Chp 4 : Kristie
J’arrive pas à croire que je vais devoir bosser en binôme avec cette brute primaire de Varhun. Mais il n’a pas l’air plus ravi que moi, et se laisse tomber lourdement sur le banc peu confortable du charter affrété par l’Agence pour ses mercenaires. Les candidates au mariage alien – dont Suri, que j’ai échoué à dissuader – sont dans une partie plus confortable, derrière un petit rideau. Le vaisseau mère est resté en orbite, nous laissant descendre dans la navette après un voyage de plusieurs semaines. Je suis éreintée.
— Tu remplaces Maya, observe Varhun en me toisant, les bras croisés.
J’évite de trop fixer ses muscles. Mais je ne sais pas trop où regarder, d’autant plus que ses yeux à la pupille féline sont trop impressionnants.
— Oui. Je sais que t’es pas content… on me l’a dit, figure-toi, lui lancé-je, amère. Et je ne suis pas non plus ravie de bosser avec une grosse brute comme toi.
— J’ai rien contre toi personnellement. Mais je pense que tu n’es pas faite pour ce job.
— On verra ça, grogné-je.
Du coin de l’œil, je regarde Varhun dégainer son grand couteau de chasse pour se faire les griffes. Sa longue chevelure noir bleutée est rattachée en arrière, dévoilant ses tempes scarifiées et tatouées. Je bloque un moment sur ses cornes torsadées, puis mon regard glisse sur son oreille pointue, dont il manque un morceau.
— C’était pas une bonne idée de descendre maintenant, grogne-t-il.
— Pourquoi ?
— Tempêtes électriques. Et on en a pour plusieurs heures, pour traverser cette couche de nuages.
— Tu l’as dit au pilote ?
— Il n’a rien voulu savoir. Votre patron a décidé ça. Et vous savez vous montrer particulièrement obstiné, vous autres humains, une fois que vous avez décidé quelque chose !
— Merci de garder tes sarcasmes pour toi, murmuré-je.
Varhun grommelle quelque chose dans sa langue, mais il ne moufte pas.
Je ferme les yeux. Une fois en bas, je n’aurais pas une minute pour souffler. C’est un nouveau monde, que je ne connais absolument pas… je n’aurais pas le droit à l’erreur.
*
Je sens le choc avant de l’entendre.
Une vibration sourde qui traverse le plancher de la navette et grimpe jusqu’à ma poitrine, avant que tout ne bascule. Le hurlement des turbines se transforme en rugissement de bête blessée, et la coque gémit comme un monstre qu’on écorche vif.
— Sanglez-vous ! hurlé-je, mais ma voix est emportée par la tempête d’alarmes et de feu.
Les lumières vacillent. Je suis projetée contre la paroi, et soudain, un mur vivant s’interpose entre moi et le vide : Varhun. Son corps massif m’écrase, sa chaleur me submerge. Ses bras, bardés de muscles et d’écailles dorées, m’enserrent pour me plaquer au sol alors que la navette s’éventre dans l’atmosphère de Vorak.
Je ne vois plus que son torse, ses plaques d’armure luisantes, et les extrémités de ses tresses noires. Sa poigne puissante m’empêche de bouger, et même de regarder ce qu’il se passe autour de nous.
Hurlements, bruits métalliques. Sirènes et messages d’urgence des instruments qui passent en boucle. Un éclair blanc… puis le choc.
La navette percute le sol de Vorak dans un fracas de métal.
Le monde s’arrête.
Quand je rouvre les yeux, tout est silence et cendres.
Une odeur âcre de brûlé flotte dans l’air. Le ciel est un dôme vert, percé de brumes phosphorescentes. Des silhouettes se redressent parmi les débris - les candidates. Leurs combinaisons sont en lambeaux, leurs visages pâles, terrorisés. Pour elles, la croisière de rêve s’arrête là…
Suri.
Je me jette sur les débris, fébrile. Elle est là, les yeux pleins de larmes, mais indemne. Je pousse un soupir douloureux, tremblant de soulagement.
— Suri… tu vas bien ?
Elle hoche la tête, incapable de parler.
Mais d’autres n’ont pas cette chance. Deux femmes gisent près du cockpit. L’une d’elles a une jambe tordue dans un angle impossible. L’autre, sa peau pâle tachée de sang, respire à peine. C’est la jolie fille timide qui avait posé tant de questions lors de la réunion d’information, Lira.
