Chapitre VI

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Le commissaire Luc Bergerac prenait son café au bar du Gros en cette fin de matinée de juillet, rue du Gros-Horloge.

Malgré le temps splendide qui régnait à l’extérieur, les rayons de soleil inondant la terrasse, le commissaire avait préféré prendre sa pause à l’intérieur, au comptoir. Il s’épargnait ainsi la chaleur torride qui circulait dehors. Mieux valait 19°C à l’ombre que 25°C à l’extérieur. Mais visiblement cela n’empêchait pas les gens de continuer à remplir la terrasse pour se désaltérer. C’était un choix, songea-t-il.

Au moins au comptoir il pouvait se contempler dans la glace pour passer le temps. Bergerac sourit. Il était plutôt bien conservé pour son âge, finalement. Du haut de ses un mètre quatre-vingts, dans son impeccable uniforme bleu roi de commissaire, il fixa ses grands yeux clairs pétillants d’intelligence sous ses cheveux d’un brun ténébreux coupés courts, et ses sourcils broussailleux. Son joli sourire, véritable courbe brachistochrone, se dessinait sur son visage ovale, affublé d’une épaisse et courte moustache brune où se faufilaient déjà quelques poils blancs, jusqu’à ses pattes. Il s’arrêta sur son nez droit et fin, et était fier d’avoir échappé aux caractéristiques tant célèbres de son homologue Cyrano. Enfin il jeta un œil à son bras gauche et grimaça. Même après une bonne semaine de cicatrisation, il sentait toujours la douleur de la blessure qui lui lançait l’épaule, non sans lui rappeler les dernières recommandations de son médecin. « Deux semaines de prompt rétablissement – Deux semaines, docteur ? Tant que ça ? – Oh oui, au moins ! Mais après, vous verrez, vous nous reviendrez comme neuf ! » s’en fut-il précipité d’ajouter, tout sourire, avec son habituel ton guilleret. La grimace de Bergerac s’allongea à l’évocation de ce souvenir. Deux semaines ! Minimum ! Sans rien faire d’autres que de se reposer ! Impossible pour un homme de terrain comme lui : l’action coulait dans ses veines, blessé ou non, il résoudrait cette enquête, coûte que coûte. Il se mordit la lèvre inférieure, une pointe de rancœur dans la poitrine. Si seulement il avait été plus vigilant lors de sa dernière intervention ! En même temps, qui aurait pu imaginer…

Et alors de douloureux souvenirs émergèrent dans les tréfonds de sa mémoire.

Le Palpage de Couilles

Bergerac secoua la tête.

Non, pas celui-là.

La Basilique du Sacré-Cœur.

Et le coup partit.

Quelques millièmes de secondes supplémentaires, et il aurait pu éviter le coup de poignard fatal de son adversaire dans son épaule gauche. Blessé, il était néanmoins parvenu à esquiver la deuxième attaque, avant de contre-attaquer et de mettre hors d’état nuire le meurtrier.

La résolution de l’affaire avait ensuite fait inévitablement la une des journaux.

« L’Égorgeur du Sacré-Cœur enfin démasqué ! »

« Un prêtre à l’origine des massacres de la Basilique ! »

Qui l’eût cru !

Pas Bergerac en tout cas !

Jusqu’à ce que sa douleur au bras gauche le ramena à la réalité.

Accoudé au comptoir, la main droite en train de touiller en continu sa tasse de café, Bergerac naviguait dans ses pensées, loin des bavardages incessants et bruyants qui caractérisaient la bonne ambiance du bar.

Voilà bien longtemps qu’il n’était pas retourné à Rouen depuis sa mutation à la Criminelle. Ce changement ne l’avait pas empêché pour autant de continuer à y suivre l’actualité, et d’être intrigué par cette curieuse et mystérieuse affaire de la rue Massacre.

