Chp 6 : Kristie

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Nous avons survécu à la nuit. J’ai même réussi à dormir, dans la tente avec Suri. Je ne me rendais pas compte à quel point j’en avais besoin… j’ouvre les yeux pour découvrir une silhouette massive, celle de Varhun qui vient me mettre la pression dès les premières lueurs de l’aube.

— Réveille les femelles. On doit se mettre en route maintenant, ordonne-t-il de sa voix grave avant de tourner les talons.

Les « femelles ». Je vais jamais réussir à m’y habituer. Mais je suis sur pied immédiatement.

— Suri… murmuré-je à ma cousine. Réveille-toi.

Elle fronce son petit nez couvert de taches de rousseur et baille.

— Je ne sais pas ce qui m’a pris quand j’ai signé pour cette expédition, maugréé-t-elle en repoussant sa couverture de survie. Tu aurais dû m’en empêcher !

— J’ai essayé, figure-toi. Mais tu ne m’as pas écoutée.

— Fallait insister plus.

— L’Agence sait qu’on s’est crashés. Varhun va nous conduire à son clan, et de là, ils enverront des gens pour nous ramener à la base. Ensuite, tu pourras partir par la prochaine navette. Je te le conseille vivement, d’ailleurs.

— Ouais. C’est ce que je vais faire.

— Super.

Une bonne chose de faite. Suri n’a pas encore signé le contrat définitif, celui que l’Agence propose aux candidates à la fin de la formation. Et je pense qu’elle a compris de courir dans cette jungle à moitié nue n’est pas une bonne idée, même en étant protégée par un chasseur ældien. Cette planète est trop hostile pour les humains. Sans même parler de la menace représentée par les ældiens eux-mêmes…

S’ils avaient vu tes compagnes se baigner nues… rien n’aurait pu les empêcher de les saillir sur le champ.

La mise en garde de Varhun tourne dans ma tête depuis hier soir. Il est le premier à reconnaître que ses congénères sont un danger pour nous… mais il s’est bien gardé de le dire, quand on était encore sur New Arkonna. On nous a mises devant le fait accompli.

Qu’est-ce que cette Agence obtient contre la livraison aux ældiens de femmes humaines ? Sommes-nous une monnaie d’échange ?

Je sors de la tente alors que Suri s’éloigne pour faire ses besoins, et replie la toile en moins de deux. La plupart des filles dorment encore. Il faut les réveiller.

Varhun est auprès de Lira, un genou au sol. La délicatesse avec laquelle il s’occupe contraste avec sa silhouette massive. De loin, on dirait l’une de ces statues de démon de l’ancien temps, avec de grandes ailes de chauve-souris… même si elles sont repliées derrière lui.

Je les rejoins, passablement énervée. Je ne sais pas pourquoi, mais voir à quel point Lira se fait chouchouter par cet ældien m’agace. La façon dont elle le regarde, avec ses grands yeux qui papillonnent… sans parler de cette petite voix sucrée qu’elle prend lorsqu’il s’adresse à elle !

Il ne manquerait plus qu’elle s’entiche de lui.

Varhun ne se sentirait plus pisser. Et il deviendrait encore plus insupportable !

— Tu es prête ? lâché-je une fois devant elle.

Mon ton est plus rude que prévu. Varhun glisse un œil vers moi.

— Lira a encore mal à sa jambe. Je vais la porter, comme hier.

— Merci… miaule-t-elle.

Je me retiens de souffler. Hier soir, j’ai donné une chaussette médicale à cette fille, la seule que j’avais, en fait. Normalement, ces os se sont ressoudés.

— Laisse-moi voir, murmuré-je en sortant mon détecteur médical de mon sac.

Lira proteste faiblement, mais elle se laisse faire. Je passe et repasse la tête liseuse du scanner sur sa jambe : le diagnostic est formel. Ses os sont ressoudés.

Je me redresse.

