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« On dirait que ça marche, souffla Thanael, à sa gauche. Je ne sais pas ce que tu fais, mais continue comme ça ! Ne les fait pas chavirer. Je veux mon combat. »
Lenaïs l’écouta à peine. La baleine continua à malmener la coque. La mage puisa dans son énergie, grisée par l’agitation. Elle s’enfonça dans les entrailles de l’océan, à une vitesse indescriptible. Les ténèbres l’entourèrent, accompagnée par un froid mordant. La vie se raréfiait à cette profondeur. Rien ne poussait ici. Des sons lointains, gutturaux, résonnaient dans l’immensité océanique. Bien ancrée sur le pont supérieur, et malgré le soleil haut dans le ciel, elle grelottait. Pourtant, tout son être se trouvait plongé dans les abysses. Enfin, elle dénicha la créature parfaite.
Lenaïs craignit de découvrir une âme sombre et angoissante, mais comme pour le cétacé, cet être innocent n’était doté d’aucune malveillance. Avec une facilité déconcertante, elle ordonna à l’animal de déchainer le chaos, et il fonça en direction de la surface.
L’Eire chancela. Thanael la retint par les épaules.
« Tout va bien ? demanda-t-il, inquiet.
- Oui, oui. Ça m’a un peu sonné. »
Il se mordit la lèvre, déconcerté que son plan ne fonctionne pas. Des éclats de bois valdinguaient autour d’eux, en rythme avec les détonations. Chaque équipage s’apprêtait à envahir le navire adverse, tous deux touchés par d’importants dégâts. La donne allait changer, ce n’était plus qu’une question de secondes.
Le couple se redressa avec précaution. Lenaïs prit la main de son amant et la serra fermement, le regard rivé sur les eaux troublées. Elle se mordilla nerveusement la lèvre. L’incertitude lui broyait les entrailles.
« Il me faut plus de temps ! » souffla-t-elle.
Thanael acquiesça. Sans hésitation, il monta sur le bastingage et hurla le nom de son ennemi. De longues secondes s’écoulèrent avant que le son de sa voix n’arrive à La Vengeresse. Personne ne lui tira dessus, malgré sa position à découvert. Tous le reconnaissaient et savaient les règles de l’affrontement qui liaient les deux capitaines. Enfin, Guynn apparut lui aussi.
« Guynn ! vociféra Thanael. Enfin, je te retrouve ! »
Plaisir non partagé. Les grognements mécontents de l’équipage adverse s’entrechoquèrent avec les encouragement des marins de L’Albatros. Lenaïs se tenait penchée contre le bordage, sondant les flots.
« … te laisse une dernière chance ! J’épargnerai tes hommes, et, dans ma grande bonté, je vous laisserai une chaloupe à partager ! »
Les éclats de rire enveloppèrent la scène. Seul le hurlement de rage de Guynn répondit à la provocation. Il dégaina son pistolet et tira de façon si maladroite que Thanael se contenta de retourner auprès de sa compagne avec un rire satisfait.
« Tu penses que ça… »
Guynn rechargea quand l’impensable se produisit. Le vaisseau rouge tanga une nouvelle fois. À son bord, tous chancelèrent. Puis, de gigantesques tentacules bruns fendirent les vagues. Ils s’insinuèrent dans les sabords, balayèrent canons et munitions dans un fracas épouvantable. D’autres s’enroulèrent autour du mas, balayant les pirates sur son passage.
Fière, Lenaïs assista à l’épouvante adverse. Les cris redoublèrent. L’immense céphalopode s’accrochait au bateau et le faisait basculer sur le côté.
Un sourire carnassier illumina le visage de Thanael.
« Les dieux de l’océan m’en soient témoin, je n’avais jamais rien vu de tel. »
L’Eire lança un nouvel ordre au calamar géant, dont seuls les appendices émergeaient. L’effet de surprise suffisait pour prendre l’avantage. Les canons se trouvaient hors d’état de nuire, et plusieurs ennemis avaient déjà été envoyés par-dessus bord.
L’équipage de L’Albatros s’empara des cordages. Puis munis de crochets, les hommes se hissèrent sur le bastingage. Certains tenaient des couteaux entre les dents, d’autres des pistolets prêts à faire feu.
Thanael n’attendit pas une seconde de plus et hurla :
« Ne craignez pas l’animal, il est de notre côté ! À l’abordage ! »
En face, la panique régnait. Les premiers furent tués ou gravement blessés par les pirates de L’Albatros. Guynn et son second hurlait des ordres enragés. Lenaïs l’aperçut rapidement ; il slalomait entre ses subordonnés, les plumes sur son chapeau ridicule se balançaient en rythme avec ses pas furieux.
La mage poussa un profond soupir. Elle comptait attendre un peu avant d’ordonner à la créature de partir mais elle ne voulait pas que le calamar s’en prenne à ses amis. Ni à Guynn. Celui-ci était réservé à Thanael.
Comment faire comprendre la différence d’équipage au céphalopode ? Lenaïs aurait aimé caresser les contours de son esprit plus lentement, admirer ses cœurs battants à l’unisson ou encore s’immerger dans ses souvenirs. Elle non plus n’avait pas soupçonné l’existence d’un tel animal. À contrecœur, elle le renvoya dans les abysses.
Le contre-coup de cette prouesse assomma Lenaïs. Elle tituba sur le côté et se retint au bastingage. Une douleur cuisante lui transperça le crâne, mais ce n’était pas le moment de flancher. La bataille était loin d’être finie. Elle porte une main à son nez, où quelques gouttes de sang perlaient.
Elle essuya l’écoulement à l’instant où Thanael surgit à ses côtés. Lenaïs dissimula sa main rougie. Son amant l’entoura au niveau de la taille.
« La prochaine fois, je lancerai une horde de requins pour qu’ils déchiquètent la coque.
- C’est incroyable, tu as presque fait chavirer leur navire ! commenta-t-il.
- C’est mon cœur que tu fais chavirer. »
Ils éclatèrent de rire, soulagés. La présence de Thanael lui donna un regain d’énergie. Pourtant, le corps tremblant de Lenaïs ne trompait personne. Il ne voudrait pas la laisser se battre dans cet état.
Percevant son hésitation, elle le rassura :
« Je resterai aux côtés de Theo, promis. Ne gâche pas ton moment de plaisir à cause de moi.
- Tu sais bien que c’est impossible. Nous allons les massacrer. »
Lenaïs attrapa une corde munie d’un grappin et monta sur le bastingage. Puis, elle lança le crochet en face, qui s’enfonça dans la hune du mât de misaine. Elle noua l’attache autour de son unique main. Thanael la tira vers lui, l’embrassa fougueusement, puis la poussa dans le vide. Elle ne put s’empêcher de rire et atterrit avec souplesse sur le pont ennemi.

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