Chp 14 : Kristie

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Varhun atterrit sur un promontoire rocheux. Il me dépose délicatement, et je me décroche de lui avec une certaine gêne. Ma joue était tellement collée contre son torse que je n’ai rien pu voir du voyage.

Le Chasseur tend la main, et passe son pouce griffu sur le coin de ma lèvre, s’y attardant un moment. Je me fige immédiatement, plantant mes yeux dans les siens.

— Tu as quelque chose, là.

Merde. J’ai dû baver pendant le vol… faut dire qu’il me serrait tellement fort !

Je baisse les paupières, une chaleur familière me montant aux joues. Varhun laisse retomber sa main et me tourne le dos.

— Voilà l’endroit que tu devras atteindre le jour de la Chasse, m’annonce-t-il en désignant une grande étendue pierreuse devant nous.

Un relief étonnamment régulier s’étend sous nos pieds. Des ruines.

— C’est ce qui reste d’un temple dédié à Næheicnë, que nos ancêtres ont construit quand ils se sont installés ici, m’annonce Varhun en me montrant les colonnes écroulées envahies de plantes grimpantes et le sol dallé mangé par la végétation. Les premiers ædhil arrivés sur Vorak ont crashé leur vaisseau pour ne jamais repartir – il se trouve sous cette montagne que tu vois là-bas, qui est un lieu sacré pour nous – et ont tenté de recréer une société comme celle qu’ils avaient fui… du moins dans les premiers temps. Ensuite, un conflit s’est déclaré, et les vainqueurs ont souhaité vivre comme au temps de nos lointains ancêtres, il y a plusieurs millions d’années. Et ce site, ainsi que celui du crash, est devenu tabou. Les membres du clan n’ont pas le droit de venir ici.

Je me tourne vers Varhun, interloquée.

— J’ignorais que vous maîtrisiez le voyage spatial… je pensais que les ældiens utilisaient de la technologie humaine volée pour ça !

— Tu ignores énormément de choses sur nous, Kristie Meyers, réplique Varhun en me jetant un regard de côté. Je sais que tu nous prends pour des sauvages, des brutes primaires… mais nous arpentions l’océan des étoiles bien avant que le premier des tiens n’existe. Viens.

Varhun m’aide à quitter le promontoire sur lequel il a atterri, en me tendant sa main sur laquelle je m’appuie. Une fois parvenue en bas, je réalise que les dimensions de ce site sont cyclopéennes.

— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je en montrant une statue immense qui représente un être ailé, dont on ne voit pas le visage.

— L’un des Premiers. Les ancêtres de tous les ædhil. Mais je n’ai pas vraiment le droit de te parler de ça… c’est un secret d’initié. Et puis, je ne t’ai pas amenée là pour te conter l’histoire de notre peuple. Je veux que tu visualises cet endroit, que tu rentres ses coordonnées dans ton espèce de machine, là, pour pouvoir le retrouver le jour venu. C’est ta seule chance. Je te l’ai dit, c’est un endroit tabou. Aucun Chasseur ne viendra ici, même pendant la Lune Rouge.

— J’aurais le droit de garder mon équipement, le jour de la Chasse ? Ou je devrais porter uniquement cette tenue grotesque ?

— Non, répond rudement Varhun, tu seras dépouillée de toutes tes armes, et entièrement nue, à l’exception d’un shynawil pour te protéger des insectes et des intempéries. Il te permettra également de te camoufler, pour corser un peu le jeu. Il faudra dissimuler ton odeur et ta chaleur corporelle : c’est là-dessus que se baseront les chasseurs pour te traquer. Un bon bain de boue dans le marais juste derrière la grotte fera l’affaire – je te le montrerai tout à l’heure.

— Enregistrer les coordonnées de ce lieu ne servira à rien, alors, dis-je sombrement.

— Je le cacherai dans la doublure de ton shynawil. C’est de la triche, mais… Azorth a brisé les règles lorsqu’il t’a forcé à concourir.

Je me tourne vers Varhun, et observe son visage austère, la ligne virile de sa mâchoire.

— Merci, Varhun… je ne sais que ça ne se dit pas chez les ældiens, mais c’est important chez les humains, et j’y tiens.

— Tu peux m’appeler Rhun, grogne-t-il d’un air bougon. Tu prononces mal mon nom. Ce sera sans doute plus facile à dire si c’est court.

Il ne manque pas d’air…

— Si tu arrêtes de déformer le mien et m’appelle Kris, alors, répliqué-je avec un demi-sourire défiant.

Les iris bleues et félines de « Rhun » brillent un instant, comme s’il allait s’énerver. Puis il détourne la tête.

— Je cacherais ton arc dans un arbre à environ 30 minutes de course du brugh, ajoute-t-il. Ce sera ta première étape. Tu l’inscriras dans ton traceur, elle aussi.

— Et les autres filles ? Que va-t-il leur arriver ?

