Les jours d'après

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  Le gardien me pousse violemment dans la pièce. La lumière des néons se reflète avec peine sur le gris délavé des murs. Toujours cette odeur de pisse, de sueur et de sang.

- Alors mon pote c'est quoi le programme aujourd'hui ?

  Il répond de son langage habituel, très simpliste mais compréhensible par tous malgré la barrière de la langue. Un bon coup de poing dans les reins ça veut dire ferme-la. Un coup de botte à l’arrière du genou (gauche ou droit peu importe) pour dire assieds-toi. Une bonne claque dans la nuque selon le contexte signifie allonge-toi ici ou va par-là. Pensez à ce que votre corps emprunte la même direction que le sens de la claque sus nommée. Si vous vous trompez ils sauront vous ré-indiquer la trajectoire à suivre bien sûr. Si vous êtes fatigué après une conversation trop longue à votre goût je vous déconseille le service de porteurs mis à votre disposition, l’atterrissage est souvent brutal. Enfin, pour vous souhaiter un bon appétit, ils vous lancent en pleine tête une assiette remplie d'une bouillie immonde. Ne l'esquivez pas, c'est toujours ça de moins à lécher sur le sol et les murs crasseux de votre cellule. Bien sûr ne cherchez pas, même par politesse, à reproduire en réponse ce langage corporel, il s'ensuit une discussion à plusieurs fort douloureuse. Balancez-leurs juste quelques insultes en bon français ils sauront apprécier. Après quelques mois de cet exercice vous saurez même anticiper la moindre de leur demande.

Il m'assoit donc sur une chaise et passe la chaîne qui entrave mes mains dans un maillon plus gros soudé à la table en face de moi. Je m’accoude et attends patiemment en sifflotant. Nerveux, heureux ou impatient, j'ai toujours siffloté. Sauf bien sûr quand j'avais le visage trop tuméfié pour le faire. De plus, j'ai découvert que cela les faisait royalement chier et j'adore les faire chier, c'est le seul plaisir qu'il me reste. J'ai juste définitivement arrêté de siffler l'air de la Marseillaise, la réponse rythmique à même mon visage était beaucoup trop soutenue.

Il sort de la pièce en refermant la large grille. J’entends quelques mots échangés dans sa langue slave maternelle que je ne déchiffre absolument pas, la consigne étant de me parler exclusivement lors des séances d'interrogatoire supervisées par le directeur de l'établissement assisté de son traducteur, sans oublier bien sûr la présence de quelques G.O.* pour toujours garder l'ambiance chaleureuse de ce club de vacances. Séances que je ne subis plus depuis plusieurs semaines ou mois, toute notion du temps ayant disparu en raison de mon isolement et de mes comas à répétition.

Je crois entendre quelques mots d'anglais mais je doute, j'ai perdu plusieurs dixièmes à chaque oreille, conséquence du langage universel utilisé quotidiennement par les G.O.. La grille s'ouvre, deux hommes entrent dans la pièce.

Le premier en costume gris dépose une mallette noire sur la table et sans un mot s'assoit sur l'une des deux chaises qui me font face. D'un geste il fait signe à son acolyte de s'installer. Je ne dis rien ayant pris l'habitude de ne m'exprimer que lorsque l'on m'en intimait l'ordre. Costume gris est un mec plutôt grand aux larges épaules et aux tempes grisonnantes, je lui donne dans la petite cinquantaine mais ce mec aurait soixante piges que je n'en serais pas étonné. Il a l'air en pleine forme le bougre. L'autre est un type plutôt banal, brun, jean, baskets, presque la trentaine comme moi, bien que je ne sache pas si ma date d'anniversaire est passée, les G.O. n'ayant pas pris soin de me le souhaiter. Il sort un petit ordinateur portable de son sac bandoulière tout en évitant soigneusement de croiser mon regard. Costume gris lui par contre opère un scannage complet de ma personne, ses yeux noirs me scrutent sans même cligner une seule fois. Il brise enfin le silence d'une voix grave et presque mécanique :

- Êtes vous Mr Paul Grotoski, fils de Raoul Grotoski et Simone Yusenville ?


