-aimée percevait l’urgence dans sa voix. Elle hocha la tête et prit une profonde inspiration. Tant bien que mal, elle tenta de faire le vide, d’ignorer la voix paniquée qui lui hurlait de se mettre à l’abri, et de garder son objectif en mémoire. Si la mer ne lui obéissait pas, elle élaborerait un autre plan.

Les hommes rechargèrent les canons.

Lenaïs parvint une nouvelle fois à projeter son esprit au-delà du chaos. Elle imaginait tout d’abord le décor, puis les détails prenaient vie, se précisaient jusqu’à devenir réalité. Ses pensées fusaient bien plus rapidement que la bataille en cours.

Suspendues dans l’air, les torpilles jaillirent du tube du canon dans un geyser d’étincelles.

La mage désirait prendre de la distance, analyser la scène. Son esprit vagabonda à la recherche d’un oiseau solitaire, puis elle se rendit soudain compte qu’elle était l’oiseau solitaire ! Les bateaux lui apparurent en contre-bas. Sur le pont, des marins secouraient les blessés, d’autres rechargeaient les canons. Au niveau des mâts, plusieurs mousses s’empressaient de serrer les voiles. A la vigie, un homme descendait prêter main forte à ses compagnons.

Les projectiles franchirent lentement l’espace qui les séparait de leur cible.

Enivrée par sa découverte, Lenaïs s’approcha de La Vengeresse, tel un fantôme. Chacun tentait de remplir ses fonctions malgré le chaos ambiant. Les mains se posaient déjà sur les épées ; d’autres s’activaient pour la manœuvre ; certaines refroidissaient les canons tandis que les suivantes les bourraient de boulés ramés. Les bouches esquissaient des ordres ; les unes se crispaient sous l’effort, les autres pour beugler des encouragements.

La distance diminua. Les sphères de métal se rapprochaient, prêtes à briser la surface boisée de la coque.

L’Eire effleura la conscience des matelots. Ils étouffaient leur anxiété avec de l’alcool, hurlaient de plaisir, se cramponnaient à leur arme. Leur esprit si fragile semblait pouvoir se briser par la simple volonté de Lenaïs. Elle s’enroula autour de leur âme.

Des milliers d’émotions l’assaillirent alors.

…l’argent l’amour le sexe le sang la violence l’amour la mer les enfants le butin l’alcool

Chaque vie lui apparut clairement, chaque individu, avec ses propres pensées,

il va enfin voir mes talents et me nommer second !

une dernière goutte et à l’attaque !

… accompagnées d’un enchevêtrement inextricable de réflexions et de sentiments qui l’assommèrent presque.

la vengeance arrive ! bientôt la guerre l’or dort dans la cale j’en sens l’odeur… et un peu d’alcool pour aider…

Lenaïs les repoussa violemment et recula, comme brûlée. Elle se retrouva à nouveau dans son corps étroit, seule avec ses pensées, dans un silence assourdissant. Un frisson glacé lui parcourut l’échine.

Inconscient de sa mésaventure, Thanael la secoua. De nouveaux heurts agitèrent le navire.

« Tu es toute pâle, on va trouver une autre solution… »

Pas si proche du but ! Pas alors qu’elle découvrait une nouvelle extension du don. Peut-être avait-elle négligé un détail. Le temps pressait… Si seulement elle avait pu explorer chacune de ses consciences, peut-être aurait-elle pu les plier à sa volonté, les manipuler. Une voix, au fond de son crâne, lui hurlait l’immoralité de cette exploration. Elle craignait les conséquences d’un tel acte.

Pas le choix. Lenaïs ignora Thanael et la bataille. Elle repartit effleurer les âmes.

Une présence surgit à une centaine de mètres, au milieu du néant des flots. Un animal doux et candide, d’une pureté bouleversante. Dans la précipitation, la mage ne s’attarda pas sur ses pensées ou ses sensations. Elle lui lança un ordre, qui claqua comme un fouet dans l’âme du cétacé. Il n’avait aucune barrière ou arme pour s’opposer à Lenaïs.

D’horribles secondes s’écoulèrent sans que rien ne se produise.

Enfin, un bruit sourd résonna. La Vengeresse Rouge tanga dangereusement. Puis une nouvelle fois. Des membres d’équipage se penchèrent par-dessus le bastingage, pour vérifier que le navire n’avait percuté aucun rocher. Lors de la troisième secousse, des exclamations étonnées remplacèrent les vociférations hostiles de l’ennemi.

L’Eire ne s’attarda pas sur cette petite diversion. Il fallait les effrayer. Que cette scène reste gravée dans leur mémoire à tous.

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