— Les femelles vont vous conseiller de rester dans le périmètre de la caverne et vont vous enseigner quelques trucs et cachettes, pour que les chasseurs aient le plaisir de chercher un peu. Mais ce ne sera pas une véritable Chasse : nous savons que vos chances de survie sont limitées, dans cette jungle, et en réalité, vous serez chacune accompagnées par une chasseresse de chez nous qui vous suivra discrètement, prête à intervenir à tout moment. C’est ce qui m’inquiète le plus… Rani est très jalouse de toi, et je suis quasiment qu’elle cherchera à te tuer ou te perdre dans la sylve si elle peut. Je vais demander à l’ard-ælla de t’adjoindre Nur. Elle n’en a pas l’air, mais elle a beaucoup de qualités. Elle a survécu plus d’une lune dans la forêt pour échapper à son ancien maître, avant de trouver refuge dans notre clan… le dorśari n’a pas eu d’autre choix que de céder devant Azorth, et il est reparti. Mais il l’a tout de même traquée pendant 30 jours… elle saura t’aider.

Nur. Elle ne m’avait pas raconté les choses ainsi… mais sans doute que le traumatisme est encore trop fort pour elle.

Prisonnière des pirates dorśari, les ældiens les plus cruels qui existent. Je n’ose imaginer ce que ça doit être. Varhun et les siens sont primaires et bourrus, certes, mais ils n’infligent pas la souffrance pour le plaisir.

— Mais tu dois te faire à l’idée que tes compagnes seront toutes capturées par les Chasseurs, continue Varhun, d’autant plus qu’elles seront sous l’emprise du luith. Elles seront attachées par le mâle qui les aura revendiquées, et ramenées comme une proie après la traque, puis livrées à Azorth et saillies devant tous, puis par leur mâle. Tu ne peux rien y faire… il n’y a que toi que j’exfiltrai.

Suri. Elle va devoir subir ça… Il faut que je lui en parle.

— Pourquoi moi ? demandé-je en me plaçant à nouveau devant lui, l’obligeant à me regarder. Est-ce que ça a un rapport avec la haine que Rani me voue ?

— Le mâle le plus puissant du clan a jeté son dévolu sur toi, admet Rhun en tournant à nouveau la tête. C’est lui, en personne, qui te traquera… tu seras l’objet des attentions des membres les plus forts de la Meute Sanglante, cette nuit-là. D’Azorth, de Rani, de Nur…

— … et de toi, terminé-je.

Enfin, Varhun daigne me regarder – brièvement.

— Je vais te protéger, promet-il. Ni Rani ni Azorth ne te toucheront.

— Je…

— Pas de merci, me coupe-t-il. Et encore une chose : ces vêtements ne sont pas grotesques. En réalité, on dirait que tu étais destinée à les porter.


*


De retour au clan, l’ard-ælla nous attend à l’entrée de la caverne. Varhun n’a pas d’autre choix que de me laisser et de s’éloigner sans un mot ni un regard. Mais pendant cette journée, il a eu le temps de m’apprendre des choses fondamentales : l’emplacement de toutes les étapes de ma fuite le jour de la Chasse – toutes enregistrées dans mon traceur – et les rudiments du tir à l’arc. Il trouve que je me débrouille bien : le contraire m’aurait ennuyé, venant d’une ancienne de la légion. Avec son aide, j’ai même réussi à abattre ma première proie. Ce qui nous a donné quelque chose à ramener pour le banquet de ce soir.

— Rani t’attend pour la leçon du jour, m’annonce Urtza en me poussant dans l’escalier. Puis tu aideras les femelles à disposer les plats dans la salle de banquet.

— Oui, ard-ælla, murmuré-je en baissant la tête, faussement soumise.

Rhun m’a conseillé de faire profil bas, afin de cacher mes intentions. Ça va être dur, mais je vais faire de mon mieux.

Rani est déjà en haut, ses « élèves » assises devant elle. Je cherche des yeux Suri, qui me fait signe pour que je la rejoigne. Je ne me presse pas trop, ce qui fait souffler Rani.

— Bon ! Maintenant que la retardataire est là – toujours la même… - on va pouvoir commencer. Maintenant que vous connaissez les bases de la cuisine ældienne, vous allez aborder la deuxième phase de votre formation, annonce Rani, les mains sur les hanches. La plus importante, vous concernant.

Derrière elle, trois femelles apportent de grands paniers.

— Levez vos fesses et prenez chacune une calebasse, grogne Rani. Allez, plus vite que ça ! Vous ne pensez pas que c’est moi qui vais faire la distribution, non ? Je ne suis pas au service des faux-singes.

Je serre les poings, cherchant à contenir ma colère grandissante. Je voulais rester calme, mais c’est compliqué, face à cette peste ! Les filles se lèvent tout en même temps. Côté gestion des foules, c’est raté… il y a tout de même une vingtaine de candidates.

Chacune des filles prend ce qui ressemble à une petite boîte ronde en bois. Suri s’assoit à côté de moi avec la sienne. Elle s’apprête à l’ouvrir, quand la haute silhouette de Rani vient se planter devant moi.

