Une fraîche brise courait entre les silhouettes obscures de hauts arbres noirs. Les quelques étoiles qui perçaient le feuillage dense n'étaient pas suffisantes pour éclairer les sous-bois, et le silence nocturne ne rendait l'atmosphère que plus glaçante. Dans cette froide pénombre, deux éclats bleutés s'allumèrent, et leurs pupilles noires parcoururent l'espace. Ils s'agissaient des yeux d'une chatte dont la fourrure gris-bleu était invisible dans l'ombre, comme si la nuit avait passé un voile opaque sur son pelage. Elle remarqua bien vite qu'elle était entendue sur un rocher, dont le contact glacé la fit frissonner, et elle se releva lentement, guettant le moindre mouvement entre les arbres.

 Ses prunelles se dirigèrent ensuite droit devant elle, d'où provenait une lumière claire et argentée, sans doute la lueur de la lune libérée par une clairière. Elle s'avança donc, la tête basse et les moustaches déployées, intimidée par l'obscurité autour d'elle. Ses pattes foulaient une herbe couverte de gel, qui éveillait la curiosité de la femelle. Elle ne s'arrêta pas de marcher, comme attirée par cette lumière claire. Ses pensées n'avaient plus de fil, toutes convergeaient d'un mouvement collectif vers la source de cette lueur.

 Au détour d'un buisson, elle découvrit une incroyable clairière peuplée de rocs et entourée de chênes centenaires. La lune, disque d'argent perçant la noirceur du ciel, envoyait ses rayons sur les surfaces polies des rochers. La lumière miroitait dans tous les sens, et éblouissait les prunelles bleutées de la chatte gris-bleu. La brise ne soufflait plus, l'air était froid, figé. La crainte avait fait place à un émerveillement de chaton, les ombres ne faisaient plus peur. Quelques lucioles voletaient aux abords de la clairière, points jaunes dans la lueur blanche.

 Un mouvement attira l'attention de la femelle ; dans l'ombre d'un roc s'étaient éveillées quatre lucioles dorées, qui semblaient s'approcher d'elle. Des pupilles noires et verticales apparurent dans ces yeux chaleureux, et les museaux de deux gracieux félins se révélèrent au regard lumineux de la lune. La chatte grise ne recula pas, nullement intimidée par les deux mâles aux corps noueux et aux fourrures perlées de poussière d'étoile. Leurs pas légers semblaient flotter au-dessus du sol, leur grâce n'étaient pas celle de vivants. Consciente qu'elle avait affaire à des guerriers du clan des Etoiles, la femelle baissa la tête sur son poitrail avec respect. Les moustaches de l'un des chats, au pelage entièrement noir, frémirent d'amusement, et, d'une voix claire et mesurée, déclara :

 « Ces manières sont inutiles en ce lieu. Nous ne venons pas en tant que nobles guerriers, mais en tant que messagers. »

 La chatte releva la tête, croisant le regard étoilé du matou qui venait de parler. Un frisson remonta de la base de sa queue jusqu'à sa colonne, lorsqu'elle reconnut les traits familiers de son père. Sa gorge sembla se nouer, et elle voulut parler, mais les mots ne s'échappèrent pas de sa gueule, prisonniers en elle.

 Le second guerrier du clan des Etoiles fit quelques pas vers elle, et s'assit, sa longue queue tachetée enroulant ses pattes brillantes.

 « Nous aurions aimé apporter de bonnes nouvelles pour ton clan, mais il en va du contraire, souffla-t-il, ses yeux dorés brillant de gravité. Il y a bien longtemps, les quatre tribus ont connu les heures les plus sombres de leur histoire, et pourtant elles ont survécu, après bien des sacrifices.

 — Le Bouleversement », chuchota la femelle grise, prise d'émotion.

 Son défunt père hocha la tête, sa fourrure noire nimbée d'argenté ondulant doucement.

 « La paix est arrrivée il y a de nombreuses lunes, reprit le chat tacheté. Mais le mal se reconstruit en même temps que cette paix propsère. L'ombre est la meilleure cachette de l'ennemi.

 — Le danger plane sur l'un des tiens, gronda le félin noir, en marchant vers sa fille. Toi seule est en mesure de le protéger.

 — Je... je ne comprends pas, bafoua la chatte au poil gris-bleu. Pourquoi ne pas vous adresser à ma cheffe de clan, à Branche de Buisson, la guérisseuse ? Je ne suis qu'une simple guerrière, je ne vois pas comment...

 — Il s'agit de ton fils ! cracha-t-il, un spasme de colère ébranlant son corps majestueux. Seule une mère peut veiller sur son enfant, et tu es sa mère, Coeur Doux. Ta vigilance sera le seul rempart entre lui et le mal. »

 La dénommée Coeur Doux hoqueta et ses pattes fléchirent. Son corps s'agita de tremblements qui se calmèrent peu à peu. Le mal ? Pourquoi son fils ?

 « Que lui voulez-vous ? feula-t-elle, ses beaux yeux bleus lançant des éclairs.

 — Nous lui souhaitons de vivre longtemps et heureux, murmura le guerrier tacheté. Mais l'on ne choisit pas son destin. Le clan des Etoiles ne peut en dévoiler plus, jeune reine, mais désormais soit sur tes gardes. Protège ton fils.

 — Protège Petit Azur », souffla le matou noir, tandis que la lune se voilait d'un nuage noir, et que la lumière diminuait.

 Les silhouettes des guerriers défunts disparurent dans l'ombre, et Coeur Doux fut à nouveau seule dans la nuit. Elle frissona, repensant aux paroles des chats-étoiles : « un danger plane sur l'un des tiens... toi seule est en mesure de le protéger... ton fils ! ». Un danger plane sur mon fils, songea-t-elle, luttant contre la panique. Je vais le protéger. Lorsque ses prunelles bleues se posèrent sur les trois corps assoupis de ses petits, elle comprit qu'elle était désormais éveillée. La petite boule de poil gris tigré était tout près d'elle, contre son ventre chaud. Son minuscule poitrail se soulevait régulièrement, et elle en fut intimement rassurée. Ses deux soeurs l'entouraient, si petites, si frêles. Mais c'était lui que le mal couvait. Je vais le protéger, se répéta-t-elle. Que le clan des Etoiles ait pitié de lui.