L’enquête se résumait à la découverte du corps d’un dénommé Luc Feri, retrouvé atrocement égorgé dans un coin de la rue Massacre, derrière le local de poubelles. Pour une fois la rue avait bien porté son nom, et les médias n’avaient bien sûr pas manqué l’occasion de s’approprier le meurtre et de le publier en première page de leurs contenus. L’affaire avait rapidement fait fureur, au point d’être la source d’innombrables vagues de tweets, et d’atteindre la première place des tabloïds durant tout le mois de mars, tant son mystère regorgeait d’impasses et d’incertitudes. Qui était Luc Feri ? Qui pouvait bien lui en vouloir au point de l’égorger, et surtout, pourquoi ? Ces principales questions en suspens restaient évidemment les plus répandues, avec bien sûr les théories de complots et de vengeance en tête, mais elles n’avaient pas ramené pour autant le coupable de cette monstrueuse atrocité. Car il s’agissait bien sûr d’un assassinat, comme le prouvait l’autopsie. Mais perdu dans cette obscure affaire pendant presque un mois, à notamment interroger en vain des témoins inefficaces et désolants, le commissaire rouennais Serge Latour fut condamné par ses supérieurs à classer l’affaire au plus vite, pour se concentrer davantage sur la série de crimes plus récents perpétrés à Rouen et à Bois-Guillaume. Mais Latour supportait difficilement l’échec, et pire encore quand il s’agissait d’un meurtre des plus singuliers comme celui de la rue Massacre. Bon sang, il existait forcément un lien avec les évènements de Bois-Guillaume, qui s’étaient d’ailleurs produits dans la continuité du meurtre ! L’hypothèse d’un serial killer pouvait d’ailleurs être envisageable selon lui. « Des hypothèses, toujours des hypothèses !, lui avait répondu son supérieur en chef, le commissaire divisionnaire Lecouturier, j’entends bien mon cher Latour, mais avez-vous au moins des preuves dans ce que vous affirmez ? Les faits d’abord, je vous l’ai toujours dit ! Tant que vous ne vous focaliserez pas suffisamment sur les faits, vos théories n’auront pas autant de valeurs que vous le suggérez ! Et pour se faire, il faut des preuves ! Élaborer une théorie sans prendre en compte les faits demeure une faute impardonnable pour un policier, surtout pour quelqu’un de votre grade mon cher Latour, vous le savez aussi bien que moi ! »

Oui, il le savait bien. Oui, il lâcherait l’affaire Feri. Latour était définitivement résolu à accepter la défaite, et de porter lourdement sur ses épaules la déception et l’abandon, une première dans sa carrière jusqu’alors parfaite.

Et puis, au cours de la clôture d’une énième enquête ordinaire, un éclair avait jailli dans son esprit. Il avait dû y réfléchir à plusieurs fois avant de s’assurer que l’idée était bonne. Puis il était passé à l’action. Après tout, pourquoi pas ?, se rassura-t-il. Qui ne tentait rien n’avait rien ! L’excitation avait submergé peu à peu Latour. Pourvu que son plan fonctionne ! Enfin il obtiendrait peut-être une chance d’être éclairé sur cette maudite affaire Feri ! Et ce, grâce à lui !

Et lui, ce n’était autre que son admirable collègue Parisien de la brigade criminelle, l’intrépide et ingénieux commissaire Bergerac. La dernière fois que son collègue avait fait appel à lui, le commissaire de la Brigade Criminelle achevait une affaire des plus sordides dans le quatrième arrondissement : un pendu retrouvé sur le toit du Bazar de l’Hôtel de Ville. Un meurtre maquillé en suicide, dont le coupable avait été par chance retrouvé in extremis !

Et maintenant, songea Bergerac, nous y voilà !

L’affaire Luc Feri !

Et son sourire retomba aussitôt.

Ses mauvaises pensées chassées de son esprit, il allait porter à ses lèvres son café tant touillé, quand il entrevit à l’entrée du bar un jeune policier en uniforme. Ce dernier jeta furtivement des coups d’œil sur l’assemblée du bar, avant de croiser son regard dans celui du commissaire. Il alla aussitôt à sa rencontre vers le comptoir, et Bergerac comprit alors que son intuition l’avait trompé. Probablement à cause de ses cheveux auburn courts et soyeux ou encore de sa démarche militaire. Mais quand l’officier s’installa à ses côtés, Bergerac n’eut plus de doutes. Ces lèvres amarante qui dessinaient un agréable sourire sur ce visage ovale ; ce charmant nez légèrement aquilin surmonté de ces grands yeux, de véritables saphirs mêlés d’un bleu proche du violet, recouverts de longs cils fins ; ces exquises formes désirables qui se détachaient discrètement de son uniforme ; tant d’indices qui prouvaient que le commissaire n’avait pas à sa droite un mais une collègue.