— Toi aussi, la guerrière, raille-t-elle à mon intention. Tu ne crois tout de même pas qu’être partie chasser avec Rhun t’exempte de la formation ? L’ard-æl a dit : tout le monde.

Je soutiens son regard un moment. La grande femelle murmure quelque chose dans sa langue, d’une voix basse et gutturale, qui ressemble à une malédiction. Je finis par me lever et prend une calebasse dans le panier.

— Bien ! Maintenant, ouvrez-là.

Le couvercle est juste posé dessus, mais il s’emboîte parfaitement. La calebasse est en fait un genre de noix de coco, avec un sorbet au parfum et à l’aspect terriblement appétissant à l’intérieur.

— Ça se mange ? s’interroge Suri en y déposant une pichenette sur son index, qu’elle porte ensuite à sa bouche.

J’essaie de l’empêcher, mais c’est trop tard.

— C’est de la crème de jour ! s’exclame alors Lira, extatique. Regardez ! Je sens déjà ma peau se lisser ! Non pas que j’ai des rides – j’ai une très bonne génétique, mais…

La voix autoritaire de Rani interrompt le brouhaha.

— Le luith du seigneur Azorth ne se mange pas, et il ne doit pas être désacralisé en servant de crème de jour ! Vous en enduirez vos deux orifices tous les soirs dans votre khangg, en attendant que vous soyez initiées et que votre mâle ou l’ard-æl vienne vous visiter. Cela vous assouplira, et guérira les éventuelles blessures dont vous pourriez souffrir, du fait de votre étroitesse.

Le luith. Je m’en doutais… mais aucune des autres filles ne semble au courant. Même Suri me regarde d’un air interrogateur.

Pose ça, lui intimé-je dans un chuintement, en lui faisant les gros yeux.

— Le luith ? demande Katie. Qu’est-ce que c’est ?

— Le don de vie du meilleur de nos mâles, qu’il met généreusement à votre disposition, répond Rani. Prenez-en grand soin, et usez-en avec parcimonie, mais s’il vous en prenait l’envie de vous en servir pour des buts moins nobles que celui auquel il est destiné : vous préparer à l’accouplement et à porter des petits. Ce luith est coupé avec du beurre de noix de puval, dans lequel on a fait macérer des fleurs de lune. Il a également des propriétés cicatrisantes et un fort pouvoir aphrodisiaque. N’en abusez pas !

— Le don de vie ? C’est l’ard-æl qui le fabrique pour nous ? demande innocemment Ana.

Purée. Mais qu’on fait ces cruches pendant la formation ? Elles dormaient, ou quoi ?

— C’est son sperme, lâché-je suffisamment fort pour que tout le monde entende. C’est clair pour vous ? Si vous l’utilisez, vous deviendrez accro à cette substance, et votre cycle reproductif se calera sur celui du chef de cette harde, ce qui lui donnera loisir de vous inséminer quand il le voudra.

Rani me jette un regard noir. Mais c’est trop tard : je l’ai dit, et certaines filles commencent enfin à comprendre.

— L’ard-æl ? Mais… pourquoi pas celui de notre futur mari, le mâle qu’on va nous attribuer ?

— Parce que l’ard-æl vous prendra toutes, les unes après les autres, lors de la cérémonie pour fêter votre arrivée dans le clan, une fois que vos « maris » vous auront capturées et ramenées à la grotte, nues et saucissonnées comme des proies, grincé-je. Cela fait partie du rite. Et cela continuera quand ça lui chantera : l’ard-æl est le seul mâle du clan autorisé à s’accoupler avec toutes les femelles, sans exception.

Un grand silence saisit l’assemblée.

— C’est plus compliqué que ça, grogne Rani. L’ard-æl ne…

Lira se lève.

— L’ard-æl, c’est bien ce grand mâle très musclé aux longs cheveux blancs ?

— C’est aussi celui qui a le plus gros pénis, grincé-je avec une joie mauvaise. Enfin, les deux plus gros pénis, puisqu’il en a deux…

— … à l’exception de Varhun, ajoute Rani en me fixant droit dans les yeux.

Une bataille de regards silencieuse se joue entre nous. Nous nous faisons face, chacune campée sur ses ergots. Bien sûr, Rani me domine de sa grande taille, mais… je ne la sens pas si sûre d’elle.

— J’allais le dire, souris-je sans la quitter des yeux. C’est vrai qu’il est aussi bien monté que son frère.

La fière femelle ældienne se décompose.

— Tu n’as pas…

Je n’ai pas le temps de répondre. Lira a déjà repris la parole :

— Deux mâles ? Un officiel, puis le mâle alpha du clan ? Ça me va !

Les filles se mettent à discuter bruyamment entre elles. Je m’attendais à des hurlements, des supplications pour rentrer à la base. Mais aucune d’elle n’a l’air particulièrement choquée par ce que je viens de leur apprendre. Au contraire, même…

Ces filles ne sont pas venues là par hasard. Elles voulaient faire de nouvelles expériences, changer radicalement de mode de vie. Et, probablement, s’envoyer en l’air avec le plus de mâles ældiens possible.

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