Chapitre IV
Après quelques jours en garde-à-vue au commissariat, me voici devant le bureau du commissaire Serge Latour. J’étais fatigué, assis en robe de chambre, les poignets menottés, face à un homme moustachu, légèrement corpulent, probablement quinquagénaire, qui me foudroyait du regard de ses yeux bleus perçants.
« Bien, déclara-t-il d’un ton posé et sévère, M. Paul H., je n’irai pas par quatre chemins : un de mes hommes vous a pris en plein flagrant délit chez vous avec l’autoportrait de George Caneton, œuvre qui s’est volatilisée lors de l’exposition estivale sur les autoportraits au musée d’Orsay. Or, par une pure coïncidence, sa disparition a été annoncée peu de temps après votre départ, c’est-à-dire aux alentours de dix-huit heures. Donc pour la énième fois je vous repose la question : pourquoi avez-vous volé ce tableau ?
– Mais puisque je vous répète que ce n’est pas moi ! m’écriai-je, au point de me lever de mon siège.
– Bon sang que vous êtes têtu ! Rasseyez-vous je vous prie (ceci fait, il poursuivit calmement:) Bien. Admettons que vous ne soyez pas coupable. Dans ce cas monsieur, qui voulez-vous que ce soit d’autre ?
– Eh bien le livreur !
– Quel livreur ? Vous étiez seul quand on vous a surpris avec l’autoportrait.
– Mais non pas du tout ! On est venu me le livrer !, insistai-je. D’ailleurs, j’ai dû laisser le bon de commande chez moi, vous n’aurez qu’à le vérifier.
– Je suis désolé de vous apprendre M. Paul H. que votre propriété a été passée au peigne fin et qu’aucun bon de commande n’a été retrouvé. Par contre, nous avons découvert à la place un rasoir ensanglanté semblable à celui du tableau, sans pour autant obtenir la moindre trace de cadavre. Une idée peut-être, monsieur… ? »
Je restai abasourdi. Un rasoir ensanglanté semblable à celui du tableau ! Chez moi ! Mon cauchemar deviendrait-il réalité ? Pas possible !
« Commissaire Latour, vous n’alliez tout de même pas imaginer que j’ai en plus assassiné quelqu’un ?
– Je n’y peux rien, monsieur Paul H. : les preuves sont là ! »
Je n’en revins pas ! Bouleversé, j’allai donc avouer contre mon gré ce crime imaginaire, quand un éclair jaillit soudain dans mon esprit.
« Bon sang, m’exclamai-je, en frappant du poing la paume de ma main, le livreur ! Ça ne peut être que lui!
– Pardon ?
– Commissaire, vous voulez que je vous dévoile les raisons de mon vol et de la présence du rasoir chez moi, n’est-ce pas ? (je remarquai que ces yeux pétillèrent aussitôt de curiosité) Alors, allez-y, prenez notes, et laissez-moi vous raconter le mystère de toute cette affaire…
***
« Une, peut-être deux semaines auparavant, comme d’habitude, je rentrais du travail vers dix-huit heures, et marchais dans la rue du Gros-Horloge en direction du bar de mon ami Georges. À cette époque j’étais employé dans une petite entreprise avec un salaire plutôt médiocre, ce qui me décevait beaucoup une fois la journée finie. Mais ce jour-là, un grand malheur m’avait attristé plus que tout : ma fiancée m’avait quitté pour un ingénieur des plus riches qu’il soit ! Alors, histoire de me remonter le moral, j’avais décidé de rendre visite à mon ami Georges.
« Quand je suis entré, j’ai été envahi de nombreux bavardages incessants et bruyants. Par chance, j’ai réussi à trouver une place près du comptoir, serré mais assis. Georges, malgré la foule, est parvenu à me saluer d’un signe de tête. C’est un homme de taille moyenne, assez corpulent, chauve, avec une petite moustache. Il porte toujours le même tablier, et son crayon derrière l’oreille.
« Voyant ma mine défaite, il m’a proposé un cocktail offert par la maison, que j’ai accepté après une courte hésitation.
« Pendant que je sirotais mon verre tranquillement sur le comptoir, j’ai aperçu un homme entrer dans le bar et aller dans ma direction. Il était élégamment vêtu d’un complet noir, un chapeau melon de même couleur à la main et s’assit à côté de moi. Je l’ai observé discrètement. Il arborait au poignet droit une grosse montre en or qui a attiré mon regard. Curieux et impressionné par la taille de ce splendide petit bijou – sans doute excessivement cher –, je lui ai demandé l’heure. L’inconnu m’a souri aussitôt, comme s’il avait anticipé la réponse à ma question.
« Il est sept heures moins le quart », me répondit-il.
« Et, spontanément, sans savoir ce qui m’est passé par la tête, je lui ai demandé :
« Excusez-moi mais, pouvez-vous me dire où vous avez trouvé cette montre ?
