Chp 8 : Kristie

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Je ne sais pas ce que Varhun a dit à ces brutes, mais cela a suffi à les calmer.

J’ai froid. Et j’ai du mal à marcher : mon pantalon est déchiré, et du sang s’écoule de mon mollet, qui m’élance douloureusement. D’un coup de dague précis, notre guide me délivre de mes liens.

J’ose à peine le regarder. Une estafilade sanglante s’est ajoutée à la cicatrice son visage, lui donnant un air encore plus féroce. La façon dont il s’est jeté sur ce mâle… j’ai vu Varhun jouer de sa force, lorsqu’il a attrapé ce thryllok au vol comme si c’était un simple chiffon, mais le voir se battre contre un autre ældien, c’est… autre chose. La façon dont sa pupille a disparu, réduite à un mince filament dans un puits de feu… et ses muscles saillants, comme s’ils devenaient aussi durs que de la pierre… sans parler de ses griffes et de ses griffes, qui ont subitement doublé en taille. D’ailleurs, il a dominé son adversaire aisément. Physiquement, il était plus imposant qu’eux. Est-ce que les autres ældiens, ceux qui nous attendent à la grotte, sont comme lui ?

L’ard-æl, sûrement. Voire plus impressionnant encore.

Dans le guide, il est mentionné que le chef d’un clan est toujours le plus fort.

— Tiens, dit Varhun en me tendant son espèce de manteau en mailles chatoyantes. Couvre-toi avec ça.

Le haut de ma combi pend en lambeaux. J’ai le dos et une épaule à nu.

Je me sens tellement humiliée… mais surtout, j’ai eu très peur. Si Varhun n’avait pas été là… qu’est-ce qui me serait arrivé ?

Probablement rien. Ils t’auraient amené à leur clan comme une prisonnière, certes, mais à la fin, le résultat aurait été le même. Varhun et les filles auraient fini par arriver.

Les filles… ça me fait penser qu’avec tout ça, elles sont seules, livrées à elles-mêmes.

— Varhun, dis-je avant de me retourner. Il faut absolument que…

Soudain, je me sens saisie dans deux bras puissants. Varhun… il me balance en travers de son épaule, comme un vulgaire sac de patates.

— Laisse-toi faire. Tu saignes, et les chasseurs sont derrière nous. L’odeur de ton sang peut les exciter encore plus. Je peux les combattre, mais ils sont dix, et il faut vite rejoindre les autres filles.

Suri… elle est toute seule là-bas. Et Varhun est ici…

— Tu n’aurais pas dû les laisser seules ! grogné-je sur son épaule, en redressant la tête dans une position sûrement ridicule.

— Si je ne l’avais pas fait, tu serais devenue la proie de Draynak, réplique-t-il dans un grondement guttural.

— Draynak ?

— Le chef de ces chasseurs. De jeunes orcs sans foi ni loi. Ils vivent en périphérie du clan, en attendant de passer leur initiation. Ils passent leur temps à se lancer des défis débiles pour se prouver leur valeur, et ils ont le sang un peu chaud.

— Mais ils connaissent l’accord entre nous, non ?

— Ils le connaissent, acquiesce Varhun.

— Et pourtant, ils m’ont attaqué ! grincé-je.

— Ces mâles sont en pré-rut. La Lune Rouge est pour bientôt, et ils ont de plus en plus à contenir leurs pulsions. En outre, ils te prenaient pour une fuyarde d’un autre clan, une « errante ». La Meute Sanglante n’est pas la seule à recevoir des femelles humaines… et elle n’est pas la seule harde sur Vorak.

Super. Il y a donc d’autres ældiens ici… et aussi, des femmes qui courent dans la jungle pour leur échapper.

Il faudra s’occuper de ça, ou, au moins, le signaler à l’Agence.

La main puissante de Varhun s’abat sur le haut de ma cuisse, comme s’il me mettait une fessée.

— Hé ! protesté-je.

— Cramponne-toi bien, et cesse de gigoter comme un hënnel récalcitrant, ordonne-t-il. Je vais prendre mon envol : on n’a pas de temps à perdre pour retrouver les autres.


*


Varhun me dépose à terre parmi les filles, heureusement saines et sauves. Suri se précipite à mon cou.

— Je me suis tellement inquiétée !

— Je sais. Je suis désolée. Personne n’a rien ?

Je scanne les visages épuisés des filles, qui, pour la plupart, répondent à peine. Elles n’en peuvent plus.

— Si tout va bien, ramassez vos affaires, qu’on reprenne la route tout de suite. On a perdu beaucoup de temps.

Personne ne bouge. Lira pose un regard désespéré sur Varhun.

— On a faim… et on en peut plus.

— Le clan est tout près, la rassure-t-il. Et ils savent que nous arrivons.

Soudain, Varhun se fige et fronce les sourcils. Ses oreilles pointues se redressent, et il hume l’atmosphère, les narines ouvertes.

