Introduction : le pays des démons

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Cher petit frère,

J’espère que cette missive te trouvera sans encombre. Je l’ai confié à un compatriote en partance pour le continent, mais il devait passer par le pays Shu et sera sans doute retardé. J’en ai profité pour faire parvenir deux tissus de brocard Wo à la mère de notre père, puisqu’il passait au pays. Pour ma part, Son Excellence l’ambassadeur Li que j’accompagne n’ayant pas encore pu s’acquitter de la mission que lui a confiée le Fils du Ciel, je ne serais pas de retour avant quelques lunes. C’est pourquoi je t’envoie ce courrier.

Après un voyage éprouvant, je suis enfin arrivé au royaume du Yamatai. Notre équipage a dû affronter les terribles démons causeurs de tempêtes qui hantent le bras de mer nous séparant de nos voisins barbares – nous avons perdu trois hommes, dont deux appartenaient originellement à ce contingent d’esclaves envoyés par la reine des Wo l’an dernier (ils devaient nous servir de guides et d’intromisseurs). J’ai prié Kuan Yin tout le long, cramponné à une corde mouillée qui m’arrachait la peau des mains, persuadé que le moment était venu pour moi de rejoindre les Sources Jaunes. Tu aurais entendu notre joie lorsque les nuages se sont enfin dissipés, révélant les montagnes de jade de l’archipel ! Personne ne nous attendait sur la côte, hormis un homme à la peau brune vêtu de chanvre et d’une fort odorante peau de bête. On aurait dit un barbare, un homme venu du fond des âges, mais il baragouinait quelques mots civilisés. Il s’est présenté comme « Teruo, cousin de Wakao », l’un des hommes qui sont morts pendant la traversée. Lorsque nous lui avons annoncé la triste nouvelle, il a juste dit que ce n’était que justice, car son cousin était « jisai », c’est-à-dire une sorte de sorcier qui prend sur lui la colère des dieux : si la traversée se passe mal, il doit être sacrifié. Je n’ai pas trop compris pourquoi, mais visiblement, les dieux d’ici, assoiffés de sang et de sacrifices, sont plus proches des démons que des êtres célestes. Du reste, beaucoup de choses sont incompréhensibles de ce côté-ci de la mer. Quel pays étonnant que ce Yamatai !

Ces gens, qui résident près des côtes et plongent dans la mer pour en rapporter poissons et coquillages, vivent à moitié nus. Ils ne portent pas de chaussures. Plus impressionnant encore, le corps des hommes (et de certaines femmes!) est tatoué de motifs étranges, qui leur servent de talismans protecteurs contre les créatures habitant le fond de la mer et les inquiétantes montagnes couvertes de forêts qui recouvrent leur territoire. Pendant les fêtes, ils se peignent le corps en rouge, et dansent autour du feu : on dirait alors des démons couverts de sang… Ils ne connaissent ni les baguettes ni l’écriture, mais cultivent le riz – plutôt maladroitement – et tissent la soie. Malgré cela, ils les gardent comme biens d’échange et préfèrent aux nobles céréales qui sont la nourriture de tout homme civilisé les racines ramassées dans les bois et la viande crue… et comme je l’ai dit plus haut, ils se vêtissent de chanvre, qu’ils disent plus adapté à leur climat.

Ce sont des gens qui paraissent, lorsqu’on les fréquente, fort polis et aimables, toujours soucieux du bien-être des invités. Mais ils ont un fond sauvage et violent qui contraste fortement avec ces qualités, et certaines de leurs coutumes font froid dans le dos. Ils pratiquent la magie noire, les sacrifices humains, et font montre d’une licence de mœurs tout proprement scandaleuse : les frères couchent avec les sœurs, les hommes avec les jeunes garçons, et les femmes mariées vont librement partout où elles veulent. Aucune d’entre elles n’arrive vierge au mariage, même parmi les familles proches du pouvoir.

Comme tu le sais, leur royaume est dirigé par une femme, une reine célibataire, qui gouverne sans homme. Bien qu’elle ait eu l’amabilité d’envoyer tous ces cadeaux à l’empereur l’an dernier, on raconte ici que c’est une sorcière. Paraît-il qu’elle a le pouvoir d’invoquer les dieux et de faire tomber la pluie, mais aussi de guérir les maladies et prédire l’issue des batailles. Pour cela, elle jeûne toute une journée puis se retire dans ses appartements après avoir renvoyé toutes ses suivantes. Là, elle invoque son protecteur, un esprit-démon de l’autre monde avec qui elle passe la nuit… au petit matin, repu d’offrandes et de plaisirs, il se retire. S’il est satisfait de son service, il lui laisse un oracle ou un objet magique qui va l’assister dans les desseins du royaume, sinon, rien du tout. Et lorsqu’il est vraiment furieux, la reine est forcée de jeter au feu tous ses beaux atours et de se perdre dans la forêt sauvage, à demi nue, pour implorer son pardon. Voilà le genre de personne que Son Excellence doit rencontrer ! Une sorcière qui lit l’avenir sur les omoplates de cerf et les carapaces de tortue, et se prétend épouse d’un dieu sauvage. Aucun homme mortel ne peut l’approcher, si ce n’est son frère : aussi doit-on passer par lui pour traiter avec elle. Mais il est parti guerroyer au loin, pacifier un autre royaume barbare – ces gens sont tout le temps en guerre – et nous devons attendre son retour. Cela fait presqu’une lune déjà… quelle humiliation ! Je t’en dirais plus lorsque notre ambassade l’aura rencontré. J’espère que cela arrivera bientôt, car j’ai déjà le mal du pays.

