Chapitre VII
Georges s’observa dans la glace de sa salle de bain, au-dessus de son petit lavabo rempli d’eau.
Il caressa délicatement son crâne chauve, complètement chauve : aucun cheveu n’avait été épargné ! Et c’était mieux de cette façon se disait-il, il n’avait jamais su pourquoi, mais ses cheveux l’avaient toujours dérangé. Il ne supportait pas cette sensation de « tas de poils » sur la tête. Au moins dorénavant, le dessus de sa tête lui faisait l’effet d’une surface propre et polie, prête à être caressée chaleureusement à tout moment.
Puis sa main descendit et s’arrêta sur ses joues velues.
Il se gratta ensuite le menton, fit une grimace.
Oui, il était vraiment temps qu’il se rasât.
Ses derniers jours de congés en mars lui revinrent alors en mémoire, et il sourit pendant un court instant.
Ces journées à se prélasser dans sa maison, dans son jardin, devant la télé, Netflix ou encore Prime Vidéo, aux côtés de toute sa famille, sans se préoccuper de ses clients, ni de son bar, ni de la poussée rapide de sa barbe, oui, ces journées-là allaient sacrément lui manquer.
Mais bon, ses vacances étaient derrière lui maintenant, et même si elles lui avaient offert une chance de pouvoir enfin se relaxer et se réorganiser chez lui, il n’aurait pas non plus laisser indéfiniment son bar aux mains de son fidèle et compétent adjoint Yoann. Les clients auraient également fini par lui manquer : ils appréciaient sa compagnie et son humour au comptoir, mais surtout les délicieux cocktails faits maisons et bon marché qui les accompagnaient.
Sa semaine de congés terminée, il avait donc repris sa vie de barman et de gérant plus rapidement qu’il ne l’avait pensé. Même s’il s’y s’attendait un peu, il n’avait pourtant pas imaginé que tant de monde remplirait à son retour autant de tables et de tabourets au comptoir de son bar dit « Du Gros ». Certains de ses clients avaient laisser courir que ce nom avait été choisi par son propriétaire pour se moquer de sa ronde silhouette, d’autres car il travaillait tout simplement rue du Gros-Horloge communément appelée « rue du Gros ». La raison demeurait encore mystérieuse, car le patron n’avait jamais voulu leur révéler la vérité. En réalité, il préférait surtout s’amuser de ces rumeurs : rien de tel pour attirer davantage de clientèle !
Georges sourit à nouveau. Finalement, il était bien content d’avoir repris. Sa routine au Gros continuera son cours, tandis qu’il retrouvera sa famille après la fermeture de son bar, bien au chaud chez lui devant la télé, parfois très tard le soir.
Bref, sa vie était redevenue normale.
Ou presque.
Le sourire de Georges bascula à l’envers.
D’habitude quand il travaillait, il se présentait toujours glabre devant son comptoir. En vérité quasiment glabre : son petit péché mignon demeurait uniquement sa fine et courte moustache.
Alors pourquoi ne s’est-il pas rasé depuis le temps ?
Puis Georges se figea.
Voilà pourquoi il s’était souvenu de ses congés.
Car il s’était vraiment passé quelque chose pendant cette période.
Et soudain, les évènements refirent peu à peu surface dans son esprit.
Le journal d’informations à la télévision.
L’annonce de dernière minute en plein débat politique.
Les images en direct de la découverte du corps. Rue Massacre.
Le cadavre. Massacré.
Sa gorge. Tranchée.
D’un seul coup de couteau.
Puis le même processus cinq mois plus tard, avec deux coups cette fois.
Georges déglutit difficilement.
Ses souvenirs se précisèrent davantage dans sa mémoire.
Non, pas d’un seul coup de couteau.
L’entaille sur le cou à la télé à l’époque le frappa à nouveau dans son esprit.
L’assassin – car ce n’était définitivement pas un suicide, il s’en souvenait bien, pour deux principales raisons : l’absence de l’arme meurtrière sur le lieu du crime, ainsi que celle d’une lettre de suicide. D’où a fortiori un meurtre.
