Chapitre IX

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Enfin débarrassé de son attelle, Le commissaire Luc Bergerac roulait à vive allure, une nouvelle fois sur l’A13, en direction de Rouen, les Beatles en boucle dans sa C3 noire. Lavillaire venait de lui laisser un message : ils avaient enfin réussi à arrêter le coupable. Elle lui avait alors proposé de le rejoindre au commissariat, et lui avait éventuellement suggéré de l’accompagner pour suivre l’interrogatoire. « Le plus tôt sera le mieux », avait-elle ajouté sur un ton plutôt froid. Ce qui signifiait, d’après Bergerac, qu’elle ne perdrait certainement pas son temps à l’attendre indéfiniment, même s’il arrivait en retard.

Il observa alors un nouveau panneau d’indication. Un sourire illumina son visage jusqu’alors soucieux. Eh bien, ce n’était pas trop tôt ! Déjà la moitié du trajet parcourue en plus d’une heure !

Dire que si les interminables bouchons sur le périphérique n’avaient pas eu lieu, il aurait pu au moins gagner trente bonnes minutes !

L’idée d’utiliser sa sirène pour rattraper le temps perdu avait un moment traversé son esprit. Puis il s’était aussitôt ravisé, afin d’éviter de se faire de nouveaux ennemis dans les embouteillages.

Et c’était sans compter sur les innombrables travaux de Paris qui l’attendaient au moindre coin de rue ! Ils n’existeraient pas, il gagnerait davantage de temps, les routes seraient plus fluides, et tous les automobilistes seraient contents !

Hélas, la grande majorité des Parisiens – les vrais qui logeaient à Paris et qui ne possédaient pas de voitures – soutenait les voies pour bus et les insupportables pistes cyclables qui envahissaient dorénavant toute la capitale.

À première vue, il serait normal de penser que c’était plutôt une bonne idée.

À l’origine.

Car, quand de considérables pistes cyclables et voies pour bus vides s’offraient à vos yeux devant votre pare-brise, tandis que vous pestiez contre le bouchon dans lequel vous vous étiez engagé à côté sur la voie unique, il paraissait compréhensible qu’une vague de haine envers la mairie de Paris vous envahissait ensuite.

Et dans ce cas-là, inutile de devenir Parisien.

Mais le pire, c’était que ces chantiers continuaient d’exister !

Et de se développer davantage, à perte de vue !

Maudits travaux ! Satanés écolos !, songea Bergerac.

Tiens, ça rime !, s’étonna-t-il.

Et tous ces impôts destinés à des travaux qui ne servaient finalement qu’à fatiguer les gens !

Merci la mairie de Paris !

Et quelle maire de Paris !, pensa-t-il, ironique.

Quelle merde de Paris, oui !, sourit-il.

Néanmoins, il fallait tout de même reconnaître un point positif dans ces soi-disant « aménagements de la ville de Paris » : ils auront posé les premières bases d’une future ville écolo ! À bas les voitures, mais vive les vélos !, comme se moqueraient certains, que Bergerac n’hésitait d’ailleurs pas à soutenir.

Et encore, le commissaire n’était pas le plus à plaindre !

En effet, ce dernier avait réussi à habiter dans un appartement deux-pièces raisonnable dans le 7ème arrondissement, le quartier des Invalides, où les travaux restaient assez modérés. Il devait notamment ce résultat au maire qui possédait plutôt des tendances anti-écolos. Des cas comme lui étaient plutôt rares, mais heureusement il en existait encore dans Paris.

Bergerac aperçut un nouveau panneau.

Il sourit.

Dans trente bonnes minutes, si la circulation restait fluide, il serait enfin à Rouen, prêt à retrouver Lavillaire pour clore une bonne fois pour toute cette affaire.

L’affaire de l’Autoportrait.

Bergerac demeura pensif.

Bien que le nom de cette affaire semblait à première vue tapageur, il avait néanmoins piqué la curiosité du commissaire.