— C’est recollé. Je comprends que tu sois fatiguée, mais on a besoin de Varhun pour ouvrir le chemin et faire face aux bêtes sauvages. On a perdu beaucoup de temps, hier, et essuyé une attaque qui aurait pu très mal se terminer.

— Mais il a dit que j’avais besoin de l’aide de son ard-ælla…

— Plus maintenant, asséné-je. Tu peux t’estimer heureuse que j’avais pris cette chaussette dans mon sac. Ils nous fournissent rarement du matériel aussi cher.

Lira fait la moue, mais elle ne dit plus rien. Varhun l’aide à se relever.

— Voilà. Si tu as un problème, dis-le moi.

La jeune femme relève un visage plein d’espoir sur lui.

— Tu es tellement gentil avec nous… minaude-t-elle.

— Allez, grincé-je. En route ! Varhun, tu passes devant ?

Le chasseur ældien me jette un nouveau regard, bizarrement goguenard. Et ce demi-sourire ironique, ça veut dire quoi ? Mais il se met en marche, et le groupe suit derrière, comme un troupeau de moutons.

On est partis.


*


Varhun finit par me dépasser, et s’engouffrer dans la jungle.

— On en a pour combien d’heures de marche, d’après toi ?

— Pas beaucoup. Le territoire est tout prêt.

— Prêt comment ?

Sans prévenir, Varhun me saisit dans ses bras puissants. Puis, en deux battements d’ailes, il quitte le sol pour se percher au sommet d’un de ces arbres immenses dont on ne voit pas le sommet.

Je m’accroche à lui, terrifiée.

— Merde, Varhun ! Lâche-moi ! protesté-je, un peu vexée qu’il ait réussi à me prendre par surprise.

Je suis aussi très gênée. Il me maintient serrée contre sa cuirasse dure, la joue quasiment écrasée contre son torse. J’ai l’impression qu’une dent de je ne sais quel animal qu’il a chassé comme trophée vient de me rentrer dans la peau.

Mais il m’aide à retrouver contact avec le sol, ou plutôt, avec une grosse branche. En-dessous, je ne vois même pas la jungle.

— Tu vois les falaises là-bas ? dit-il en pointant une espèce de montagne. C’est là que gîte le clan.

— Ça m’a l’air assez inaccessible… pour les filles, je veux dire.

— Les chasseurs les porteront et les mèneront une à une jusqu’à la tanière du clan. C’est un réseau de grottes et d’anfractuosités dans la roche, reliées entre elles par des tunnels et des passerelles.

Tout le confort moderne, quoi. Je me doute que ce soit l’habitat idéal pour des femmes humaines…

Mais Varhun a déjà refermé ses bras sur moi. Son parfum épicé et musqué envahit mes narines.

— Accroche-toi, ordonne-t-il de sa voix gutturale.

De nouveau, ses immenses ailes s’ouvrent dans son dos. Elles sont vraiment impressionnantes, une fois dépliées dans toute leur envergure. Une sensation assez grisante de vertige, et nous sommes en bas.

Les mains fortes de Varhun sont encore autour de ma taille. Je prends une grande inspiration, et me râcle la gorge.

— Tu peux me lâcher, maintenant.

Il s’exécute immédiatement et prend tout de suite de la distance, un peu gêné.

— Où étiez-vous ? demande ma cousine, flanquée de Lira et de l’autre blessée, Marla.

Je lui ai confié les deux filles. Suri prend son rôle très au sérieux.

— Varhun m’a montré le chemin qu’il nous restait à parcourir. Nous y sommes presque : ce n’est plus très loin.

Je me tourne vers lui. Mais il a déjà pris les devants, et les filles s’empressent de le suivre.


*


— Qu’est-ce qui est arrivé à ton ancienne binôme, exactement ? demandé-je, peinant pour me maintenir à sa hauteur.

— Elle s’est fait bouffer par un Orrhaktis, lâche Varhun sans cesser de mâchonner un bout de liane.

— Un quoi ?

