Chp 5 : Varhun

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C’était un rugissement de tyraknid. Mais – louée soit Narda -, il est encore loin. Avec un peu de chance, les thryllok l’intéresseront plus que nous. Le cas échéant… il faudra courir vite. Et ces femelles n’en sont pas capables. Pas plus qu’elles sont capables de couvrir la distance jusqu’à notre territoire cette nuit. Kristie, sans doute, pourrait… elle marche presque à mon rythme. Sans compter que je pourrais voler jusqu’au clan pour amener la blessée. Mais laisser les autres, même pour une heure, est impossible. Ce serait les condamner à mort.

Je me penche vers celle qui est blessée.

— Comment tu te sens ?

— Bien, merci… renifle-t-elle en posant ses grands yeux bleus sur moi.

Cette femelle a l’air sensible. Je ne lui donne pas beaucoup d’espérance de vie. Du moins, si je n’avais pas été là. Et Urtza saura la soigner.

J’enlève mon shynawil[1] et le lui tends.

— Mets ça sur toi. Ça te tiendra chaud.

Nouveau merci de sa part. Elle le prend et s’enroule dedans. Kristie, ma binôme, a les yeux braqués sur moi.

— Toi et moi, lui dis-je, on monte la garde.

Cette femelle sait se battre : là-dessus, elle n’avait pas menti. J’ai pu constater son efficacité avec les armes humaines lors de l’attaque des chiens de la forêt. Mais ce n’est pas eux que je crains cette nuit. Pas même les tyraknids. Non… ce qui m’inquiète, c’est la présence de chasseurs isolés, à quelques semaines à peine de la Lune Rouge, qui erreraient dans la sylve sans l’ard-æl pour les contenir. Là-dessus, Kristie avait raison : les filles ne sont pas prêtes à rencontrer une horde de mâles en pré-rut, et eux non plus… Je sens déjà dans mon corps à moi la montée de la Lune Rouge, et l’odeur de toutes ces femelles autour de moi suscite déjà un désir brûlant, qui m’empêche de penser clairement.

Bon. Aux grands maux, les grands moyens…

— Attends-moi là, ordonné-je à Kristie. Et garde l’œil ouvert.

Elle tourne ses yeux défiants vers moi.

— Où tu vas ?

— Patrouiller les alentours immédiats. Je reste à portée de voix, ne t’en fais pas.

— J’ai jamais dit que je m’en faisais, réplique-t-elle.

Je la toise de haut en bas. Cette fille ne supporte pas la moindre autorité… heureusement que ce n’est pas une candidate. Devoir se soumettre à l’ard-æl pour sa première nuit, et à son mâle toutes les autres, lui aurait été impossible.

— Tu devrais, pourtant. Mais je suis là pour vous protéger.

Je la laisse grommeler dans mon dos. Il faut que j’aille décharger mon luith, c’est urgent. Rien que la moue pleine de défi de cette fille m’a fait durcir comme un roc, et mes instincts protecteurs envers elle sont renforcés. Je ne suis pas comme ça, d’habitude. J’ai déjà côtoyé des humaines, travaillé avec elles. Maya, par exemple, ne me faisait pas cet effet-là. Mais tout ça, je l’ai dit à Giovanni et Mia, et il n’y a rien eu à faire. Je dois prendre mon mal en patience. C’est mon rôle, celui que m’a confié l’ard-ælla.

J’avise un bosquet tranquille et me plante devant un beau tuyal. Celui-là sera parfait. Je me libère hâtivement de mes vêtements, coupe une feuille et enduit ma paume de sève avant de saisir mon skryll dur et enflé à deux mains. Trois va-et-vient rapides suffisent. Le plaisir, et le soulagement, me saisissent immédiatement, et un jet puissant vient éclabousser le tronc de l’arbre. Au moins, les prédateurs ne s’approcheront pas de la zone. L’odeur du luith est dissuasive, pour eux.

J’observe le liquide nacré sur l’écorce, un peu surpris. Ma semence est épaisse et odorante, aussi abondante que pendant les fièvres. Ce n’est pas habituel, d’être dans cet état-là si tôt avant la Lune Rouge… je serai bientôt en rut, probablement avant les autres. Ce qui n’est pas normal. Pas du tout normal.

Même avec Rani, je n’ai jamais ressenti ça.

Je me rhabille avec un soupir. Rani… elle est l’une des raisons pour lesquelles je me suis porté volontaire pour apprendre la langue humaine, et traiter avec eux. Longtemps, j’ai cru qu’elle était mon as-ellyn, celle qui m’était destinée. Mais Azorth l’a revendiquée… et il n’y avait rien que je pouvais faire contre ça, mis à part le défier. C’est ce que tout le clan attendait de moi. Azorth, après tout, est mon demi-frère… nous partageons le même géniteur, qui nous a donné le sang rare des urulædhil. Une lignée de mâles taciturnes, dominants, puissants. J’aurais pu le défier, j’aurais même dû le faire, si l’on se réfère à nos lois ancestrales… mais, après avoir vu notre père mis à mort par Azorth lui-même, et la tristesse de notre mère, qui a finalement conduit à son départ du clan, je n’ai pas pu me résoudre à faire à nouveau couler le sang de notre famille. Et je suis parti. Les voyages dans l’Autremer[2], la rencontre avec d’autres clans ædhil, et même un séjour dans une véritable Cour royale, m’ont montré qu’on pouvait vivre différemment. Mais cela m’a aussi conforté sur la valeur de notre style de vie, simple, fidèle à notre nature profonde. Chez les ældiens des Cours, nos instincts sont brimés. Les mâles n’ont pas le droit de s’accoupler à leur guise, de posséder plusieurs femelles. Ils ne chassent plus. Je ne voulais pas de cette vie, alors je suis revenu. Le programme d’union inter-espèce proposé par les humains m’a paru être une bonne alternative à celle de m’imposer comme ard-æl en tuant mon frère. Mon plan ? Prendre une femelle forte, soumise et fertile, lui faire des petits, et monter mon propre clan. Vorak est assez grande pour ça. D’ailleurs, la Meute Sanglante n’est pas le seul clan ædhel sur cette planète. Il y en a d’autres, à commencer par celui où ma mère s’est retirée. Le souci… c’est le manque de femelles aptes à procréer.