« Commissaire Bergerac, c’est bien ça ?, lança-t-elle avec assurance.

– Lui-même. À qui ai-je l’honneur ?

– Commandante en chef Sophie Lavillaire, provisoirement en charge de l’enquête », répondit-elle sur un ton décidé, la main droite tendue.

Bergerac la saisit puis sourit en son for intérieur. Derrière son charme naturel féminin, elle possédait visiblement une sacrée poigne masculine !

« Eh ben mazette, qu’est-ce que vous vous êtes fait au bras ?

– L’affaire du Basilique du Sacré-Cœur, ça vous dit quelque chose ?

– Oui (les yeux grands ouverts, la bouche en forme de O, elle réalisa) oh mais alors c’est lui qui…

– Exactement »

Comment résumer une affaire en trois répliques, songea Bergerac, le sourire en coin.

« Je suis navré, continua Lavillaire, nous n’avons pas pu nous croiser tout à l’heure, reprit-elle, une légère pointe de déception dans la voix, j’étais en pleine conversation avec la légiste. Mais j’imagine que vous avez eu le temps de bien analyser la scène de crime pendant tout ce temps-là, en tant que consultant, non ?

– J’ai vu ce que je voulais voir, répliqua Bergerac, songeur, le regard plongé dans son café. »

La scène du meurtre lui revint aussitôt en mémoire. Le corps flasque baigné dans sa propre mare de sang noirâtre mêlée aux ordures, puis caillé sur les pavés. Ce visage horrifié frappé par la rigidité cadavérique. Ces yeux tuméfiés où se lisait un mélange d’effroi et de stupeur. Cette bouche tordue aux lèvres gercées et décolorées d’où coulait un filet de bave et de sang séché. Enfin, l’image la plus importante, ce cou tailladé marqué de deux minces coupures, mais suffisamment larges pour accueillir un groupuscule de fourmis noires, de mouches à merdes, de cloportes et autres insectes porteurs d’immondices.

Et c’était sans compter sur l’odeur nauséabonde qui régnait dans la rue Massacre !

Ainsi, au vu de ses observations, Bergerac pouvait déjà supposer que l’assassin était un homme, connaissait sa victime, le lieu du crime, possédait une assez bonne connaissance du corps humain pour savoir où frapper et tuer de manière efficace, et avait certainement agi plusieurs heures avant la découverte du corps.

Mais pour le vérifier, encore faudrait-il obtenir le rapport d’autopsie.

Hésitante durant quelques instants, Lavillaire décida de rompre le silence.

« Comme je le disais, j’ai donc pu discuter avec la légiste qui m’a donné l’analyse de ses premières observations. Le rapport complet arrivera dans les jours à venir. Je vous passe les détails techniques, mais faut avouer que c’est atroce tout ça, n’est-ce pas ? Dire que celui qui vous a demandé de venir l’aider a fini dans le même bain de sang que celui dont il voulait découvrir l’assassin cinq mois plus tôt, n’est-ce pas « drôle » quelque part ? C’est vraiment l’arroseur arrosé ! »

Bergerac tourna lentement sa tête dans sa direction. Bon Dieu, pensa-t-il, le français n’est apparemment pas sa tasse de thé. Ou plutôt ici, de café. Cette lourdeur ! Elle ne peut pas tout simplement dire que Latour a fini égorgé comme Feri ? Cela aurait été synthétique, concis. Clair.

Encore un point qui distinguait la Criminelle de la Province, comme ils disaient dans la capitale.

« Pas plus atroce que l’assassinat de Feri, rétorqua-t-il. De ce que j’ai pu lire, la coupure a été peu profonde dans le cou mais efficace, comme si l’assassin savait exactement où frapper pour provoquer une mort instantanée à sa victime. À cela vous lui en ajoutez une deuxième, et vous obtenez ainsi le tableau effrayant du cadavre du commissaire Latour ».