Ton frère dévoué, Tchen Tchouan, 3° jour auspicieux du neuvième mois de l’an 3 de l’ère King-tch’ou, royaume de Yamatai, pays des Wo

*

Ça y est, j’ai enfin rencontré la reine. Nous aurons finalement attendu deux lunes avant qu’elle ne daigne nous recevoir, et le matin de la réception, alors que nous nous dirigions vers son étrange palais de bois, rond comme une hutte de nomade des plaines, les feuilles sur les arbres rougissaient déjà.

Par respect pour notre empereur, elle a accepté de recevoir l’ambassade, cachée derrière un panneau de gaze et en présence de son frère. Mais, étant sur le côté de la salle, un peu en retrait des fonctionnaires face à elle, j’ai pu la voir. J’imaginais une vieille sorcière aux cheveux blancs : c’est une apsara céleste qui est apparue devant moi. Je m’y connais peu en femmes, mais c’est probablement la plus somptueuse qui existe sous le Ciel. Avec sa beauté naturelle et ses cheveux qui coulent jusqu’à ses pieds comme une vague d’encre, elle éclipse, de loin, toutes les concubines impériales. C’est un astre lumineux, qui mérite tout à fait le nom de « fille du soleil » qu’on lui donne ici : Himiko, ou princesse-soleil.

Son frère, lui, est le prince de la lune, Tsukinokimi. C’est un jeune homme au regard franc et viril, qui porte les cheveux longs et libres, retenus par un simple lien en chanvre. Il m’a beaucoup plu. Il a d’ailleurs fait forte impression à Son Excellence. En dépit de sa jeunesse, il paraît calme et réfléchi, et témoigne d’une grande intelligence. Bien sûr, il reste ignorant des classiques et ne sait ni lire ni écrire, mais il a fait montre d’une vive curiosité pour les rouleaux de sûtra que Son Excellence lui a présenté. Il lui a posé quelques questions sur l’enseignement de l’Eveillé et les Trois Joyaux, et en a écouté les réponses en témoignant beaucoup de politesse. Son ministre, qui nous avait reçus la veille, à, lui, montré bien moins de bienveillance. Il nous a même menacés du courroux de leur démon, si nous continuions à amener ces textes étrangers chez eux ! Heureusement, le prince Tsukinokimi semble penser différemment. Bien sûr, ce n’est pas lui qui gouverne officiellement, mais Himiko n’est qu’une femme, et elle doit s’en remettre à lui pour tout…

Ton frère dévoué, Tchen Tchouan, 15° jour auspicieux du dixième mois de l’an 3 de l’ère King-tch’ou, royaume de Yamatai, pays des Wo

*

Très cher frère,

J’ai d’importantes nouvelles à te communiquer. Tu as exprimé ta hâte de me revoir à la cour dans ta dernière missive, et tu t’es réjoui du retour prochain de l’ambassade à la capitale. Mais je dois t’annoncer que j’ai décidé de rester. La guerre avec les Na, les Kuya, les Ito et les Kuna est enfin terminée et Himiko a exprimé son souhait d’accueillir à sa cour un chroniqueur royal, comme cela se fait chez nous… or, cela ne pouvait être que quelqu’un de l’ambassade, maîtrisant les caractères. Je suis le plus jeune, je ne possède ni famille ni fonction officielle à la cour. C’est donc à moi de rester. Himiko m’a convoqué en son palais pour me relater les évènements de son règne : je dois m’y rendre dès demain… il n’y a pas de mots pour décrire ma joie et mon impatience.

Ton dévoué, Tchen Tchouan, 8° jour du onzième mois de l’an 3 de l’ère King-tch’ou, royaume de Yamatai, pays des Wo.

*

Tcheou,

Je comprends ta tristesse de me voir rester ici, loin de toi et de la cour. Mais Himiko n’est pas une démone et elle ne m’a pas ensorcelé. C’est une femme bonne et courageuse, qui a choisi de sacrifier son bonheur à celui des gens de son pays. La vie qui est la sienne est des plus singulières et jamais je n’ai entendu de récit s’approchant du sien. Je me permets de t’envoyer quelques pages de ces chroniques que j’ai commencé à rédiger, afin que tu changes d’avis à son sujet. Dis-moi ce que tu en penses.

Ton frère, Tchouan, dernier jour du douzième mois de l’an 3 de l’ère King-tch’ou, royaume de Yamatai, pays des Wo.

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