En effet, de par ses miracles dans le domaine policier, Bergerac appartenait à cette catégorie d’individus qui appréciait s’adonner à l’enrichissement de sa propre culture générale. Ainsi faisait-il partie des quelques rares policiers dans la région à connaître la quasi-totalité des œuvres de la majorité des célèbres compositeurs classiques, surtout du romantisme ; à savoir tous les secrets sur l’histoire des chansons et de la vie des Beatles ; à avoir presque dévoré l’intégralité des œuvres des plus grands auteurs classiques de la littérature française ; à s’être absorbé dans la lecture, en version originale, de nombreux whodunits d’auteurs anglais connus à l’instar d’Agatha Christie, P.D. James ou Elizabeth George ; à s’être plongé dans les stratégies des batailles napoléoniennes du Premier Empire et analysé les différents corps d’armées ainsi que leurs costumes ; à s’être intéressé à la généalogie des Rois de France et essayé de reproduire un arbre généalogique complet de toutes les branches familiales ; à retenir par cœur le nom de célèbres acteurs qu’il retrouvait dans des films ; voire enfin s’être informé sur la nom et la vie des grands artistes qui avaient forgé l’histoire du troisième art : la peinture.

Et curieusement, Bergerac n’avait jamais entendu parler du peintre George Caneton, un présumé contemporain de Nicolas Poussin. Mon œil ! Le commissaire sourit, dépassa une voiture qui le ralentissait, puis se rabattit. Contemporain de Poussin via leurs noms surtout, oui ! Poussin, Caneton, Lecoq…Et pourquoi pas Lapoule, Rossignol ou Rouge-Gorge tant qu’on y était ! Rouge-Gorge en particulier ! Ce nom représentait davantage les œuvres macabres qui avaient été exposées à Rouen que le simple Caneton. Car pour Bergerac, ce lien sautait aux yeux ! Il était clair que George Caneton n’existait pas ! En revanche, derrière l’annonce du scandale qu’il avait découverte quelques temps plus tôt avec Lavillaire, il restait persuadé que l’assassin trafiquait un plan beaucoup plus machiavélique qu’il ne l’imaginait, et qu’il avait profité de son absence pour le mettre à exécution à Paris. Une sorte de message d’avertissement que Bergerac avait vraisemblablement réussi à décoder. Voilà pourquoi il s’était aussitôt dépêché de sortir du bar, afin de rejoindre ensuite l’autoroute A13 le plus rapidement possible, pour arriver à stopper au plus vite le tueur avant que la situation ne tourne à la catastrophe.

Réussir à éviter un nouvel égorgé dans Paris.

Et retrouver un autoportrait volé au musée d’Orsay.

Telles étaient les deux principales missions impérieuses de Luc Bergerac !

Car bien évidemment elles étaient toutes les deux liées !

Encore un indice qui confortait son idée de couple d’assassin et de complice.

L’un agissait à Rouen pendant que l’autre opérait à Paris.

Une parfaite synchronisation séparée de 135 km !

Un plan machiavélique, donc, comme il l’avait supposé.

Mais en aussi peu de temps, la chasse à l’homme risquait vraiment d’être serrée.

Puis vu l’heure à laquelle il était parti – dix heures et demie passées –, il craignait de se retrouver tôt ou tard dans les bouchons.

Et c’était finalement le tôt qui avait tranché.

Il n’avait même pas osé un seul instant enclencher sa sirène, tant la circulation demeurait congestionnée jusqu’à l’autre bout du périphérique !

Alors il avait patienté. Longtemps.

Très longtemps.

Vers onze heures et demie, il s’était enfin échappé de l’embouteillage monstre et polluant qui s’étendait encore à perte de vue, puis avait pris sans plus attendre la direction du 1er arrondissement, vers le musée d’Orsay.

Bergerac sourit.

Un de ses principaux atouts dont il se sentait fier restait son infaillible sens de l’orientation. Si un être malfaisant osait lancer le commissaire en terre inconnue, il serait alors surpris de le revoir sain et sauf à l’arrivée. Ainsi, même en pleine précipitation, le commissaire parvenait toujours à détourner les mauvaises pistes et à retrouver son chemin avec sa brigade, pour finalement capturer le coupable d’une affaire sans le perdre dans la nature.

Et ce n’était certainement pas l’assassin de toute cette affaire avec son complice qui allaient déroger à cette règle, oh que non !

Le jour où le commissaire Luc Bergerac connaîtra sa première défaite n’était pas prêt d’arriver aujourd’hui !