Lavillaire le dévisagea, les sourcils froncés. Pourquoi a-t-il mimé des guillemets avec ses doigts quand il a prononcé le mot « effrayant » ? Tout le monde n’est pas de la Criminelle non plus ! Un égorgement n’est pas commun à tout le monde ! Ce meurtre peut être effrayant pour n’importe qui, pour n’importe quelle personne qui n’a pas l’habitude d’en voir un en vrai, comme elle, qui en a découvert un pour la première fois au printemps dernier avec le corps de Luc Feri ! Oui, elle s’exprime plutôt mal, et alors ? Mais au moins elle se comprend ! Il a dû sûrement le remarquer dès qu’elle a entamé la discussion. Faut avouer que la formation de police et gendarmerie Rouennaise n’équivaut pas à celle de la brigade criminelle de Paris, pour ça, elle est d’accord. Mais ce n’est pas une raison pour que ces Parisiens se paient sournoisement de leur tête, qu’ils soient excellents ou pas, surtout quand ils viennent sur leur terrain avec leur savoir absolu ! Non mais sans blague ! Après, elle sait qu’elle exagère : elle connait des amis de la Criminelle qui arrivent quand même à rester humble et à accepter des « Provinciaux » dans leur entourage. Mais ça, visiblement, Bergerac a du mal à le comprendre, bien qu’il soit excellent dans son domaine, il faut le reconnaître. Mais cessons de nous égarer, songea-t-elle. Le commissaire doit certainement se douter de quelque chose.

Cinq. J’ai prononcé Cinq fois « mais ». Ouais, et alors ?

Bergerac, quant à lui, avait l’impression au regard perplexe de son interlocutrice qu’elle n’avait pas tout compris ce qu’il lui avait dit. C’était clair pourtant.

Ah là là, ces Rouennais !

« En clair, continua-t-il, que vous ayez une ou deux coupures, le résultat final restera quand même atroce.

– C’est clair, répondit-elle, le commissaire peu étonné de la répétition, en supposant que l’assassin de Latour soit le même que celui de Feri, car c’est ce que vous supposez, n’est-ce pas ? »

Fais gaffe ma jolie, songea la commandante Sophie. T’as dit deux fois « n’est-ce pas ».

Bergerac lui sourit. Son froncement de sourcils semblait presque un comique de répétition.

Lavillaire, quant à elle, se concentra un instant sur son sourire. Mais il avait l’air de se payer encore de sa tête ! À moins que cela ne soit du mépris ?

« Pour moi, reprit-il, le lien entre les deux meurtres est évident, même s’ils sont espacés d’une semaine chacun : le modus operandi reste identique. C’est une période suffisante pour permettre à l’assassin de récidiver une deuxième fois. S’ensuit alors de nombreuses questions. »

Il marqua une pause, en profita pour boire une gorgée de son café tiède, puis regarda à nouveau son interlocutrice, tout sourire. Une de ses habitudes consistait souvent dans ce genre de situation à laisser planer un peu de suspense pour observer l’attention de ses interlocuteurs, avant de pouvoir annoncer des résultats inattendus ou faire tout simplement part de ses impressions.

Et là, la scène avait l’air de plutôt bien s’y prêter.

« Comme quoi ? », répliqua Lavillaire.

Mais pourquoi l’a-t-elle coupé dans son élan ?

Nouvelle erreur de Bergerac. Elle n’était apparemment pas le genre de personne à comprendre son raisonnement. Après tout, ils ne se connaissaient que depuis aujourd’hui, c’était bien normal.

Mais surtout, elle était Rouennaise. Et tout le monde savait bien ce que les Parisiens pensaient des Rouennais.

Lavillaire, de son côté, savait définitivement que Bergerac la méprisait avec son sourire.

« Eh bien, lui répondit-il, tout d’abord, pourquoi s’en prendre à un dénommé Luc Feri et au commissaire Serge Latour ? Qu’ont-ils en commun hormis leur assassin ? Quels secrets, s’ils en ont, cachent-ils pour être tués et se taire à jamais ? Pourquoi les éliminer dans cette rue Massacre ? À cause de son nom ? Pourquoi attendre une semaine pour agir quand il était possible de les faire disparaître en même temps ? Pourquoi leur trancher violemment la gorge, alors qu’on pouvait tout simplement les assassiner autrement, comme par empoisonnement ? Voilà les principales questions que je me suis posée jusqu’alors. Enfin, et je dirais que c’est l’une, voire la plus primordiale : Qui ?