– Si je me souviens bien, je l’ai achetée à Paris, dans une bijouterie du vingt et unième arrondissement, il y a trois ans environ. Je n’y suis d’ailleurs jamais retourné : l’endroit me paraissait trop sinistre.
– Mais elle a dû vous coûter une fortune ! »
« L’étranger m’a souri, a jeté un coup d’œil aux alentours, puis s’est penché vers moi et m’a murmuré :
« Vous savez, le bijoutier ne fait pas ce genre d’offre à n’importe qui : il choisit bien ses clients ! Cette montre, il me l’a vendue à petit prix. »
« Intrigué, je lui ai demandé le coût. Quand je l’ai entendu, je me suis figé sur le dossier de ma chaise, le regard perdu, perplexe. Cinquante euros pour une semblable montre ! Impossible ! Sauf si la chance lui avait souri ! Faut dire, ce précieux bijou me captivait tant ! L’inconnu s’en est d’ailleurs très vite rendu compte, et du fait l’a retiré du poignet puis me l’a tendue. J’ai secoué alors la tête en signe de désaccord. Je n’avais pas suffisamment d’argent pour le lui acheter ! L’étranger a cependant insisté, au point de me la donner. Étonné de sa proposition, je l’ai acceptée volontiers et ai pris l’objet qui illuminait tant mon regard. J’ai voulu le remercier mais il a ajouté :
« Gardez-la, ce sera amplement suffisant. »
« Puis il s’est levé de son tabouret et s’est dirigé vers la porte du bar. Heureusement j’ai pu le rattraper avant qu’il ne parte pour connaître son nom.
« Feri. Luc Feri. », m’a-t-il lancé, et il est sorti, ni vu ni connu parmi la foule, s’évanouissant au loin dans la nuit.
« Je n’en revenais pas ! Une montre pareille ! Décidément, la chance m’a souri ce jour-là ! Ravi, je l’ai rangée précieusement dans ma poche et ai quitté le bar à mon tour.
« Une fois chez moi, un frisson d’angoisse m’a parcouru brusquement tout le corps. J’ai eu l’impression que l’inconnu du bar m’épiait. Pour ne plus y penser, j’ai décidé de ranger la montre dans un coffret après l’avoir enfermé à clé, puis suis allé me coucher.
***
« Le lendemain, comme d’habitude, je suis parti au travail. Pendant trois jours, j’ai laissé le bijou doré dans sa boîte, car la dernière phrase de Luc Feri m’obsédait.
« Comme cette histoire m’angoissait de plus en plus, au quatrième jour, j’ai extrait la montre du coffret et l’ai mise au poignet : elle m’est allée parfaitement. Puis je suis sorti. Après tout, elle n’avait peut-être rien d’anormal.
« Dans la rue, je me suis aperçu que les gens que je croisais ne pouvaient s’empêcher de regarder mon poignet. Pour les éviter, j’ai décidé en chemin de faire quelques courses au supermarché « U » d’à côté.
« Un évènement assez étrange s’est alors produit dans le magasin. À la caisse, tandis que je déposais mes achats sur le tapis roulant, un « bip » s’est fait entendre. Le caissier a ensuite ajouté d’un ton très sobre :
« Félicitations ! Vous êtes l’heureux gagnant des deux mille euros de la loterie de chez « U » ! »
« Je suis resté un moment interloqué. Machinalement, j’ai regardé ma montre. Il était deux heures pile. J’ai observé les alentours : pas de caméra cachée, seulement des clients comme moi. Il ne s’agissait donc pas d’un canular. Ravi de l’aubaine, j’ai pris l’enveloppe contenant l’argent et ai quitté les lieux, le sourire aux lèvres.
« J’ai ainsi constaté qu’à chaque heure de la journée, je gagnais de plus en plus d’argent, jusqu’à cinquante mille euros ! Je me suis rendu compte peu à peu que cette fortune inopinée avait un rapport avec cette « montre », sûrement magique. Pour dormir tranquille, je « bloquais » les aiguilles en tirant sur la petite vis à droite. Et le lendemain, je les « débloquais » en faisant le système inverse. Les semaines suivantes, je continuais à m’enrichir par milliers d’euros de l’heure !
« Jusqu’au soir où tout a basculé.