Mais tout cela sera bientôt résolu. Et dans quelques générations, les enfants perædhil[3] nés des unions avec les candidates à la Chasse auront perdu toutes leurs caractéristiques humaines. On pourra prendre un nouveau départ.

Je lève mon visage vers le ciel serti d’étoiles, les sens aux aguets. La sylve me paraît calme. Il est temps de retourner au camp, dans la petite clairière où on s’est arrêté pour la nuit.

Les femelles humaines ont déjà monté des tentes avec le matériel qu’elles ont récupéré dans la carcasse de la navette. Chaque volontaire possédait son propre paquetage, et mis à part les deux blessées, elles portent toutes un sac avec des rations élémentaires de survie. Une bonne chose. Je dois reconnaître que, malgré leur faiblesse physique, ces humains sont bien organisés. La plupart sont déjà dans leurs tentes, endormies. D’autres mangent en silence. En voyant un groupe de filles se réchauffer devant les flammes, je vois rouge.

— J’avais interdit de faire du feu ! grogné-je en écrasant le foyer de mon pied.

La fille me regarde d’un air apeuré.

— Mais j’ai froid… on a beaucoup transpiré, pendant la marche, et comme on avait chaud, on est allées se baigner dans ce petit bassin juste là… mais on a rien pour se sécher.

— Par les couilles d’airain de Naeheicnë ! rugis-je. Vous vous êtes baignées sans demander la permission ?

Une bande de femelles nues, qui se trémoussent dans un trou d’eau… si des chasseurs du clan avaient été l’affût, silencieux dans les buissons, cela aurait suffi pour qu’ils sortent de leur cachette et prennent ces idiotes sur le champ, sans même attendre de les ramener au clan. J’aurais dû les affronter tout seul, et même un urulædhel connaîtrait des difficultés à contenir une horde de mâles excités, déterminés à s’accoupler !

— Il y a écrit dans le guide que ces trous d’eau ne sont pas dangereux… argumente l’une d’elles.

— L’eau, non. Mais les créatures qui rôdent autour pendant que vous êtes sans défense le sont. Et la température chute brutalement à la tombée de la nuit, à cette époque de l’année !

— On ne savait pas…

— C’est pour ça qu’il fallait me demander !

La fille fait la moue. Encore une femelle insoumise ! Effectivement, il faut vite qu’elles s’acquittent de leur formation. Et un peu de bon sens serait un plus…

— Mets ta couverture de survie, Ani, intervient Kristie, qui vient d’arriver dans mon dos. Varhun a raison. Un feu pourrait nous faire repérer des prédateurs qui rôdent.

Elle se tourne vers moi.

— Tu penses que les thrylloks auraient pu les attaquer ? demande-t-elle plus bas.

— Non. Je pensais plutôt à des chasseurs ædhil.

— Je croyais qu’ils allaient nous protéger ?

— Ceux de mon clan, oui. Quand je leur aurais expliqué la situation… ils ne s’attendent pas à vous voir maintenant. Et cela aurait pu être une bande de jeunes d’un autre clan. La Lune Rouge va se lever bientôt, la période de la Chasse approche : beaucoup de mâles sont excités, et partent chasser pour se calmer. S’ils avaient vu tes compagnes se baigner nues… rien n’aurait pu les empêcher de les saillir sur le champ.

— Tu parles sérieusement ?

La voix de Kristie n’est plus qu’un murmure. Et elle a pâli.

— Un chasseur ne plaisante pas, quand il s’agit d’une question de survie. Je me serais interposé, évidemment. Mais mieux vaut éviter de prendre le moindre risque. Si ces femelles ont froid, qu’elles dorment par groupes de deux ou trois. Cela les réchauffera.

— Bonne idée, acquiesce Kristie, qui donne des ordres en ce sens.

Lira, celle qui est la plus gravement blessée, est protégée par mon shynawil. Mais pas Kristie.

— Tu devrais les rejoindre sous une tente. Je peux monter la garde tout seul. Et si ce sont des chasseurs ædhil, mieux vaut que ce soit moi qui les reçoive.

Mais Kristie secoue la tête.

— Non, objecte-t-elle d’un air déterminé. Je reste avec toi. C’est mon travail.

Je vois bien qu’elle grelotte. En temps normal, ce ne serait pas mon problème. Mais l’approche du rut me rend protecteur envers cette femelle.

— Dors, lui ordonné-je. Sinon, tu n’auras pas assez de force pour faire ton travail.

Elle me jette un regard brûlant de colère.

Je me demande si elle aurait le même regard, immobilisée sous le corps massif d’un mâle…

Rhach. Je bande à nouveau.

— Arrête de faire la dure à cuire et va te reposer. Je suis sérieux. C’est demain que les vraies difficultés commenceront.

Kristie me toise, l’air d’hésiter à répliquer. Mais finalement, elle cède et s’éloigne.

Bien. Si demain on doit demander l’hospitalité du clan… il est temps que ces femelles apprennent à se taire.


[1] Manteau à capuche aux propriétés de camouflage que portent les ældiens.

[2] L’espace, et notamment l’hyper-espace, pour les ældiens.

[3] Hybrides ældien-humain.

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