– Qui quoi ?

– Eh bien qui a assassiné Luc Feri et Serge Latour ? »

Ce n’est pas possible, elle en fait exprès, pensa Bergerac.

Depuis quand on dit « Qui ? » pour signifier « Qui a assassiné Luc Feri et Serge Latour ? » songea Lavillaire. C’est sans doute de l’argot de Parigot.

« Ah pour cette question, ne vous en faites pas, j’ai une théorie plausible qui pourrait pallier à notre problème. », déclara-t-elle fièrement.

Bergerac se fendit d’un sourire. C’est bien, elle a utilisé avec dignité le verbe « pallier ».

Seulement il s’agit d’un verbe transitif.

Ah là là, ces Rouennais ! Rouennaises, en l’occurrence.

Néanmoins, son intervention avait réussi à éveiller sa curiosité.

Bon point pour Lavillaire, pensa-t-il.

« Ah oui ?, s’enquit-il, en essayant d’adopter un air le plus étonné possible, je vous écoute.

– J’imagine que vous suivez souvent l’actualité ?

– Bien sûr !

– Peut-être pas forcément celle de Rouen, mais au moins celle de Paris et de sa périphérie.

– Hélas, j’ai déjà travaillé en tant que commissaire Rouennais, et je ne peux m’empêcher de m’intéresser, dès que je peux, à l’actualité de cette ville, voire de la Normandie. »

Ah, se dit Sophie. Il a l’air vraiment incollable !

« Voire l’Aquitaine aussi, j’imagine ?, continua-t-elle, tout sourire.

– Comment ça ?

– Bah, Bordeaux, Bergerac… »

Lavillaire marqua une pause. Visiblement il n’appréciait pas trop les blagues.

Bergerac soupira en son for intérieur. Ce n’est pas vrai, elle n’a tout de même pas tenté de faire une blague sur mon nom avec la ville éponyme ?

On ne me l’a jamais faite en plus !

« Non, non, la côte bordelaise ne m’intéresse pas plus que ça pour le moment…Mais un jour peut-être (sourire). Je vous en prie, continuez !

– Vous avez donc entendu parler de la série de crimes qui s’est produite peu de temps après l’assassinat de Luc Feri ? »

Évidemment !

« Sans plus, répondit Bergerac, impassible. Continuez.

– Il s’agissait en l’occurrence d’un vol à l’étalage de deux mille euros dans un supermarché « U » de Rouen ; suivi de l’assassinat de Robert Desvilles, un des vétérinaires les plus onéreux de la région, ainsi que du vol de sa Ferrari de collection 361 ; enfin la vente suspecte d’une riche propriété à Bois-Guillaume pour une somme de deux millions. Les anciens propriétaires, d’abord portés disparition, ont été ensuite retrouvés sur les lieux mêmes. »

À moi maintenant de laisser planer le suspense!, pensa Lavillaire.

Pourquoi marque-t-elle une pause ?, se dit-il. C’est évident qu’ils ont été retrouvés morts.

« Morts, bien entendu, termina Sophie.

– Hum hmm, Ça se comprend. Continuez. »

Oh que oui je vais continuer !

« Eh bien, peu de temps après cette série de délits, nous avons enfin réussi à remonter jusqu’au coupable, et je serai prête à parier que c’est la même personne qui a assassiné notre Luc Feri, puis notre commissaire !

– N’allons pas trop vite en besogne non plus, lui glissa Bergerac, souriant, même si selon lui cette hypothèse pouvait être toujours bonne à prendre. Considérons-là pour le moment comme une éventuelle théorie plausible, comme vous dîtes. Et donc, cette personne, selon vous ? Qui cela pourrait-il bien être ?

– Un certain Paul H. ! », annonça-t-elle avec entrain.

Intéressant, songea-t-il.

« Et vous n’avez toujours pas eu l’occasion de l’arrêter ? »

Comme si on n’a que cela à faire au commissariat de Rouen !, s’indigna Lavillaire en son for intérieur. Mais pour qui se prend-il ?