Je me redresse, les bras encore engourdis, et je cherche Varhun du regard.
Il est déjà debout et opérationnel, sans aucune blessure, évidemment. Sa haute silhouette se découpe dans la fumée, comme une statue de guerre. Sa peau sombre, marbrée de lumière, brille sous la suie.
— Nous devons bouger, dit-il d’une voix grave. Les prédateurs viendront avant la nuit.
Je serre les doigts sur mon bolter.
— On devait rejoindre la base de l’Agence. C’est le protocole. Les candidates doivent être briefées avant de rencontrer les ældiens !
Il tourne lentement la tête vers moi, et quand ses yeux de lave liquide croisent les miens, mon cœur rate un battement.
— Le protocole ne te sauvera pas, mercenaire. La base humaine est à deux jours de marche. Ces femmes mourront avant.
Il s’accroupit près de Lira, visiblement la blessée la plus grave, et la soulève avec une facilité déconcertante.
— Mon clan est proche. Si on part maintenant, on peut arriver avant la nuit. Et crois-moi, mieux vaut éviter que des femmes blessées se trouvent dans la forêt de nuit.
Son clan… La Meute Sanglante. Une tribu ældienne, rempli de chasseurs en rut, impatients de courir après ces pauvres femmes. Nous n’étions pas sensées les rencontrer avant plusieurs semaines.
— Elles ne sont pas prêtes… objecté-je. Et Lira est trop gravement blessée !
— L’ard-ælla, notre chamane, peut la soigner, répond Varhun.
Je sens ma gorge se serrer. Tout en moi crie qu’il a raison, mais une part de moi - celle qui n’aime pas perdre le contrôle - refuse de le montrer.
— Et si ton clan ne veut pas de nous ?
Son regard s’assombrit.
— Ils soigneront les femelles. Elles ont de la valeur pour notre clan.
— Pour que vos chasseurs puissent leur courir après lors de leur fameuse chasse ?
— Bien sûr. Elles sont là pour ça, non ?
Je glisse un œil sur Suri. J’avais encore l’espoir qu’elle renoncerait à cette folie pendant la formation, lorsqu’on lui apprendrait les acrobaties qu’elle devra faire pour accommoder les pénis de ces monstres. Mais si l’un des chasseurs la repère… ce sera foutu. Il n’y aura plus de retour en arrière.
Un grondement retentit dans la jungle, long et guttural. Les branches au-dessus de nous frémissent ; des yeux brillent dans la pénombre verte.
Je jette un nouveau regard à Suri, tremblante, puis à Varhun, dont la présence seule semble repousser les ombres.
— Très bien, dis-je enfin. Montre-nous la voie.
Il incline la tête, une lueur d’approbation dans le regard. Puis il prend les devants, portant la jeune femme contre son torse, tandis que je ferme la marche, arme levée, surveillant la jungle aux lueurs mouvantes.
Et alors que nous avançons dans les profondeurs de Vorak, je sens, malgré moi, une étrange chaleur me gagner.
Celle du danger, peut-être.
Ou celle, plus troublante encore, de l’homme - ou du monstre - qui vient de nous sauver.
*
Nous marchons depuis des heures à travers la jungle. L’air est lourd, saturé d’odeurs d’humus et de résine. Des lianes épaisses pendent des arbres colossaux, et des insectes phosphorescents tracent des arabesques de lumière autour de nous.
Varhun avance en tête, sa haute silhouette ouvrant le passage à la machette. Chaque mouvement de ses épaules fait jouer les muscles de son dos, puissants et luisants sous la lumière verdâtre. Je détourne le regard - enfin, j’essaie. Ce fichu alien se comporte comme si la forêt lui appartenait. Comme si nous n’étions que des fardeaux qu’il doit traîner derrière lui.
Je serre les dents.
S’il croit que je vais jouer la demoiselle en détresse, il se trompe lourdement.
— Tu pourrais ralentir un peu ! dis-je sèchement. Les filles peinent.
Sa voix grave vibre dans l’air, comme un grondement.
— Si je ralentis, les prédateurs auront tout le loisir de nous flairer, répond-il sans se retourner. On est trop lents.
Je souffle, exaspérée. Derrière moi, Suri m’envoie un regard inquiet. Les autres femmes trébuchent sur les racines, trop effrayées pour parler.
C’est vrai qu’elles sont lentes.