Après avoir longuement longé la Seine en essayant de retenir dans l’ordre le nom de tous les ponts qui la chevauchaient, il était enfin arrivé à destination, et s’était même surpris à trouver une place rue de Lille. Sans perdre plus de temps, il avait claqué la portière aussi vite qu’il en était sorti, avait jeté un rapide coup d’œil au clignotement de la fermeture de sa C3, puis s’était engagé d’un pas rapide, avant de finir par courir le long de l’arrière du bâtiment. Moins de cinq minutes plus tard, il avait atteint, légèrement essoufflé, le bout de la rue de la Légion d’Honneur, et s’était décidé de remonter vers l’esplanade du musée d’Orsay en ralentissant doucement le pas, le temps de reprendre son souffle. Puis il était reparti à la même cadence, avait gravi quatre à quatre la dizaine de marches de l’esplanade, puis s’était dirigé à vive allure vers l’entrée, ignorant la queue en serpentin qui s’étendait bien au-delà du quai Anatole France. Comme il l’avait prévu, un agent de sécurité s’était avancé vers lui, bras droit tendu, paume en avant, prêt à lui barrer le passage. Bergerac avait alors sorti aussitôt son badge de commissaire de police, et après avoir murmuré quelque chose dans son oreillette, le vigile avait entraîné le policier dans un hall climatisé.

Bergerac s’était ensuite présenté à l’accueil, devançant encore la queue, son badge toujours dans sa main droite. La réceptionniste, une jolie jeune femme rousse à queue de cheval et à lunettes dans lesquels se reflétaient de beaux yeux verts, avait hoché la tête, puis lui avait prié de patienter quelques instants, le temps d’informer la direction de sa visite.

Moins de cinq minutes plus tard, le responsable en charge des œuvres de l’exposition était venu à sa rencontre, un châtain court à lunettes aux taches de rousseur dans un beau costume bleu foncé, cravate comprise. Il lui avait alors serré la main, un grand sourire aux lèvres. Bergerac était persuadé que ce type lui rappelait quelqu’un à ce moment-là, mais qui ?

Ce n’était qu’une fois arrivé dans son bureau à l’étage que la solution avait enfin jailli dans son esprit.

Elton John !

Elton John jeune, brun, avec des taches de rousseur, ça y est, ça lui était revenu !

Bergerac fit une moue discrète.

Drôle de façon d’associer le célèbre pianiste à ce personnage !

Non, il devait forcément se tromper.

Quoique…

Oh et puis zut !, se dit-il, reconcentre-toi, bon sang ! Tu ne vas pas tout de même pas te faire une fixette sur le visage de ce type, si ? Il existe pour le moment des choses plus importantes à régler, non ?

Leur conversation n’avait donc pas duré longtemps et Bergerac avait pu y apprendre tout ce qu’il souhaitait.

Satisfait, ils s’étaient quittés en bonne compagnie et le commissaire en avait alors profité pour passer à son propre bureau, au 36 rue du Bastion, dans le 17ème arrondissement, anciennement situé au fameux 36 Quai des Orfèvres. Il s’était alors autorisé à s’acheter comme casse-croûte un délicieux sandwich triangle en cours de route, car la faim avait vraiment commencé à le gagner malgré son café de dix heures. Il s’était ainsi rendu compte à son arrivée de l’atmosphère assez inhabituelle mais plutôt calme du bâtiment de la DPJ. Probablement la pause déjeuner de chacun des membres dans leurs restaurants et bistrots favoris. Parfait ! s’était dit Bergerac. Pour une fois qu’il n’avait pas vraiment eu envie qu’on le dérangeât !

Ainsi s’était-il lancé éperdument dans ses recherches sur l’ordinateur de son bureau pendant quasiment toute l’après-midi, jusqu’à ce qu’il avait constaté par chance, en jetant un coup d’œil dessus, le message laissé par Lavillaire sur son smartphone.

Et le voilà donc en train de rouler actuellement sur l’A13, direction Rouen, le plus rapidement possible, parfois dépassant légèrement la limitation de vitesse autorisée.

Malgré la musique entraînante des Beatles dans l’habitacle, Bergerac semblait à la fois pris de remords et d’excitation.

D’une part, cette nouvelle de dernière minute l’avait un peu précipité dans ses mouvements, raison pour laquelle ses réflexions sur les informations qu’il avait décelées plus tôt demeuraient encore légèrement floues dans son esprit. Peut-être aurait-il pu en saisir davantage s’il avait obtenu plus de temps.

D’autre part, cela ne signifiait pas pour autant que la journée fut déplorable en découvertes, bien au contraire !