L’assassin, donc, n’avait pas utilisé un couteau pour éliminer sa victime. Ou alors un petit couteau, mais dans ce cas, quel était l’intérêt pour un meurtrier d’utiliser une arme plus petite pour achever sa proie, quand il pouvait trouver la même arme en plus grand format, et s’en servir plus facilement et efficacement pour accomplir son infâme besogne ?
Non, ce n’était sûrement pas un couteau.
C’était d’ailleurs l’entaille à la télé qui l’avait fait douter sur cette idée.
Petite, fine, droite, légèrement profonde.
Comme la lame d’un rasoir de barbier.
Georges frissonna.
La dernière fois qu’il en avait vu un de ce type, c’était le jour de l’anniversaire de son ami Paul H., début mars : il lui en avait offert un pour rire, en raison de sa barbe naissante. Il s’agissait d’un rasoir de collection, peu cher, qu’il avait d’ailleurs réussi à trouver par chance sur le marché d’Antiquités de la place Saint Marc.
Début mars. Peu de temps avant l’assassinat.
Georges tressaillit.
Bon sang, Paul.
Il sentit une bouffée de chaleur l’envahir.
Un mauvais pressentiment s’installa alors progressivement dans son esprit.
Si Paul est l’assassin et que la police le retrouve, ils découvriront également le rasoir.
Et si Paul raconte l’histoire de ce rasoir, la police remonterait alors directement vers lui.
Il deviendrait donc peut-être complice des deux meurtres, et serait arrêté à son tour !
Bon Dieu !
La panique et le stress commencèrent peu à peu à le gagner, au point de se déchiqueter la lèvre inférieure et de dégouliner de sueurs.
Puis Georges ferma les yeux et inspira fort, puis expira, le tout plusieurs fois.
Il redevint progressivement calme et relâché.
Il rouvrit les yeux, un petit sourire aux coins des lèvres.
Il n’avait pas à s’en faire, se rassura-t-il.
Si la police venait par hasard le chercher pour l’interroger, il saura quoi répondre.
Il avait un alibi. Il était avec sa femme et ses trois enfants pendant ses vacances.
Le reste du temps, ce sera sa clientèle et ses employés qui pourront témoigner envers lui.
Il ferma à nouveau les yeux, toujours souriant.
Respire. Voilà ! Détends-toi un peu. Sois tranquille. Zen.
Tout va bien se passer. Tu n’as pas de soucis à te faire. Ce n’est pas toi le coupable de toute cette affaire.
Pense à autre chose de plus cool.
Comme te raser par exemple.
Il rouvrit les yeux une nouvelle fois, redevint lucide.
C’est vrai qu’à l’origine il était censé se raser, pas se laisser emporter par ses pensées !
Légèrement renfrogné, il ajusta les bretelles de salopette, puis dégaina le rasoir de sa grande poche avant.
Une fois barbouillé de crème à raser sur tout le visage, il appliqua, concentré, la lame de son rasoir Gillette contre le bas de son menton, quand la porte de la salle de bain grinça.
Georges fit aussitôt volte-face, éclaboussant au passage de la crème à raser sur le miroir et le sol.
Puis il s’apaisa.
Il ne s’agissait que de son pauvre Whiskers, son beau gros chat roux, qui venait le chercher et se frotter contre lui, la queue bien en l’air, avant de commencer une série de petites miaulements.
« Oui, j’arrive Whisky ! T’inquiète pas, je vais te donner à manger ! Attends un peu, par contre. Tu sais que tu m’as fait une de ces peurs tout à l’heure !, lui lança-t-il sur un ton gâteux, T’aurais pu miauler au moins ! »
Et, comme si son chat avait compris, il entama son deuxième rond de jambe, tout ronronnant.
Georges sourit, rassuré.
Ouf ! Ce n’était que le chat. Il avait pensé à autre chose de beaucoup plus grave.
Encore son imagination qui lui avait un joué un mauvais tour !
Ou pas.
Car Georges avait beau être sur ses gardes, il ne sentait pourtant pas la présence qui le guettait derrière la cloison.
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