— Qu’est-ce qui se passe ? murmuré-je, inquiète.

C’est vrai que l’ambiance a changé. Les bruits de la forêt, devenus si familiers, se sont tus d’un seul coup.

— Les chasseurs. Ils sont venus à nous.

Je me retourne vers l’orée de la clairière, imitant Varhun. Et c’est là que je vois les chasseurs se matérialiser devant moi. Tout un groupe, des ældiens adultes de la taille de Varhun, qui portent tous des masques inhumains et effrayants, ornés de cornes pointues, triples ou torsadées, se mêlant avec leurs visages. Ils rabattent leurs capuches, révélant leurs chevelures longues et chatoyantes, attachées en arrière avec les tempes rasées et tatouées comme Varhun. Je remarque la fourrure spectaculaire qui orne les épaules de certains, toutes de couleur différentes, assortie à leurs chevelures.

Les filles se sont tues. Les yeux agrandis, elles fixent ces guerriers à l’allure sauvage et magnifique, qui seront peut-être leurs futurs époux.

Varhun vient à leur rencontre. S’ensuit une discussion dans leur langue, alors que je me tiens à distance prudente. Mais Varhun me fait soudain signe de les rejoindre.

C’est vrai. Je fais partie de cette mission, moi aussi.

J’inspire un grand coup pour contenir ma nervosité et m’approche d’eux. Comme tous les soldats de l’Infanterie Mobile, j’ai subi une thérapie génétique, qui m’a rendue plus grande et plus forte que la plupart des femmes humaines – et je bénéficiais déjà d’une condition physique exceptionnelle avant ça. Mais au milieu de ces guerriers aliens immenses, avec leurs cornes, leurs masques, leurs muscles et leurs griffes, je me sens soudain toute petite. Varhun me pousse vers lui, comme si j’étais une gamine.

— Voilà Kristie Meyers, la nouvelle agent de liaison, dit-il dans la langue officielle de l’Holos. Kristie, voici mon frère de sang, Turyk. Il est aussi et surtout le bras droit de l’ard-æl.

Le dénommé Turyk, un mâle doté d’une imposante chevelure rouge, ôte son masque. Ses yeux jaunes, à la pupille si effilée qu’elle est presque invisible, me transpercent.

Suilad, dit-il en inclinant légèrement la tête, la main sur le cœur. J’ai appris ce qui était arrivé. Au nom de notre ard-æl, je peux t’assurer que ces mâles seront punis pour l’outrage qu’ils ont commis.

Il parle notre langue… avec un accent guttural bien plus prononcé que Varhun, mais cela me rassure pour les filles. Si la plupart de ces chasseurs parlent le Commun, ce sera plus facile pour elles.

— Je, euh... je suis désolée que cela se soit passé comme ça. Nous étions sensés rejoindre la base et attendre le moment propice pour prendre contact avec vous… pouvez-vous nous y conduire ?

— La base humaine se situe en-dehors de la grande forêt, m’apprend alors Turyk, à plusieurs, comment dites-vous déjà… (Varhun lui glisse le mot.) … milliers de kilomètres d’ici. Et les nôtres ne s’y aventurent pas : les matières humaines sont toxiques, pour nous. Nous n’avons accepté la présence des humains ici qu’à titre provisoire et exceptionnel, sous certaines conditions, notamment, qu’ils restent loin de nous et n’interfèrent pas sur notre vie et notre biotope…

— La base est située en haut d’un skyhook, dans une zone glaciale et désertique, complète Varhun de son ton brusque et grave. Il va falloir qu’ils envoient une navette à l’orée de la forêt, et attendent que les femelles, escortées par nos guerriers, les y conduisent… ce sera un voyage de plusieurs semaines minimum. Or, la Lune Rouge aura lieu dans trois.

Mon cœur manque un battement.

Est-ce qu’il est en train de me dire qu’on est prisonnières ici ?

— Certaines femmes veulent renoncer, dis-je rapidement. Ma cousine Suri, notamment… que vont-elles devenir ?

— Elles seront tenues à l’écart des préparatifs de la Chasse et des mâles du clan, sous la surveillance directe de l’ard-ælla, puis reconduites hors de la forêt une fois la Lune Rouge et les rites de l’union passés, répond Varhun d’une voix égale.

— Et la formation ? Elles ne sont pas prêtes à… vivre parmi les ældiens.

— C’est nous qui mènerons leur formation, précise Turyk. C’est mieux ainsi. Sans vouloir vous offenser, les informations que vous donnez aux femelles ne sont pas adéquates.

Pourquoi ? Parce qu’on leur dit la vérité ?

— Il a raison, ajoute Varhun. Aucun autre qu’un chasseur ædhel n’est vraiment apte à former une humaine pour vivre ici, sur Vorak.

— Mais…

Je pense à toute la formation sexuelle, sur le corps des ældiens, la façon de se reproduire avec eux. Ces pauvres femmes vont être plongées dans le grand bain sans avoir appris à nager ! La plupart ne savent même pas qu’ils ont deux pénis… !