Déjà à six sur le compteur de « mais ».

« Hélas !, reprit-elle, nous l’aurions bien voulu, mais encore fallait-il pouvoir le coincer ! Les preuves contre lui étaient accablantes, mais il avait quand même réussi à disparaître de la région sans laisser aucune trace, hormis cette série de crimes ! Notre commissaire ne perdait pourtant pas espoir, et il était résolument sur le point de lui mettre le grappin dessus, quand les ordres de Lecouturier sont brusquement tombés et l’ont complètement abattu. »

Bergerac sourit à nouveau en son for intérieur. Elle qui visiblement appréciait les jeux de mots laids, le moment semblait idéal pour dire que Lecouturier avait abattu Latour à plate couture.

À moins que l’expression ne fût battre à plate couture.

Hum.

Prends garde Luc, les fautes de français de cette jeune commandante finiront vraiment par te contaminer !

« Lecouturier ?

– Oh pardon, c’est vrai, j’avais oublié, continua-t-elle d’une voix innocente douteuse, vous ne connaissez sans doute pas tout le monde. Lecouturier est notre commissaire divisionnaire. Vous l’avez peut-être aperçu tout à l’heure. Il était passé rapidement voir la scène du meurtre. Comme vous, il était assez grand, en uniforme, cheveux blancs avec une petite moustache blanche. Un vrai blanc quoi ! », lança-t-elle avec une pointe d’humour.

C’est donc lui le pseudo-Pétain !, réalisa le commissaire. D’accord !

« Pourquoi est-il reparti si vite ?

– Sans doute avait-il une nouvelle réunion avec le préfet et les autres membres de la Direction, allez savoir ! On ne le voit quasiment jamais, et le seul qui l’avait tout le temps au téléphone, c’est, je vous le donne en mille, notre bon vieux commissaire ! »

Bergerac tordit discrètement la bouche. Ce mélange continu d’imparfait et de présent dans une même phrase insupportait peu à peu ses oreilles. Et il ne parlait même pas du « j’avais oublié !».

Ah là là ces Rouenn…

Tu vas vraiment finir par devenir lourd ! grommela-t-il intérieurement.

« Et ça ne vous étonne pas ?

– De ?

– Le départ si précipité d’un de vos supérieurs hiérarchiques sur une scène de meurtre, dont votre commissaire est la principale victime ?

– Mais puisque je vous dis qu’il a dû partir en réunion à ce moment-là !

– Il vous l’a dit ?

– Non.

– Donc vous n’en savez rien non plus ?

– Oui, voilà.

– Non vous voulez dire ?

– Euh oui, non, pardon, s’excusa-t-elle, confuse, ses joues légèrement rougies.

– Par conséquent son attitude a été louche ce matin.

– Vous ne pensez quand même pas…

– Peut-être. »

Mais je n’ai même pas fini ma phrase ! C’était pénible à la fin !

« La police serait dans le coup ? déclara-t-elle, bouche bée, yeux grands ouverts.

– Franchement ça ne m’étonnerait pas.

– Comment ça ?

– Réfléchissez un peu. »

Mais qu’est-ce que je viens de dire !, songea-t-il avec regret.

« Oui ?

– Souvenez-vous que je vous ai dit plus tôt que ces deux meurtres étaient forcément liés par un seul et unique assassin.

– Hmm… Oui.

– Mais parmi les victimes, il y a un policier, et pas n’importe lequel ! Un commissaire, de Rouen en plus !, ajouta-t-il fièrement, comme pour mettre sur un même pied d’égalité Rouen et Paris, alors que, franchement, tout le monde savait que…

– Oui…Et ? Où voulez-vous en venir ?

– Vous croyez vraiment qu’un type qui assassine un pauvre gars comme Feri aurait autant de facilité pour tuer votre supérieur, sans que celui-ci ne réagisse du tout ? Au même endroit en plus ?

– J’ai bien connu des collègues qui ont été retrouvés morts à la suite d’une malencontreuse agression de tarés, par surprise, dans un coin d’une rue : on les retrouve ensuite dans les faits divers.

– Certes, mais je vais vous dire sincèrement ce que je pense de toute cette affaire. »

Nouveau silence.