« Assis dans mon luxueux canapé du salon, j’ai allumé mon superbe écran plasma lorsqu’un malaise m’a envahi. De la sueur dégoulinait sur mon front. Mon cœur battait de plus en plus la chamade. Je n’ai pu détacher mes yeux de l’écran. Non !... Non !... Cela n’était pas possible ! J’entends encore la voix du journaliste qui a retenti à mes oreilles:
« Recrudescence des vols ces dernières semaines dans la région : aujourd’hui une série de crimes se sont produits. Le premier, un vol à l’étalage dans un supermarché, à Rouen, pour un montant de deux mille euros, vers deux heures de l’après-midi. Environ une heure plus tard, une Ferrari 361 aurait été dérobée dans le garage d’un riche industriel dont le corps a été retrouvé sur les lieux. Et pour terminer ces news, vers seize heures, une riche propriété à Bois-Guillaume, vendue pour deux millions d’euros, avec l’étonnante disparition de ces propriétaires. Probablement un mystérieux agresseur qui sévirait dans la région. Reportage de nos deux journalistes sur place… »
« J’ai éteint brusquement la télévision et ai analysé la situation. Ainsi, à moins que cela ne soit qu’une simple coïncidence – mais, j’en doutais –, les sommes d’argent s’accordaient parfaitement aux miennes ! Mais le pire restait à venir : les heures où ont été commis ces délits correspondaient à la minute près à celles où j’ai gagné ces sommes fabuleuses ! Maintenant, j’apprenais qu’il s’agissait d’argent volé ! De plus, le criminel restait inconnu. Forcément, ai-je pensé avec effroi, puisque le coupable de ces crimes, c’était MOI !
« Une angoisse m’a serré la gorge en moins d’une seconde. Je ne savais plus quoi faire : me dénoncer ou clamer mon innocence ? Soudain l’effroyable vérité m’est apparu d’un seul coup. La montre était responsable de tout cela ! Mais comment m’en débarrasser ?! Une idée a jailli dans mon esprit. Luc Feri m’a parlé d’un bijoutier qui vivait dans le vingt et unième arrondissement de Paris. Il suffisait que j’appelle ce dernier pour savoir ensuite si…
« Et puis non, je ne pouvais pas, pour deux raisons : tout d’abord, je ne connaissais pas le numéro du bijoutier, et ensuite j’ai réalisé subitement que le vingt et unième arrondissement n’existait pas ! Je me suis donc fait berné.
« Il fallait cependant que je fasse disparaître absolument cette montre. Tout d’abord je l’ai cassée en la jetant violemment par terre, puis l’ai écrasée ensuite avec le talon. Mais en vain ! J’ai alors essayé de la briser par d’autres moyens, à l’aide d’objets contendants, ai pensé à d’autres idées… Mais tout est resté semblable. Désespéré et énervé après maintes tentatives inefficaces, j’allais la jeter par la fenêtre lorsque soudain… Non ! ...À moins… Non, je n’ai pas rêvé! J’ai remarqué une petite fissure sur le verre de la montre. Puis les morceaux de verre à partir de cette cassure se sont dissipés peu à peu, comme par enchantement. J’ai ensuite constaté que les aiguilles ne marchaient plus. J’ai donc réussi !
« Incroyable, ai-je pensé à mi-voix, une montre magique mais diabolique tout de même ! Décidément, mon instinct ne m’a pas trompé ! »
« Puis j’ai réfléchi à propos de Luc Feri. Quelque chose m’a mis la puce à l’oreille. Ce « Luc Feri » n’était pas n’importe qui, j’en étais sûr !
« Ainsi, rapidement, je suis allé chercher le scrabble que je possédais depuis mon enfance. J’ai posé devant moi les lettres correspondantes à ce nom et les ai replacées dans un ordre différent. Je me suis alors rendu compte que « Luc Feri » était tout simplement l’anagramme de « Lucifer », le diable en personne ! En somme, j’aurai conclu un pacte avec ce dernier sans le savoir ! Mais l’histoire ne s’arrêtait pas là : j’ai eu le pressentiment qu’un jour ou l’autre, je le reverrais, avec son rictus sardonique et ses yeux sournois.
« Et ce jour-là, c’était celui du vol de l’autoportrait de Georges Caneton ! »
Le commissaire Latour me dévisagea longuement en fronçant les sourcils avant de répondre :
« Donc, si je comprends bien, le livreur que vous aviez évoqué au début serait le responsable de toute cette affaire, et serait le diable avec qui vous aviez conclu un pacte via cette « montre », quatre ou cinq mois auparavant ?
– C’est cela même ! Alors, vous me croyez ? »
Mon interlocuteur sourit puis claqua des doigts. J’entendis la porte du bureau derrière moi se verrouiller automatiquement.
« Co…Comment avez-vous fait ça ?, bredouillai-je, abasourdi.
Le commissaire Latour tira ensuite sur sa figure, et je compris aussitôt qu’il s’agissait en réalité d’un simple masque. Je découvris alors avec horreur son véritable visage. Je pâlis. En face de moi se tenait la personne que je craignais le plus de retrouver : le livreur, l’inconnu du bar, avec son rictus sardonique et ses yeux sournois : ce n’était autre que le diable en personne !
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