Chapitre 17 — Benjamin : orage, tempête et mistral

10 minutes de lecture

Ce soir, la famille est de visite. La belle-mère et son mari ont débarqué à l’improviste, Zéphir a les chocottes. Elle lui fait peur cette vieille sorcière avec sa voix de fumeuse endurcie et ses talons qui font crisser le parquet. Ils sont venus réclamer les eurasos prêtés avec intérêt. Depuis des années, chaque couple est tour à tour débiteur de l’autre, ce soir c’est nous. On négocie autour de quelques litres de vinasse, ma sœur et moi on n’est pas descendus dire bonjour… ils ne nous ont pas réclamés. Porte de sa chambre verrouillée, je racontais à ma sœur des histoires pour dormir. S’agissait qu’elle pionce avant qu’ils n’aient entamé la troisième bouteille. Après, ils ne répondraient plus de rien. Comme de coutume, je déballais des aventures improvisées. Mon talent de conteur n’a jamais été grand, qu’importe Zéphir n’est pas difficile. On lui dit à peu près ce qu’on veut en casant « chevalier », « roi » ou « dragon » dans les phrases et le tour est joué. Un dragon roi est attaqué par un lutin qui veut monter sur le trône… Un lutin décide de devenir chevalier… Un chevalier combat pour un roi afin d’avoir la main de la princesse… Une princesse tombe amoureuse d’un lutin… Les combinaisons sont infinies. Quoi que je raconte Zéphir est fascinée, m’écoute comme si j’étais un dieu. Un de ces quatre, faudra que j’explore un peu plus les mystères de la gent féminine… Car le jour où je veux une petite copine, je ne sais pas si des histoires de roi et de lutin suffiront.

Ce qui se trame en bas perturbe le récit… mon roi devient un seigneur endetté devant payer un chevalier bourré. Sans importance, mon courant d’air s’est endormi. Je crois qu’en fait mes racontars l’ennuyaient un peu, qu’elle était fatiguée et n’a pas pioncé dans la seconde juste par politesse. Un dieu, mouais… quand elle veut. Mon adepte est redevenue bien vite athée. Affaire réglée, les trompettes de Jéricho retentiraient qu’elle ne se réveillerait pas.

En bas, ça gueulait sévère. Je sortis de la chambre et enclenchai le système de sécurité, précaution prise pour chaque sortie nocturne. Le petit boîtier à côté du lit veillerait sur elle à ma place. Toute personne autre que moi qui entrerait dans la chambre de Zéphir recevrait un sacré coup de jus. L’engin était même capable d’appeler lui-même les flics et de décrire la situation. Là, je ne compte pas le nombre de soirées Trajil que ça m’a coûté : en cet an de grâce, l’appareil qui ne tombe jamais en panne existe, mais a un coût.

Concernant ceux d’en bas, je ne pense pas qu’ils aient planifié de monter, ni que leurs jambes les porteraient en pareil cas. Le premier étage est notre territoire et personne n’a le droit d’y venir sans autorisation… une règle que mes parents connaissent et respectent.

Zéphir protégée par une lourde porte en chêne et un boîtier au top de la performance, famille sous alcool, moi fin prêt : tout allait pour le mieux.

En plus des cris, on entendait maintenant des bris de verre. Ça avait l’air de voltiger pas mal, rien d’inhabituel en somme, chez nous les verres voltigent plus que dans les maisons hantées. La casse est si courante qu’on ne boit plus que dans des verres à moutarde. Pourquoi pas en plastique ? Ils aiment la casse. A y réfléchir, ces dettes ne sont que prétextes. La recherche du conflit est l’apanage des âmes vides. Ça occupe… Et puis, c’est leur manière à eux de se retrouver et de communiquer.

On était passés aux empoignades. Comment peut-on dépenser autant d’énergie pour des gens qu’on déteste ? J’aurais presque eu envie d’aller assister au match de catch à quatre. Les parents auraient voulu que je participe, et je ne frappe que pour mon compte. Puis surtout j’avais mieux à faire.

Le ciel était d’une couleur sans nom, de cette couleur annonciatrice de cyclones. Le vent soufflait doucement, comme s’il accompagnait chaque foyer, berçant le landau du bébé qui pleure, bougeant le lit du couple en action, tournant l’antenne du vieux devant son holoscope pour qu’il capte mieux…

En peu de temps, le ton change. Allez savoir pourquoi le vent se met en colère. Une longue sirène vient confirmer mon impression : l’alerte intempérie, ce qui signifie couvre-feu total… Une bonne occasion de sortie. Cyclone en préparation, seconde sirène. Alerte niveau deux. Je ferme les yeux et prie le ciel, pour peu qu’il y en ait un, de m’offrir un troisième coup. Je dois rêver : troisième coup. Alerte maximale. Des nuages d’un noir d’encre se rassemblent au loin. Un véritable blizzard s’annonce, notre demeure à six sous en est déjà secouée. Zeus en personne m’invite à prendre la porte pour me mêler et m’emmêler aux éléments… j’opte pour la fenêtre. Vite enjambée, vite quittée, elle a coutume de me voir. Je ne suis pas un Ronny moi, quand je passe par cet endroit c’est tout en souplesse. C’est une vadrouille absurde, qui n’a aucun sens : juste pour le plaisir d’affronter le vent.