Lavillaire écarquilla subitement les yeux.

« Vous pensez alors à un flic assassin ?

– Trop risqué, répondit Bergerac en secouant l’index. Sa carrière serait très rapidement mise en jeu, et la découverte d’un casier judiciaire ne l’aiderait qu’à le compromettre. Non, je pense que notre assassin a un esprit beaucoup plus futé qu’un simple flic responsable d’une bavure policière. Il s’agit visiblement d’une personne déterminée et consciente de ses actes. Ses victimes, contrairement à ce que les médias pourraient penser, ne sont pas choisies au hasard. Nous sommes loin d’être face à un serial killer taré, comme vous l’avez suggéré. »

J’avais juste dit « taré ». Pas « serial killer ».

« Par conséquent cette série de meurtres a une fin, et seul l’assassin y mettra un terme. Ainsi j’en ai déduit que nos victimes ont forcément des liens entre elles : voilà pourquoi je vous ai évoqué plus tôt une question éventuelle de secrets. Latour, comme Feri, nous ont forcément caché quelque chose, et il nous faut continuer à la chercher. Sans doute l’explication de ces secrets réside dans la série de crimes que vous avez évoqués tout à l’heure, et la clé de toute cette affaire demeure sûrement en la personne de ce mystérieux Paul H. Un type qui disparaît aussitôt tel un fantôme n’a pas l’attitude d’un innocent. Mais sa disparition n’a pas pu se faire aussi facilement. Non, peu probable, car, comme je vous l’ai déjà dit, notre assassin est déterminé ! C’est un esprit calculateur ! Il a dû évidemment préparer son coup longtemps à l’avance ! Et pour se faire, il a nécessairement eu besoin d’un complice !

– Ou d’une complice ? »

Bergerac dévisagea pendant quelques instants son interlocutrice.

Il était convaincu que les femmes pouvaient être d’aussi, voire de meilleurs cerveaux criminels que les hommes, comme le prouvait les romans de P.D. James par exemple, mais statistiquement, et d’après son expérience dans la Criminelle, il savait très bien que la gente masculine dominait davantage dans ce genre d’assassinat.

Et puis, se disait-il, il avait beau parfois l’imaginer, mais sa vie ne se réduisait malheureusement pas à un roman, voire à une nouvelle policière : le rêve !

Le pouvoir de capturer tous les criminels à la fin de l’histoire !

Mais non.

Enfin, vu le profil de Lavillaire, la probabilité d’une complice dans toute cette affaire était très faible.

Surtout pour elle.

« Restons pour le moment sur un complice, continua-t-il. Ce qui est sûr, encore une fois, c’est que ce complice n’a pas dû être choisi au hasard ! Il l’a sans doute observé longtemps avant de pouvoir s’assurer de jeter son dévolu sur lui. Peut-être même l’a-t-il pris en filature jusqu’à chez lui, voire l’a tout simplement fréquenté au point de sympathiser avec lui sans le moindre soupçon ! Cette suggestion me paraît d’ailleurs plus réaliste. Et alors là, c’est le comble. Ou plutôt, le coup de bol si on se place du point de vue de l’assassin. Le complice n’est autre qu’un flic ! Mais pas n’importe quel flic ! Un simple officier ? Mouais. Un supérieur hiérarchique à un poste important ? Un préfet ? Un commissaire divisionnaire ? Plus probable. En tout cas, un policier avec suffisamment de pouvoir pour lui permettre d’exécuter son plan meurtrier et de couvrir suffisamment ses traces afin de l’aider à disparaître le plus loin possible. Voilà pourquoi j’ai tiqué tout à l’heure quand vous m’avez parlé de votre supérieur, le commissaire divisionnaire Lecouturier. Son attitude m’a paru suspecte. D’autant plus que c’est lui qui vous a également ordonné d’arrêter au plus vite l’enquête sur le meurtre de Luc Feri, c’est bien ça ?

– C’est cela même, répondit Sophie avec entendement.

