Chp 9 : Varhun

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Le parfum doux des phéromones d’apaisement diffusées par les chasseurs se répand dans la troupe, et sur nos épaules, les femelles humaines jusque-là tendues comme des sacs de viande raide ne tardent pas à se détendre et à s’endormir. Rani a intelligemment conduit Kristie devant, afin d’éviter les effets du luith. De toute façon, ni l’une ni l’autre ne participeront à la Chasse.

— Les femelles sont au bout de leurs forces, dis-je à Turyk. Heureusement, les chasseurs du clan sont venues les chercher. C’est Draynak qui vous a prévenu ? Il a fait vite…

Mon frère de sang secoue la tête.

— Non : on a vu le crash, lors d’une visite au clan des Cascades, et c’est d’ailleurs pour ça que Draynak et son groupe ont dû sortir. Ils devaient être à la recherche des femelles survivantes… Azorth m’a envoyé avec mes chasseurs pour aller à vos devants et vous aider : il nous rejoindra plus tard. Sauf que Draynak est arrivé avant nous.

Je hoche la tête.

— Je vois. Draynak savait ce qu’il faisait, alors. Cela mérite une nouvelle correction !

— Son attitude sera discutée lors du prochain Conseil. Déjà, Urtza l’a exclu de la Chasse de cette année, pour avoir forcé une jeune femelle du clan des Cascades… et l’ard-æl l’a banni du clan, le temps qu’il prenne un peu de plomb dans la cervelle.

— Mais il en profite pour n’en faire qu’à sa tête, grogné-je. Mon frère devrait se méfier. Draynak est populaire parmi les jeunes chasseurs : ceux-ci le suivent sans moufter. S’il décide de défier l’ard-æl… ils l’aideront sans hésiter !

— On va parler de tout ça à l’ard-ælla. Mais la perspective d’obtenir une femelle devrait calmer ces mâles dissidents.

— Sauf que la plupart veulent rentrer chez elles, à cause de ce stupide accident ! Il n’y aura pas de femelles pour tout le monde.

De ce côté-là, Kristie a raison : la mission est un fiasco. Si les candidates décident d’abandonner, les mâles seront très frustrés… et les semaines à venir, chaotiques.

L’ard-æl ne pourra pas les contenir plus longtemps. Même avec mon aide… soit ils le renverseront pour s’emparer de ses concubines, soit ils le quitteront pour attaquer un autre clan… il y a aussi la possibilité pour qu’ils refusent de laisser partir les humaines.

Je ne dis rien de tout cela à Turyk. Il pense sûrement la même chose que moi.

*

Les premiers éléments topographiques qui marquent la frontière de notre territoire ne tardent pas à apparaître, et une bouffée de soulagement se répand dans mon cœur. Je suis enfin chez moi. Depuis quand n’y étais-je pas retourné ? Une éternité, il me semble. J’aime l’aventure, mais rien ne vaut la chaleur familière du foyer. Je ne pourrais pas être un de ces ædhil de l’espace, qui voyagent constamment. J’ai des goûts simples : chasse, famille, nourriture et… sexe.

Pour ça par contre, il faudra attendre.

Le parfum suave et délicat qui s’élève de la femelle sur mon épaule est attirant, et je mentirais en disant qu’il n’éveille pas mon désir. Lira est une femelle douce, fertile et désirable. Elle est très féminine, vulnérable, et beaucoup plus soumise que ne l’est Kristie, par exemple. Mais elle fera le bonheur d’un autre mâle. Il n’y a pas assez de candidates, et j’ai promis à l’ard-ælla de me consacrer d’abord à ma mission. C’est moi le mâle le plus fort du groupe, après l’ard-æl. Je dois donc me contenir.

Soi-disant pour me récompenser de mon travail – mais je sais que c’était par pur voyeurisme -, Giovanni m’a conduit un jour dans le quartier chaud de New Arkonna, en me proposant d’un œil salace de me payer une prostituée, en proposant d’en faire un film éducatif pour le programme. Il y a beaucoup d’IA gynoïdes – auxquelles jamais un ældien ne toucherait – mais aussi des femmes majoritairement organiques. Mais cet étalage de chair morne m’a dégoûté. Nous sommes des chasseurs. Nous ne mangeons pas de viande froide. Ça vaut aussi pour le sexe.