   J'identifie immédiatement qu'il s'agit d'un compatriote « un vrai » pas un de ces pièges grossier utilisé lors des interrogatoires, où un soi-disant avocat français (avec un fort accent de l'Est) m'était présenté comme le sauveur tant attendu pour me sortir de cet enfer. En contrepartie je devais bien évidemment signer des aveux complets sur mes agissements meurtriers ( des mecs dont je n'arrivais même pas à lire le nom) et ma prétendue appartenance à un réseau terroriste financé par une quelconque puissance étrangère. Je ne sais pourquoi je souris, sans doute le fait d'entendre ma langue maternelle non massacrée par une diction approximative.

- Bonjour tout d'abord et oui en effet c'est bien moi. Et vous êtes ?

- Mon identité ainsi que celle de mon collègue n'ont pour l'instant pas d'importance, veuillez juste répondre aux questions. Êtes-vous rentré sur le territoire russe le 23 juin de l'année dernière dans le but de perpétrer un ou plusieurs assassinats ?

Combien de fois ai-je dû répondre à cette question ? Des centaines, peut-être des milliers, sans doute moins, la question revenant le plus étant « Pourquoi ? » et celle-ci, même moi, je me la suis posée des millions de fois.

- Oui et non. Je suis effectivement rentré sur le territoire au mois de juin mais aucunement dans le but d'assassiner qui que ce soit .

En général cette réponse pourtant vraie était suivie d'un violent direct dans les reins de la part de mes interlocuteurs, mais costume gris se contente de me fixer droit dans les yeux tandis que l'autre prend des notes à une vitesse effarante vu le bruit continu que ses doigts produisent sur les touches du clavier.

- Vous savez il suffirait de demander au directeur de cet établissement pour avoir les réponses à ces questions, non pas que je n'apprécie pas cette conversation mais cela vous ferait gagner du temps et nous pourrions passer à autre chose. Quelle date sommes-nous par exemple?

  La question et mon ton détaché font lever les yeux du preneur de note recordman de vitesse de tapotage sur clavier. Je capte son regard surpris dirigé vers moi. Il se replonge immédiatement derrière son écran. Imperturbable, costume gris ne prend pas la peine de me répondre et enchaîne :

- Nous avons déjà pris connaissance de votre dossier qui comporte en effet plusieurs transcriptions de vos différents interrogatoires mais nous souhaitons nous faire notre propre opinion sur cette affaire, histoire qu'il n'y ait pas de malentendus.

Je ne sais dire pourquoi mais la façon dont il appuie sur le dernier mot de sa phrase ne laisse rien augurer de bon pour moi. Il poursuit :

- Qu'avez-vous fait entre la date de votre entrée dans ce pays et la date de votre arrestation par les autorités locales?

Encore une fois je ne peux m'empêcher de sourire en repensant au nombre et à la nature de mes réponses selon mon humeur ou l'insistance brutale du personnel de l'établissement. La vérité ne les satisfaisant pas j’inventais des histoires dont il ne me laissait jamais raconter la fin. Finalement leurs coups à répétition me plongeaient dans un sommeil douloureux que je finissais par trouver libérateur. La fameuse histoire de la secte-zombie à laquelle j'appartenais qui voulait dévorer le cerveau sans doute énorme et succulent de leur précieux dirigeant. Celle-ci m'avait valu un coma de plusieurs jours suivi d'un réveil où je me retrouvais incapable de marcher et urinant du sang. Elle était pourtant crédible après coup, car je ressemblais plus que jamais à un zombie. Toutes les histoires ne trouvent pas leur public hélas. Je soupire.

- Je suppose que vous désirez entendre la vraie histoire mais je vous préviens elle ne va pas vous plaire.

A croire que la vérité est trop simple, parfois absurde, pas assez sensationnelle et que elle aussi, hélas, ne trouve pas toujours son public.

* Un G.O. est l'acronyme pour Gentil Organisateur. Ce type d'employé de centre de vacances spécialisé dans l'animation a été popularisé par le Club Méditerranée.

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