D’un geste de son poing, il me fait signe de me taire. Puis il appuie sur ma tête, m’obligeant à me baisser. Nerveuse, je serre mes doigts sur mon bolter.

Varhun reste silencieux un instant, ses pupilles réduites à deux minces filaments. Sa main migre vers le manche de son couteau, dans son dos… mais il ne prend pas, et finit par se remettre à mâcher son bout de végétal.

— Ça, dit-il en m’indiquant le ciel.

Un énorme volatile aux ailes membraneuse passe en croassant. Il est grand comme un petit avion.

— Merde, murmuré-je.

Quelle horrible fin… qui sait ce que cette pauvre femme a enduré, emportée dans ces cieux mauves par cette créature de cauchemar !

Varhun se redresse.

— Je plaisante, lâche-t-il sans sourire. Elle a arrêté de son plein gré.

— Pourquoi ?

— Elle était allergique au luith.

— Au quoi ?

Varhun me jette un regard de côté, du coin de l’œil.

— Tu ne sais pas ce que c’est ?

Je secoue la tête.

— Non.

— On vous apprend quoi, en fait, dans votre formation ? lâche-t-il avec un soupir.

— Eh bien, suffisamment de choses… je sais par exemple que…

Varhun s’arrête devant un buisson. N’offrant à mon regard que son dos puissant et ses impressionnantes ailes, il défait son espèce de pagne en cuir d’un geste rapide et précis.

Mon Dieu, il sort son truc…

Le bruit d’un jet épais et mouillé résonne sur les feuilles.

Il pisse, putain !

Ce sauvage remballe son attirail.

— C’est ça, le luith, m’apprend-il en me montrant la tâche blanche et irisée qui s’écoule des feuilles.

C’est pas vrai. Ne me dites pas que…

— C’est ce que les chasseurs vont mettre dans le ventre de tes compatriotes à l’issue de la Chasse Sauvage, assène-t-il, confirmant mes craintes. Dans leur cul et dans leur bouche aussi, d’ailleurs.

Je lui jette un regard noir. Il le soutient sans sourire, la main sur sa ceinture, juste au-dessus de son paquet remballé. Ses yeux d’acier sont plus acérés qu’une lame à plasma.

Je vais le tuer, putain…

— Tu voulais savoir, dit-il de sa voix rauque, nonchalant. Entre nous, je trouve que l’Agence t’a très mal formée. Ils auraient dû t’expliquer tout ça.

Mortifiée, je le dépasse sans un mot, sentant le poids de son regard dans mon dos.

— T’éloigne pas trop, ordonne-t-il. Je veux t’avoir toujours en visuel.

Je me retourne d’une détente :

— J’ai le droit de pisser, sinon ? Ou tu veux regarder ?

Là, il ne répond rien.

Bien.


*


Je prends de la distance, le bolter en bandoulière, la mâchoire serrée. Ras le bol de Varhun et de ses remarques machistes ! S’il croit que je ne peux pas m’éloigner deux minutes sans son autorisation, il se trompe lourdement.

La jungle est moite et bruissante. Chaque feuille semble respirer. La lumière des astres de Vorak filtre entre les branches, jetant sur le sol des reflets argentés et verts. Je m’accroupis derrière un tronc, pestant à voix basse.

Dans leur cul et dans leur bouche, aussi.

Quel enfoiré vulgaire ! Pourquoi est-ce qu’il me provoque constamment comme ça ? On est en mission, putain.

Ce que je déteste par-dessus tout, c’est l’effet que me font ses provocations. À chaque fois, j’ai l’impression d’avoir été piquée par une tige électrique. Et quand j’ai vu ce liquide crémeux et nacré couler sur les feuilles… pendant un court et affreux moment – heureusement très bref -, j’ai eu envie de lécher ce truc, de le goûter comme si c’était de la chantilly. Une substance immonde, dégoûtante. Du sperme alien…

Berk.

Tu m’étonnes que cette Maya ait abandonné son poste !

Je remonte mon pantalon.

C’est là que je l’entends.