Les femelles du clan nous attendent au pied de la falaise, lances et bras croisés devant la porte sculptée dans la roche. D’un coup d’œil, je vérifie si Rani et Kristie sont parmi elles. C’est le cas. Urtza s’avance vers nous, impériale dans sa parure de plumes et d’os, son pectoral en mithrine massif – offert par le roi Tamyan lui-même – sur sa poitrine.

Les chasseurs, Turyk en tête, s’inclinent en signe de déférence envers elle.

— Montez les humaines, leur ordonne l’ard-ælla. Mettez-les dans la caverne que nous leur avons réservée. Puis retirez-vous. À partir de maintenant, vous n’avez plus le droit de les voir. Et interdiction de retirer vos masques de chasse : vous les porterez jusqu’à la Lune Rouge. Sauf l’As Feryn, évidemment. Allez !

Les mâles obéissent en silence. Ils portent les candidates le long des escaliers vertigineux qui mènent au réseau de grottes creusées dans la roche. Je m’apprête à leur emboîter le pas, lorsqu’Urtza m’arrête.

— Varhun !

Je m’approche d’elle.

— Bon retour chez toi, m’annonce-t-elle en effleurant rapidement ma joue. On me dit que Draynak a attaqué l’émissaire humain ?

— Il a essayé de la revendiquer, dis-je en glissant un regard à Kristie, qui attend à côté avec Rani.

Elle ne me quitte pas des yeux. Tout cela doit-être très déstabilisant pour elle. J’étais le premier ædhel qu’elle rencontrait, et maintenant, elle est entourée par eux.

— A-t-il eu le temps de la marquer ? demande l’ard-ælla en descendant d’un octave, les yeux incandescents.

En tant que femelle, Urtza ne peut pas sentir l’odeur spécifique d’un autre mâle sur une proie revendiquée. Mais elle a très peu de patience envers ceux qui s’imposent par la force aux femelles. Draynak en a déjà trop fait.

— Non. Je suis arrivé à temps pour l’en empêcher.

— Bien. Tu as fait du bon travail, tu t’es montré digne de l’honneur du clan. La Meute Sanglante s’est engagée envers le Haut-Roi à ne pas attaquer les humains sans raison. C’est à cette unique condition que nous obtenons ces femelles ! Tamyan a passé un accord avec eux. En le trahissant, c’est le Haut-Roi lui-même qu’on trahit !

— Oui, ard-ælla, réponds-je en soupirant. Mais je dois te dire que la plupart de ces femmes veulent renoncer. Elles ne veulent plus participer à la Chasse.

— Rani me l’a dit. Mais on en parlera plus tard. D’abord, il faut nourrir ces femmes, et les soigner. Est-ce que je peux compter sur toi pour servir d’interprète, avec l’aide de leur agent humaine, cette guerrière a la mine sombre ? Turyk remplace Azorth jusqu’à son retour. Il ne pourra pas tenir ce rôle.

Nouveau regard à Kristie, la « guerrière à la mine sombre ». Rani, qui écoute attentivement, ne lui traduit rien.

— Très bien, ard-ælla.

— Rani sera responsable des femelles humaines avec vous. Tu ne seras pas tout seul, et elle sera ton relais entre la caverne des mâles et celle des femelles.

— Sont-elles bien installées ? Elles ont exprimé des inquiétudes vis-à-vis du confort dans le brugh[1]. C’est vrai que tout est nouveau, pour elles. Elles n’ont pas eu le temps d’apprendre notre façon de vivre.

— Les chasseresses leur ont construit des khangg[2] privatifs, pour chacune d’elles, m’apprend Urtza. C’est là que les mâles les ont emmenés.

Quel travail… les femelles ont dû y passer des nuits entières. Bien sûr, elles ont dû leur construire des lits doubles, afin qu’elles puissent y inviter leur mâle et ensuite, y élever leurs petits. Tout ce travail pour rien…

Enfin. Comme ça, elles verront ce qu’est l’hospitalité ældienne, et nous pourrons les laisser repartir la tête haute.