Mon Dieu…

La grande main de Varhun s’abat sur mon épaule.

— Cesse de gamberger. L’ard-ælla et les femelles du clan s’occuperont d’elles. Ce n’est plus de ton ressort, maintenant, Kristie.

Les femelles du clan ? Il y en a déjà ?

Soudain, un chasseur élancé fend les silhouettes massives pour venir se planter devant moi.

Une ældienne. Elle ôte son masque, orné de deux petites cornes pointues et dorées, me dévoilant son visage de femelle. Je suis subjuguée par sa beauté, la finesse de ses traits. Comment les ældiens peuvent-ils s’unir avec des humaines alors qu’ils ont… ça ?

La chasseresse me toise de haut en bas. Puis elle s’adresse à Varhun d’un ton rapide et musical. En plus, elle a une belle voix.

— Parle sa langue, Rani, dit-il d’un ton que je sens légèrement agacé. Elle ne connait pas la nôtre.

L’ældienne – Rani – me scanne des pieds à la tête, à nouveau.

— On nous envoie encore une femelle qui ne connait rien de notre culture ? lâche-t-elle, méprisante.

— Je suis juste agent de sécurité, lui apprends-je. Et c’est ma première mission pour l’Agence.

Rani plisse son nez, qui ressemble presque à une joli truffe de chat parsemée de taches ocellées.

— Sécurité ? Varhun dit que tu es une guerrière chez les adannath, mais tu as failli te faire tuer et faire tuer toutes celles que tu étais sensé protéger… une fois de plus, je ne peux que constater la bêtise des humains, qui envoient des femelles inexpérimentées sur notre territoire ! Pensiez-vous que Varhun, à lui tout seul, allait réussir à tout gérer ? C’est notre Premier Chasseur, mais il ne peut pas baby-sitter une bande d’humaines écervelées !

Je baisse la tête.

— Rani ! grogne Varhun. Arrête.

— Non, elle a raison, dis-je en relevant la tête. Cette mission est un fiasco. Je compte faire un rapport salé à l’Agence, et donner ma démission dès mon retour. Ils ne se rendent pas compte.

Pas compte du tout.

— C’est faux, tu as rempli ta mission, réplique Varhun en jetant un regard noir à Rani. Ton rôle est de servir d’intermédiaire entre les candidates et nous. Sans toi, elles ne m’auraient jamais fait confiance, et j’aurais eu du mal à les guider dans la jungle. Je connais peu votre technologie et vos besoins, et je n’aurais sans doute pas eu l’idée de leur dire de prendre des affaires, de monter un camp… elles auraient dormi par terre, sans protection contre le froid et les insectes, et auraient mangé de la viande crue.

Il a peut-être raison. Mais tout de même… notre place n’est pas ici. Ni à moi, ni à Suri, ni à Lira et aucune de ces filles.

— On parlera de tout ça plus tard, intervient alors Turyk. L’ard-ælla nous attend, et ces femelles ont l’air apeurées et épuisées. Il est temps de retourner au gîte du clan.

Le gîte ?

Je réalise alors que je n’ai pas pensé une seule seconde à demander à Varhun à quoi ressemblait leur lieu de vie.

— Comment est le gîte du clan ? lui glissé-je discrètement.

— Tu verras.

Il a parlé de grottes, et m’a montré une falaise escarpée et hostile. Sans doute un réseau de cavernes sombres et humides, terreuses et caillouteuses, remplies de toiles d’araignées. Un frisson me secoue l’échine, et je réalise que moi aussi, j’ai froid, et que je suis fatiguée.

Varhun baisse les yeux sur moi. Il semble hésiter à dire quelque chose, puis se ravise, et se détourne. Turyk est en train de donner des ordres, et les mâles ældiens se dispatchent. Ils s’approchent des filles muettes de peur, et les saisissent pour les caler sur leur épaule, comme des sacs. Suri proteste lorsqu’un chasseur imposant lui saisit la taille.

— Laisse-toi faire, lui murmuré-je rapidement. Il va juste te porter. Crois-moi, le trajet sera plus facile comme ça.

Je cherche Varhun des yeux. Il s’est positionné devant Lira, qui lui tend les bras, tout naturellement. Elle s’est habituée à lui.

Une drôle de sensation me prend lorsqu’il la soulève facilement et la bascule sur son épaule massive. Rani vient se placer à ma hauteur.

— Les guerriers ne sont pas portés. Seules les femelles qui vont courir à la Chasse Sauvage, être revendiquées par un mâle puis saillies par lui, le sont, dit-elle avant de s’éloigner.

C’est vrai. Je ne suis pas une candidate. Mais un soldat, l’agent de « sécurité » embauché pour protéger ces femmes, avec Varhun.

Mais je n’oublie pas qu’il a voulu lui aussi participer au programme… et cette idée ne me plaît pas du tout.

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