La rue… Mon pas est vif, le souffle me pousse tandis que je m’éloigne de la laideur banlieusarde pour rejoindre le charme parisien. Ma ceinture vibre… j’ai le temps de me planquer sous une voiture avant le passage du petit drone de surveillance. Avertisseur bien sûr illégal. Par chance, ce sera le seul appareil volant de la soirée. Avec un temps pareil, pas fous ! Ces trucs sont coûteux et ils en ont peu. C’est presque étonnant qu’il soit passé par là, dans ce coin ils se font souvent shooter.

Ouf ! Enfin sorti de cette zone pourrave… Entrée dans Paris la belle Paris la poubelle. Je passe de quartier en quartier sans le moindre souci. Un cyclone comme celui-là, les plus téméraires des gangs en ont les jetons. Froussards que vous êtes ! C’est au contraire le temps idéal pour une balade, une tornade d’une telle ampleur pas question de m’en priver. La prochaine pourrait avoir lieu dans deux ou trois ans minimum, l’occasion est à saisir. Ça souffle de plus belle, j’avance au hasard, la ville est à mes pieds. D’ici, on est encore un peu en hauteur et je vois se dessiner le gigantesque tourbillon se formant en centre-ville. Je n’avais jamais rien vu de tel. Ses reflets bleus, noirs et gris sont grandioses : ils dominent tous les arrondissements, projetant sur chaque trottoir et immeuble d’étranges lueurs. Ce phénomène m’attire comme un trou noir… je tiens à m’en approcher et faire corps avec lui. Ai-je raison. Ai-je encore ma raison ?

Tout s’accélère : à chaque rue, la charge est plus violente. Du vent à vous rendre sourd, à vous rendre fou… et surtout, à vous rendre ivre. Je ris aux éclats : la technologie cuvée deux-mille-cent démissionne ! Tout autour de moi (quand je ne le prends pas dans la gueule) des bouts de circuits, de robots, de machines les plus diverses. Je ne sais même pas à quoi est censé servir tout ce fatras. Sélection naturelle ! Sans doute du drone, de l’androïde, caméra de vidéosurveillance, appareils de chantiers, de nettoyage, que sais-je. La moitié devait être déjà en panne avant, ou ne fonctionnait qu’à moitié. Face à tant d’objets inutiles la nature est en révolte, si pas en révolution. Une vengeance, un véritable passage à tabac, le vent remet les pendules à l’heure. J’aime ce cyclone de plus en plus. C’est un envoyé des dieux, peut-être un Dieu en personne. Son air pénètre mes poumons à me les faire exploser, et me grise, me grise encore. Demain matin, les locataires sans équipement particulier seront à pied d’égalité avec leurs prochains… table rase, tout sera remis à zéro.

Mes doigts, puis mes mains, puis mes bras s’agitent à la façon d’un chef d’orchestre. Je deviens maître de la ville et dirige les bourrasques en une symphonie cacophonique et peu harmonieuse. Un ballet d’objets et fioritures passe à ma droite, à ma gauche… j’ai vraiment l’impression que les choses m’obéissent, je suis maître du vent. Etourdi, hypnotisé, je vis un moment unique.

Que nos constructions en briques lézardées s’écroulent !

Que nos panneaux prennent le large !

Que nos écrans se dépixelisent !

Que notre bitume s’en retourne à la terre !

Que nos fondations s’arrachent telles des racines !

Que notre électronique redevienne mécanique !

Et que les vitres redeviennent sable, l’encre redevient eau, les pupitres redeviennent arbres, la craie redevient falaise, le porte-plume redevient oiseau ! Merci Prévert, seul poète que je suis parvenu à apprendre par cœur !

Toute cette pacotille a besoin d’être balayé. Goudron frelaté, ciment coupé au plâtre, poutres en carton-pâte… pourquoi pas toits en réglisse, fenêtres en sucre et réverbères en nougat ? Ce serait mieux, plus doux… Là, on s’y casse les dents. Que toute cette marchandise bon marché disparaisse et soit terrassée par les cieux !

A chaque nouveau quartier traversé, tout redouble de violence. Des robots-nettoyeurs gisent au sol, certains éventrés, leur contenu dans les airs. Cannettes et mégots virevoltent autour de moi, les réverbères remuent tels des mâts de navire, les tapis roulants du seizième sont tétanisés. Pour un cœur de robot c’est un cauchemar, l’enfer sur terre, du gore à souhait. Pas de doute, je suis sur la bonne route. Les détritus prennent de la hauteur, de la vitesse, deviennent plus menaçants. Le tourbillon grossit, s’élève. Où s’arrêtera-t-il ? Peut-être ce soir la planète a-t-elle décidé d’en finir avec l’humanité.