— Rani leur montrera les bains, conclut Urtza. Rani, monte les rejoindre avec ta protégée ! Quant à toi Varhun, tu as quartier libre jusqu’au retour d’Azorth. Il ne devrait plus tarder à rentrer. Lorsqu’il sera là, nous tiendrons un Conseil extraordinaire dans le nemed[3], en petit comité. C’est bon pour toi ?

Je hoche la tête, me sentant soudain très las.

— Oui, ard-ælla.

— Parfait. Allez, file !

*

Je remonte lentement dans la caverne des mâles. Celle des femelles est interdite à tout mâle, sauf l’ard-æl. Lui seul possède le droit de saillir toutes les femelles du clan n’importe quand, lorsqu’il le souhaite. Azorth est le seul mâle ici qui ne souffre pas des fièvre pourpres. En pratique, il ne visite que quelques favorites, comme Rani ou sa concubine humaine, Nur. Celle-ci doit attendre les autres là-haut. Elle aura fort à faire, ces prochains jours, avec les candidates. C’est probablement elle qui sera chargée du gros de leur instruction.

Dans la caverne des mâles, j’avise Turyk, qui discute avec trois chasseurs devant le trône de l’ard-æl, sous un crâne de wyrm, le symbole du clan et deux lances entrecroisées. Il donne ses instructions pour la veillée de ce soir, avant de partir patrouiller les frontières du territoire.

— Je t’accompagne, si tu veux, proposé-je à mon frère de sang.

Je ne l’ai pas vu depuis des lunes. Il a sûrement plein de choses à me dire.

Mais Turyk repousse ma proposition.

— Non, Rhun. L’ard-ælla veut que tu assures la sécurité des femelles humaines ici, au brugh. Les jeunes sont revenus, et même si pour l’instant Urtza les maintient isolés, ils sont fébriles, tu le devines bien.

— Une bonne correction devrait les calmer, grincé-je. Ou peut-être que c’est eux, qu’on devrait envoyer patrouiller !

— Ils sont trop agressifs en ce moment. Urtza ne veut pas d’ennuis avec les autres clans : ce n’est pas le moment.

Et elle a raison. Depuis la capture d’une de leurs femelles, le clan des Cascades est particulièrement sur les dents. Pourtant, c’est notre plus vieil allié.

Turyk pose son regard franc sur moi.

— Tu ne comptes pas participer à la Chasse, cette année ? me demande-t-il.

— J’ai promis à Urtza de rester en-dehors des festivités cette année encore, pour être sûr que tout se passe bien. Il faut bien que quelqu’un reste avec celles qui ne participent pas, en outre.

Kristie, Suri… et plein d’autres.

Un sourire désolé s’affiche sur les lèvres de mon frère de sang, et il pose une main amicale sur mon épaule.

— Ah… tu es le plus fort d’entre nous, Rhun. Vraiment. Et le plus dévoué. Peut-être que tu y participeras l’année prochaine !

Je hausse les épaules.

— Je sais pas. Je me sens moins motivé… je vais peut-être quitter Vorak pour un temps et visiter d’autres clans, on verra. Peut-être aller faire un tour à Urdaban.

— Il y a beaucoup de femelles, là-bas… même des perædhellith. C’est ce qu’on dit.

Les perædhellith. Des beautés mi-humaines, mi-ædhil… qui allient les charmes des deux espèces. Mais on les dit rares, et capricieuses.

Je laisse partir Turyk et ses trois chasseurs. C’est à moi qu’on a confié la garde des femelles humaines, en l’absence d’Azorth. Je m’approche du bord de la falaise, regarde les trois lunes et les étoiles se lever. Une vue qui m’avait manqué. Je sais qu’au-dessus, les femelles regardent la même chose en se délassant dans l’eau chaude des bains. Je décroche l’immense hallebarde de guerre accrochée au mur, et m’installe sur la première marche de l’escalier menant à leur partie de la caverne. Cette nuit, personne ne passera.

***

[1] Tanière habitée par un clan ældien.

[2] Lit-boîte ældien. Sorte de cabane suspendue en bois tressé, très élaboré et décoré, pouvant comporter plusieurs pièces.

[3] Lieu sacré.

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