– Alors selon moi il n’y a plus de doutes : il y a un policier corrompu dans toute cette affaire ! Un ripou mouillé jusqu’aux os ! Et si j’étais vous, je ne m’attarderai pas à le rechercher avant qu’il ne continue à faire des ravages ! En ce qui me concerne, comme je ne suis plus de Rouen mais qu’un simple consultant (il évita l’expression persona non grata), j’aurais certainement plus de mal à intervenir et à convaincre le reste de votre brigade. Vous, par contre, ajouta-t-il en l’examinant de la tête au pied, et Lavillaire avait alors l’impression qu’il en profitait légèrement pour se délecter de ses attraits féminins, avec votre assurance et votre détermination, je suis sûre que vous en aurez les capacités ! Alors, je le répète, si j’étais vous, je ne laisserai pas cette occasion vous échapper ! Des affaires comme celle-ci propulseront sûrement votre carrière ! Elle vous montera même en grade, si bien sûr vous la résolvez avec brio !

– Eh bien, écoutez, merci bien ! J’en prends note !, répondit-elle, élargissant le plus possible son sourire. D’ailleurs, autant le faire maintenant ! »

Elle sortait alors son portable et s’apprêtait à pianoter dessus de sa main droite, sa main gauche autour de son café maintenant tiède voire froid, quand son smartphone vibra brusquement.

« Excusez-moi, ça doit être encore une énième notification d’une de mes nombreuses applis, rétorqua-t-elle confuse. Vous permettez ?

– Allez-y, je vous en prie, répondit-il chaleureusement. On est toujours en pause, il me semble. »

Elle lui répliqua un sourire, plus discret cette fois. Qu’est-ce qu’elle peut être ravissante quand elle le veut !, songea Bergerac. Maladroite certes, mais attirante ! Avec ces yeux, ces lèvres…

« Oh My God !, s’écria-t-elle dans un accent très français.

– Laissez-moi deviner, répliqua-t-il avec calme, un nouveau meurtre ? Rue Massacre ?

– Pire ! »

Bergerac resta interloqué, les sourcils froncés. C’était bien la première fois qu’on le prenait par surprise. D’habitude il surprenait ses interlocuteurs, pas le contraire !

« Regardez ça ! », lui rétorqua-t-elle, son téléphone tendu.

Il saisit le smartphone.

Et son regard s’arrêta alors sur un article qui le laissa complètement pantois sur son tabouret :

SCANDALE À PARIS

L’affaire de l’Autoportrait

Par Anne O.

Suite à la tant attendue exposition estivale temporaire sur les autoportraits au musée d’Orsay, un des tableaux a mystérieusement disparu. Il s’agit plus précisément d’une œuvre de Georges Caneton, célèbre peintre du XVIIème siècle, contemporain et grand rival de Nicolas Poussin. L’auteur présumé de ce vol serait, selon nos sources [cf plus bas], un certain Paul H…

S’ensuivirent la biographie et l’histoire, notamment celle de leur rencontre, des deux peintres susnommés.

« Qu’est-ce que… » prononça-t-il le souffle coupé.

Lavillaire sourit en son for intérieur. C’était bien la première fois durant leur conversation qu’elle voyait le commissaire à court d’idées.

« Pour ne citer que vous, enchaîna-t-elle, je ne laisserai pas cette occasion vous échapper ! Et je m’attarderai au plus vite à lui mettre le grappin dessus avant qu’il ne commence à semer la panique dans Paris ! »

Bergerac saisit son café encore à moitié rempli, le finit d’un trait et lui répondit d’un hochement de tête déterminé. Ce ne fut pas la fin qu’il espérait, mais là, il fallait le reconnaître : la charmante Lavillaire l’avait pour une fois devancé. Un assassin sévissait actuellement dans sa ville, sa belle capitale [si on excluait les interminables travaux], et peut-être même probablement dans son propre arrondissement. Tout cela au nez et à sa barbe, et en plus pendant son absence ! Non, franchement, pas une minute n’était à perdre !

Il se leva aussitôt, légèrement ankylosé du bras gauche, laissa la monnaie sur le comptoir, remercia le patron qui préparait une quelconque bière Belzébuth pour un de ses clients, puis se dirigea d’un pas rapide et assuré vers la sortie, traversant la vague de tables et de chaises sur son passage.

Bergerac sourit. Il avait vu ce qu’il voulait voir.

Et dorénavant il avait entendu ce qu’il voulait entendre.

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