Chp 7 : Varhun
Le silence ne dure qu’un instant.
Un bruit lointain fend la jungle - un tir de plasma. Puis un second. Et un rugissement qui fait vibrer l’air.
Je me fige.
Kristie. Elle a voulu s’éloigner pour pisser. Et moi, comme un con, je l’ai laissé faire ! Alors que j’aurais dû venir avec elle et la surveiller, assurer ses arrière, qu’elle proteste ou non.
Mon cœur se serre d’une manière que je ne comprends pas. Une chaleur lourde me monte à la gorge, plus forte que la peur : c’est de la panique. De la vraie.
Je regarde autour de moi. Les femmes sont serrées les unes contre les autres, les yeux brillants de peur. Elles se demandent ce que je vais faire. L’une d’elle – que j’ai identifiée comme la cousine de Kristie – se précipite vers moi.
— Tu vas la chercher, hein ? HEIN ? hurle-t-elle en s’accrochant à mon avant-bras.
Je la repousse sans y penser. Elle trébuche et tombe sur les fesses, avant de sangloter en silence.
Je sais ce que dit le contrat. Protéger les candidates. Quoi qu’il arrive. Et Kristie est un guerrier, un soldat. Elle est sacrifiable. Capable de se défendre, responsable de ses actes. Je ne suis pas sensé protéger les guerriers humains que l’Agence embauche. Ce n’est pas mon rôle. Je suis là pour assurer la sécurité des femelles, celles en qui repose l’avenir du clan.
Mais chaque fibre de mon être hurle le contraire.
Tu dois sauver cette femelle. ELLE, en priorité.
Rhach. Abandonner Kristie – ce binôme qu’on m’a collé entre les pattes – ou faillir à ma mission de protéger les femelles qui peuvent sauver mon clan.
Je jure entre mes dents, attrape mon sabre à lame nano-moléculaire dans mon dos, et pars au pas de course.
Les traces sont faciles à suivre.
Le sol est éventré, les arbres abattus comme des brindilles. Le tyraknid a ouvert un passage monstrueux à travers la jungle.
J’avance vite, l’arme en main, le souffle court. À chaque nouvelle empreinte, je m’attends à tomber sur son corps horriblement mutilé. Cette perspective me fait plus peur que n’importe quelle autre.
Amarrigan, protège cette femelle humaine. Fais qu’elle survive !
Les pas du saurien s’arrêtent brusquement.
Plus rien que les griffures sur les troncs, et le parfum d’eau.
Je m’approche du rebord d’une falaise. En bas, la rivière roule dans son lit noir, gonflée par les dernières pluies. Je distingue des empreintes sur la berge, et, plus loin, des voix.
Des ædhil.
Je m’accroupis, focalise mon regard et essaie de humer leur odeur. Ils ont essayé de la dissimuler, mais la plupart sentent le luith. En progressant encore un peu le long de la falaise, je finis par les apercevoir.
Ils ont rabattu leurs shynawil de camouflage. Je peux voir leurs armes, leurs silhouettes. Ce sont les miens – des chasseurs de mon propre clan. Un groupe encore peu expérimenté : je reconnais Draynak, un mâle aux dents longues que les jeunes admirent et qui mène souvent des expéditions, tentant notamment de voler les femelles des autres clans. Pour eux, tout ce qui se trouve dans la forêt est bon à prendre… et à utiliser.
Mon estomac se noue.
Je la vois - Kristie - trempée, désorientée… et cernée. Les chasseurs se sont regroupés autour d’elle, et ils l’ont déjà capturée. Draynak est en train de lui attacher les poignets dans le dos alors qu'elle se débat en vain, sous les plaisanteries salaces des autres. Pour eux, Kristie est un appétissant trophée qu'ils pensent avoir gagné, un amuse-gueule avant la Chasse Sauvage. Lorsque l’un d’eux commente la cambrure de Kristie, et la façon dont elle gémira à quatre pattes sous leur chef, je vois rouge.
Je n’hésite pas.
Je saute.
L’eau me frappe comme une pierre. Je ressors aussitôt, bondis sur la rive… puis me jette sur Draynak.
Il tombe à la renverse, surpris par mon attaque. Autour, les autres ont déjà formé le cercle, reconnaissant le défi, l’antique loi du combat entre deux mâles. Leurs rugissements rauques, leurs cris excités m’encouragent. Je frappe, griffes sorties, sans m’arrêter. Je n’ai qu’une idée en tête : massacrer celui qui a osé poser ses sales pattes sur MA femelle.
Non. Non.
Je m’arrête net. Draynak me fixe, les yeux exorbités, la respiration sifflante entre ses crocs sortis.
Qu’est-ce que j’étais en train de faire… attaquer un chasseur de mon propre clan, un jeune, moi qui ai juré de me tenir loin de ces luttes de pouvoir !
Je lâche Draynak, et me redresse, tentant de faire redescendre la rage qui s’est mise à couler dans mes veines.
— Reculez. Reculez ! rugis-je.
Le mot claque comme un ordre. Les chasseurs refluent comme une vague, surpris. Leurs regards passent de mon visage à celui, ensanglanté, de Draynak, puis à Kristie. Un silence s’installe, lourd, tendu.
Cela ne se passe pas ainsi, d’habitude. Si un mâle en attaque un autre… c’est pour le tuer, lui prendre sa femelle. Accepter la soumission des autres et s’emparer de la proie, devant tous.
Ils murmurent entre eux, hésitants. Draynak se relève, s’essuie la bouche, et braque son regard jaune sur moi.
— Une femelle non revendiquée qui court dans la sylve…
— Elle est avec moi, le coupé-je sans équivoque.
— Premier Chasseur… Nous ne savions pas… commence l’un d’eux.
— Maintenant vous savez.
Je m’avance d’un pas. Leurs postures changent aussitôt. Les têtes s’inclinent, un genou touche le sol.
— Pardonne-nous, As Feryn, fait le plus âgé après Draynak. Nous pensions que la proie était libre.
Mes griffes glissent lentement dans leurs étuis de chair, mon cœur battant encore trop vite.
— Cette femelle n’est pas une proie, dis-je. C’est une alliée. Et sous ma protection. Le premier qui la touche aura affaire à moi ! Compris ?
Ils s’écartent, et je m’approche de Kristie, dont la poitrine se soulève lourdement. Ses yeux croisent les miens, pleins de défi et de peur mêlés.
Je lui tends la main.
— Viens.
Elle hésite, puis la saisit. Sa paume est froide, tremblante.
Je la ramène vers le sentier, tandis que les chasseurs s’inclinent de nouveau.
— Rentrez au clan, leur ordonné-je sèchement. Et dites à mon frère que j’amène les femelles humaines pour la Chasse. Certaines sont blessées, et toutes sont fatiguées et affamées. Qu’il les reçoive selon les lois de l’hospitalité du clan, et empêche les mâles incapables de se tenir de les approcher !
— Il sera fait selon ta volonté, As Feryn, acquiesce Thamyr, l’un des jeunes les plus réactifs.
Draynak, lui, garde le silence. J’ai l’impression de lire dans ses pensées… car elles font écho aux miennes.
Et si l’ard-æl décide de prendre les femelles maintenant… ?
Alors, je saurais ce qu’il me restera à faire.
Les affronter tous, du premier au dernier.
Mais pour le moment, je dois retrouver les candidates, et m’occuper de Kristie. Elle est anormalement silencieuse, et on dirait que sa jambe est blessée.
La forêt se referme derrière nous, témoin muette de ce que j’ai osé briser ce soir : le règlement, la distance, et peut-être… quelque chose de bien plus dangereux encore.
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