Je ne croise pas un chat… ni même un sans-abri. Serais-je seul dans toute la ville à daigner honorer cette merveille de la création ? Serait-elle apparue rien que pour moi ?

Je commence à avoir du mal à mettre un pied devant l’autre. Je devrais fuir… n’importe qui me le dirais, même un fou. Je n’y peux rien, le tourbillon est aimant et moi pièce de métal : impossible d’échapper à son attraction. Pour apprivoiser un tel géant, le tout est d’avancer par courants ascendants. Passionné de catastrophes naturelles depuis ma plus tendre enfance (allez savoir pourquoi), j’en connais un rayon. En certaines rues le vent m’éloigne, en d’autres me rapproche. De LUI bien sûr. Lui, le cyclone. Le boulevard principal mène droit sur sa tanière. Les poubelles roulent au sol et transforment le parcours en saut d’obstacles. J’ai l’impression d’être dans un jeu vidéo et d’approcher du boss final. Incroyable : j’avance désormais sans efforts… et c’est tout juste si mes pieds touchent le sol. Dorénavant, plus rien ne me freinera. On pourrait y voir un beau jour pour mourir… ce n’est pas mon genre. J’ai décidé que je ne périrai pas de cette aventure, et tiens toujours mes engagements. Pour vivre et survivre à n’importe quoi, il suffit d’avoir la foi.

Je ne savais plus bien où je me trouvais, ni qui j’étais, ni ce que je faisais. Je me rappelle juste de cette sensation de lévitation et de toute-puissance. La plus pure des drogues ne produirait pas un tel effet… enfin je pense.

Je compris plus tard que si mes pouvoirs de télékinésie n’étaient pas certains, la sensation de lévitation n’était en rien illusoire.

Etais-je à un centimètre de hauteur ou à des dizaines de mètres ?

Etais-je au centre du tourbillon ou sur les côtés ?

Je ne le saurai jamais. Des tas de saloperies me percutaient, trop nombreuses pour les éviter. Si mon corps en souffrait, mon ivresse en était renforcée. Le souffle me transporta si violemment que plus un geste ne fut possible. Je ne voyais, ne sentais plus rien. Curieusement, moi qui déteste perdre le contrôle, je me surpris à adorer cette sensation de n’être rien, dominé par une entité mille fois plus forte que moi, à la merci de la nature. Combien de temps mon vol a-t-il duré, je l’ignore. J’ai bel et bien volé, oui, dans les airs et pour de vrai, ça je le sais, pendant cent ans ou une minute j’ignore ce que dura ma chute, tel Cyrano tombé de la lune.

J’en voulais encore, que ça ne finisse jamais, mais le vent s’est lassé de moi. Il me reposa au sol en me flanquant une gifle amicale, et pour me rappeler à mon état d’enfant me déposa dans un square.

Après être resté dans les vapes un bon moment, j’ouvre les yeux. Puis tente de me relever à grand-peine. Quel est cet endroit… je ne reconnais rien. Ah si, Père Augustin. A plusieurs bornes du point de départ. Au loin, je vis le cyclone s’éloigner… il ne semblait pas près d’achever son périple. Que ne m’a-t-il porté vers d’autres contrées, dans un pays magique sans flics ni assistante sociale. Enfin debout, je fis quelques pas dans l’herbe… pour m’étaler de tout mon long. Mes jambes ne me portaient plus, mes bras eux-mêmes n’avaient plus aucune force. L’adrénaline quittant mon corps, le système nerveux se remettait doucement en place, commençant à me faire sentir le poids de mes blessures. Dans cet état, en cas de mauvaise rencontre je ne saurais pas me défendre. Certains diraient que la mauvaise rencontre était déjà faite, déjà passée, consommée, consumée. N’empêche, dans mon élan j’avais passé outre toute règle de prudence. Et de partir pour un sommeil forcé… qui dura jusqu’au lendemain.

Lorsque je m’éveillai de nouveau, le soleil était levé. Je parvins, cette fois, à marcher tant bien que mal, plus mal que bien, tel un petit vieux ou un homme ivre-mort. Sortant du square, je ne pus avancer sans me tenir au mur. Le retour s’annonçait long et difficile…

Tout autour de moi, un concert de sirènes. Pompiers, ambulances, police. Oh putain… j’étais un agneau dans la tanière du loup. Ma seule chance, l’automatotaxi. Rien. Pas un seul. En lieu et place, une camionnette rouge me barra la route. J’étais au milieu de la rue et ne l’avais même pas vue ! Bravo la discrétion, j’enchaînais les erreurs. Deux secouristes me parlèrent dans un langage indistinct. Une ultime fois, je tombai à la renverse. Ils me rattrapèrent, m’installèrent dans un brancard. Puis, ce fut l’écran noir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Alexis Delune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0