Deux lunes sont déjà apparues dans le ciel, qui se teinte progressivement de mauve.
Lira, la jeune blessée, gémit parfois, mais Varhun la porte sans un mot, comme si son poids ne comptait pas.
Malgré moi, je le regarde encore. Sa peau ambrée se confond avec la lumière des champignons géants, et ses cheveux sombres tombent en mèches épaisses sur sa nuque.
Je me déteste un peu pour remarquer ça maintenant, alors que tout peut basculer à chaque instant.
*
La nuit tombe d’un coup.
Le ciel se transforme en un océan noir constellé de milliers d’étoiles violettes, pâles et mouvantes comme des méduses.
Des sons étranges montent des profondeurs de la jungle : des sifflements, des cris gutturaux, des battements d’ailes.
Je lève la tête, fascinée malgré la peur.
— Les cieux de Vorak, murmure Varhun, d’une voix plus douce. Chaque lumière là-haut est un esprit endormi.
Je fronce les sourcils.
— Tu crois à ces histoires ?
Un coin de sa bouche se soulève.
— Ce ne sont pas des histoires. Ce sont nos ancêtres, les Premiers. Ceux qui ne sont jamais réincarnés, et qui attendent l’avènement d’Arawn, le Destructeur, Celui-Qui-Fait-Renaître-les-Mondes.
Je ne sais pas quoi répondre. Dans la formation sommaire que j’ai reçue, on ne nous a quasiment rien dit sur la culture et les croyances ældiennes. Alors je me tais.
Et c’est à ce moment-là que le cri retentit.
Un hurlement aigu, venu de nulle part - et partout à la fois.
Les thrylloks. Ça, la formation l’a mentionné. Je me rappelle de ces créatures : elles figurent dans la guide de la faune de Vorak. Des prédateurs avides de chair fraîche, qui chassent en meute.
Le sol tremble sous nos pieds. Des yeux brillent dans les fourrés. Je dégaine mon arme, mon cœur tambourine.
Le premier surgit d’un buisson, massif, à six pattes, couvert d’écailles luisantes. Sa gueule s’ouvre sur des crocs d’ivoire.
— Reculez ! crié-je aux filles.
Varhun rugit à son tour, un son primal qui glace le sang. Il pose Lira à terre et bondit.
En un instant, il est sur la bête. Son arme, une lame courbe aux reflets sombres, s’enfonce dans la chair écailleuse. Le thryllok hurle, se cabre… et s’effondre.
Un autre surgit derrière. Je tire, un éclair bleu traverse la nuit. L’animal chancelle, mais continue d’avancer. Soudain, il bondit dans ma direction.
Varhun l’attrape au vol. Le choc de ses griffes, sorties sur dix centimètres, fait éclater la panse ventrue du monstre. Ses entrailles se répandent sur le sol comme autant de vers gras et luisants.
Les survivants s’enfuient dans les broussailles, leurs cris s’éteignant dans l’obscurité.
Je reste immobile, haletante. Autour de nous, les candidates sanglotent doucement, se serrant dans les bras les unes les autres.
— Taisez-vous, ordonne Varhun d’une voix basse mais ferme. S’ils entendent… ils reviendront.
Le ton ne souffre aucune discussion. Même moi, je n’ose pas parler.
Au loin, un rugissement roule dans la jungle, profond, terrifiant.
Varhun se redresse lentement, essuie sa lame sur sa cuisse, puis se tourne vers moi. Ses yeux ambrés captent la lumière des étoiles.
— Nous campons ici. On n’arrivera pas à rejoindre le clan dans cette obscurité, avec les prédateurs qui rôdent.
— Ici ? Après… ça ? dis-je, la voix rauque.
— Oui. Ceux-là ne reviendront pas cette nuit. Mais d’autres viendront, si nous faisons du bruit. Et les humains sont incapables de marcher silencieusement dans la jungle.
Il s’accroupit près des deux corps, traçant des symboles dans la terre. Je m’approche, malgré la peur, attirée par quelque chose que je ne veux pas nommer. Sous la lumière des astres violets, Varhun paraît à la fois sauvage et souverain - un être taillé pour ce monde, pour la guerre, pour la survie. Ce qui n’est pas notre cas.
Qu’est-ce que ces femmes font ici… qu’est-ce que moi, je fais là !
Je me demande, un instant, ce qu’il pense de moi.
Puis je chasse cette idée ridicule et recharge mon arme.
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