Bergerac se fendit d’un sourire. Yes I know I’m a lucky guy, comme le chantait actuellement John Lennon dans le morceau Every Little Thing, et le commissaire ne pouvait qu’agréer avec lui.

En effet, bien que son intuition au sortir du bar du Gros lui avait joué un mauvais tour, à savoir, à sa grande surprise, l’existence bel et bien réelle du peintre, confirmée par le responsable châtain avec le faciès d’un pseudo jeune Elton John, son instinct avait néanmoins réussi à lui apporter une découverte concrète et potentielle.

Bergerac élargit son sourire. Il savait enfin pourquoi cet homme lui rappelait Elton John. En réalité il ne retrouvait pas le célèbre pianiste sur le visage du responsable, mais son interprète dans son biopic ! Et comment s’appelait-il déjà ?

Ah oui !

Le commissaire émit un petit rire de satisfaction.

Il se demanda un court instant combien de personnes dans sa brigade serait capable de lui ressortir de mémoire le nom de Taaron Egerton.

Il s’était donc entretenu avec un Taaron Egerton, à lunettes, et avec des taches de rousseur. Ou un Elton John, tout dépendait à qui on pensait. L’acteur, ou le personnage.

Bergerac poussa un soupir de satisfaction. Enfin une pensée inutile en moins dans sa tête !

Et ce, grâce à son instinct de flic !

Le commissaire fit une légère moue.

D’habitude il n’appréciait pas tellement de suivre son flair de policier, car la moitié du temps, quand il lui faisait confiance, il l’amenait davantage vers de fausses pistes infondées, en général seulement basées sur des théories intuitives. Il connaissait certains collègues qui utilisaient cette méthode et qui aboutissaient toujours à des miracles. Puis il se souvint que ces présumés collègues n’existaient que dans les romans de Fred Vargas. Ta vie n’est pas un roman policier ! se remémora-t-il.

Cependant, certains jours il lui arrivait d’avoir de la chance et alors son intuition se confirmait. En l’occurrence, aujourd’hui, il savait qu’il avait été chanceux, pour reprendre John Lennon.

Et il ne l’avait pas été qu’une, mais deux fois. Tout d’abord, la première découverte qui lui revint avait eu lieu sur son ordinateur, dans son bureau. Il avait essayé après son entretien au musée d’Orsay, de s’informer davantage sur l’auteure de la fameuse annonce du scandale, la dénommée Anne O. Curieusement, en tapant simplement son nom sur le moteur de recherche, il le retrouva en un coup dans le titre du tout premier onglet de la page. Après avoir cliqué dessus, Bergerac avait constaté que ce nom apparaissait à plusieurs reprises sur de nombreux autres articles, et pour cause : le site sur lequel il était tombé en présentait d’innombrables quantités de modèles, réalisés pour notamment aider l’internaute à s’en inspirer afin de créer le sien de manière originale et de le publier sur Internet via son ordinateur ou son smartphone. Et pour une raison qui était resté inconnue au commissaire, le nom choisi pour ces modèles était Anne O., de Nîmes.

Il n’en avait pas fallu plus longtemps à Bergerac pour décrypter l’astuce qui se cachait derrière ce nom commun.

Anne O., et de Nîmes en plus !

Anonyme !

Comment faire plus simple !

Pas étonnant que l’assassin eût utilisé ce pseudonyme pour publier son annonce sur le net !

Mais la véritable découverte de la journée s’était surtout produite au Musée d’Orsay.

Enfin avait-il une preuve tangible de ce plan diabolique que manigançait l’assassin.

Bergerac l’avait seulement compris de travers !

Encore la faute de son intuition !

Ce stratagème consistait en réalité à l’éloigner non pas de Paris, mais de Rouen, afin de pouvoir y continuer son œuvre macabre en toute tranquillité !

Ou pas.

Car dans moins de vingt minutes il arrivait à bon port.

Le commissaire sourit.

Il avait vraiment bien fait d’avoir vu ce jeune Elton John. Châtain. Et avec des taches de rousseur.

Ou alors Taaron Egerton. À lunettes. Et avec des taches de rousseur.

Il devait s’agir de la meilleure nouvelle de la journée.

Car Bergerac avait enfin décelé une fissure dans le plan de l’assassin.

Une fissure qu’il avait hâte d’exposer à Lavillaire.

Bergerac découvrit ses dents, tout sourire.

L’autoportrait de George Caneton n’existait pas.

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