1.1 La promesse

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J’avais douze ans lorsqu’il s’est pour la première fois manifesté à moi. Lorsque je dis manifesté, ce n’est bien sûr pas sous une forme visible, car ceux de l’Autre Monde ne se révèlent pas ainsi aux mortels. Il m’est tout d’abord apparu sous la forme d’une voix. Une voix sombre et grave, inhumaine et comme venue du fond d’une caverne, qui me disait : « Si tu veux que je sauve ton frère, tu dois promettre de m’appartenir ».

À cette époque, mon frère venait de faire une chute de cheval. Pourtant, nous l’appelions Kouma, ce qui veut dire dans notre langue « petit cheval » (je portais pour ma part le nom enfantin de « petite fleur », Kohana) De deux ans mon cadet seulement, il était plus intrépide qu’un poulain. Mais cette fois, l’étalon qu’il avait voulu monter n’avait pas supporté d’avoir ce jeune cheval sur son dos, et, d’un coup de reins, il l’avait éjecté. Kouma était tombé et dans sa chute, sa tête avait heurté une pierre. Cela faisait des jours et des nuits qu’il délirait, en proie à une forte fièvre : notre grand-mère, la grande prêtresse, avait été incapable de le soigner. Elle disait qu’il allait mourir, que c’était la volonté des dieux, qu’une femme de l’Autre Monde l’avait réclamé pour époux. Le pauvre enfant était déjà pâle comme un mort, les yeux cernés et les pupilles recouvertes par un voile bleuâtre. Il n’était déjà plus parmi les vivants : son pied s’était posé de l’Autre Côté, et il fixait des choses que nous ne pouvions voir. Autour de moi, la famille était triste mais résignée. J’étais la seule à ne pas accepter cette situation. J’étais jeune, et j’adorais mon petit frère d’un amour inconditionnel, viscéral. Et c’est ainsi, le cœur gros, que j’avais quitté la veillée à son chevet pour pleurer. Je ne pouvais pas le faire devant mes parents ou devant nos gens : j’étais la fille d’un prince et la petite-fille d’une grande prêtresse.

C’était la saison chaude. L’air, étouffant pendant la journée, devenait plus doux le soir. L’été tirait sur sa fin : le chant des cigales se faisait plus doux, progressivement remplacé par l’appel d’amour des grenouilles. Je me suis assise dans l’herbe, face à la lune, pleine et ronde. Devant moi, les roseaux bruissaient doucement dans le vent. Le ciel nocturne était rempli de libellules. En dépit de la terrible tragédie que nous étions en train de vivre, alors qu’à l’intérieur de la maison derrière moi, l’air était chargé des miasmes de la mort, le monde continuait sa course, apaisé. Aujourd’hui, votre roi nous envoie des rouleaux expliquant que, dans ce monde, tout est éphémère que les êtres souffrent, vieillissent et meurent tandis que d’autres mangent ou se reproduisent. Vos prêtres appellent cela le voile des illusions. Mais à cette époque, nous ignorions tout cela, et pour moi, le voile s’est déchiré précisément ce soir-là, alors que mon petit frère agonisait et que les petits animaux chantaient sous la lune. Je trouvais cela injuste. J’ai peut-être interpellé les dieux, maudit leur méchanceté. Une femme de l’Autre Monde avait réclamé Kouma pour nous l’enlever. J’étais prête à marchander, à promettre n’importe quoi pour qu’on nous permette de le garder. J’ignorais ce que je faisais. Mais le pouvoir a toujours été fort chez les femmes de ma lignée. Et le dieu qui guettait dans l’ombre a répondu à mon appel. J’étais là, assise et en larmes, lorsqu’il est venu à moi.

Je l’ai senti arriver. L’air s’est soudain chargé d’autre chose. C’était comme pendant une tempête, juste avant que la foudre tombe. Le chant des crapauds s’est fait plus fort, le cri des cigales aussi. Tout est devenu plus présent à mes sens, plus intense. C’est toujours comme ça, même encore aujourd’hui. Ma peau s’est mise à picoter comme si j’entrais dans l’eau, et j’ai soudain eu froid, alors que nous étions en plein été. Un goût sucré comme un fruit a envahi ma bouche et une odeur subtile, à mi-chemin entre les fleurs de camélia qui tombe comme le sang sur la neige au premier mois et celui de ces bâtonnets parfumés que vous m’avez apporté, a glissé comme une brume jusqu’à mes narines.

Il y avait quelqu’un avec moi, dans le noir. Il se tenait dans mon dos. Et – j’en fus alors certaine – ce quelqu’un n’était pas humain.

Chez les miens, on raconte que les morts reviennent parmi les vivants deux fois dans l’année : en hiver, le jour le plus court de l’année, et une seconde fois au plus fort de l’été. Ceux qui sont accueillis par leur famille, nourris et choyés, repartent satisfaits en nous couvrant de bienfaits. Mais ceux qui n’ont plus personne pour les honorer, ceux qui sont morts dans l’oubli et la haine, ceux-là peuvent rester dans le monde des vivants, où ils trainent leur colère et causent des catastrophes. Certains dieux, également, sont cruels et assoiffés de sang. Ces dieux-là ne résident pas dans les sanctuaires. Ils errent entre ce monde-ci et l’autre, en recherche de victimes à tourmenter. En invoquant les dieux de l’Autre Monde dans mon for intérieur, j’avais peut-être attiré l’attention de l’un de ces esprits courroucés.

Je ne pouvais plus bouger. J’étais figée sur place, comme la proie fascinée par le serpent, comme l’esclave attaché par les liens. Mes membres étaient plus raides que ceux d’un mort. C’est dans cette situation que la voix s’est adressée à moi, résonnant directement à l’intérieur de ma tête : « Appartiens-moi et je sauverais ton frère ».

Je ne me souviens pas avoir dit oui. Mais cette sensation de froid et de pesanteur, ce picotement sur ma peau et ce parfum se sont évanouis aussi brusquement qu’ils étaient venus, et le monde est redevenu normal. Je suis tombée sur les genoux et j’ai vomi, comme si je me débarrassais de ma tristesse et de ma peur. Ensuite, je me suis sentie mieux. Je suis retournée dans la maison, veiller mon frère.

Le lendemain, à l’aube, Kouma ouvrait les yeux. Il avait vaincu la fièvre et survécu à la nuit.

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