Un craquement sec, comme si quelque chose d’énorme venait d’écraser une branche.

Je me fige. Le silence qui suit est plus menaçant que n’importe quel bruit. Puis un souffle lourd et profond soulève les feuilles autour de moi. Je me relève lentement, le cœur battant, le doigt sur la détente.

Il y a un mouvement dans les arbres. Une ombre. Mais aussi haut…

Et soudain, le tyraknid surgit de la végétation dans un fracas de feuillage.

Je n’ai jamais rien vu d’aussi terrifiant. Un corps massif, reptilien, couvert d’écailles vert sombre, des pinces chitineuses jaillissant de ses flancs, un visage de prédateur croisé entre un T. rex et une mante géante. Ses yeux multifacettes captent la lumière, me renvoyant mon propre reflet minuscule.

Sans la moindre hésitation, je tire.

Le bolter rugit, une gerbe de plasma fend la nuit. Le tir frappe la bête en plein torse, la repousse d’un mètre, mais elle hurle - un cri aigu, métallique, déchirant - et continue d’avancer.

— Merde !

Je réarme, tire à nouveau. Un tir, deux tirs, trois.

Des éclats d’énergie illuminent la clairière, mais le Tyraknid ne fait que se cabrer, fou de rage. Ses pinces claquent, si puissantes qu’elles fendent un tronc d’un seul coup. Des éclats de bois volent.

L’instinct prend le relais.

Je cours.

Les racines me fouettent les jambes, les branches me griffent le visage, l’air m’arrache la gorge. Derrière moi, le sol tremble à chaque pas du monstre. Je n’ai plus de souffle, plus de direction. Juste la peur, pure et glaciale, qui me pousse à avancer encore et encore. Un rugissement primal et féroce, amplifié comme une sirène, emplit la jungle. Il va attirer tous les autres prédateurs…

Je sens sa chaleur, sa présence. Il est juste derrière moi. Il va me rattraper, putain !

Je saute un tronc, glisse sur la mousse, manque de tomber. Mon cœur cogne contre mes côtes. Un coup de pince siffle à côté de ma tête et fracasse un arbre. Des éclats m’éraflent la joue. Et soudain… le vide.

Le sol disparaît sous mes pieds.

Je tombe.

Un cri m’échappe, coupé net quand je percute l’eau glacée d’une rivière.

Le choc m’arrache le souffle. Le courant m’emporte aussitôt. Je lutte pour remonter à la surface, crache de l’eau, respire à nouveau. La jungle défile autour de moi, floue, verte, vibrante. Impossible de contrôler quoi que ce soit ! Je lutte pour garder la tête hors de l’eau.

Au bout d’un moment, le courant me rejette sur une berge vaseuse. Je m’y accroche, toussant, trempée, haletante.

Le tyraknid n’a pas suivi. Ou pas encore.

Je me redresse, tremblante et ruisselante, couverte de boue. J’ai perdu mon arme. L’eau dégouline de mes cheveux, mon cœur bat à tout rompre.

Mais je ne suis pas seule sur cette berge… quelqu’un – ou quelque chose – m’observe. Un nouveau danger, qui attendait silencieusement dans l’ombre des arbres…

Un léger bruissement, et enfin, je les aperçois. Des silhouettes se découpent dans la lueur des champignons, hautes, massives, immobiles. Leurs peaux ornées de peintures de guerre, leurs muscles puissants dessinés comme de la pierre vivante. Des arcs, des lances, des armes d’os et de métal. Les oreilles pointues qui dépassent de leurs longues chevelures, les yeux félins, brûlants, inhumains. Les griffes et les crocs.

Des ældiens. Une dizaine de mâles adultes. Des chasseurs…

Ils me fixent en silence.

Je reste figée, trempée, désarmée de mots.

Et pour la première fois depuis des heures, le silence revient.

Un silence si profond qu’on entend encore les gouttes d’eau tomber de mes cheveux sur la terre de Vorak.

Même le tyraknid a cessé de rugir.

Je suis dans la merde.

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