Chp 15 : Varhun
Le gwidth coule à flots, porté aux mâles par les candidates qui se faufilent entre les tables. Je les trouve étonnamment à l’aise, et l’ambiance relaxée de la fête aidant, je les trouve même jolies, avec leurs joues rouges et leur petite taille. Mais je n’arrive pas à me détendre. Je passe mon temps à chercher Kris du regard, et à vérifier que tout va bien pour elle. Les mâles ont reçu des instructions strictes de l’ard-ælla, et ils ont pour instruction de garder leurs masques de chasse sur le visage et leurs chevelures attachées. Mais je surprends quelques regards, quelques frémissements de narines et d’oreilles. Ils sont tendus comme des cordes d’arc, ainsi que le témoigne leurs pagnes prêts à éclater.
On ne pourra pas les tenir longtemps. La nuit de départ de la Chasse, qu’est-ce que ça va être… je vais devoir redoubler de vigilance.
Turyk vient se placer à ma droite.
— Alors ? Tout se passe bien ? Je trouve que ces humaines se sont bien intégrées. Regarde celle-là… elle essaie même de parler à l’un de nos guerriers !
Je retiens un grognement. C’est Lira, évidemment. Selon moi, cette femelle est déjà en chaleur. Si on la laissait faire, elle grimperait sur un mâle et irait s’empaler sur sa queue dès aujourd’hui… mais il va falloir qu’elle patiente.
— Mmh… je suis pas sûr que l’ard-ælla ait autorisé les candidates à toucher les mâles, grincé-je en voyant Lira tâter le biceps de Khorn, l’un de nos meilleurs chasseurs.
Ce dernier est raide comme une poutre. Il ose à peine bouger, car pour les mâles, les consignes étaient très claires : regarder OK, mais pas toucher.
— Urtza a autorisé les humaines à tâter la marchandise, s’amuse mon frère de sang. Figure-toi que l’une de ces fieffées femelles a demandé à caresser mes fesses…
— C’était qui ? demandé-je en jetant une œillade alarmée à Turyk.
Un léger sourire aux lèvres, il pointe du menton la cousine de Kris.
— Suri ? J’y crois pas… et tu l’as laissée faire ?
— Non. Je lui ai dit qu’elle aurait le droit de toucher le soir de la Chasse, si c’était moi qui la trouvais. Elle a répliqué que c’était elle, qui allait me « trouver »… Quelle audace ! Ces femelles humaines sont très entreprenantes. J’aime bien, dit-il avant de s’éloigner.
Suri. Kristie s’imagine que sa cousine va rentrer avec elle… mais elle est déjà accro au luith, ça se voit.
Une main enserre soudain la base de mon panache. Je me fige, avant de me retourner sur l’imprudent.
C’est Rani, évidemment. Elle s’amuse à ça depuis qu’on est gamins. Fut un temps où je prenais ça pour une marque d’affection.
— Faut que je te parle, souffle-t-elle en posant sa main sur mon avant-bras.
— Pas maintenant.
Kristie est en train de se débattre avec une tarte à la viande et un couteau en quartz, sous la supervision de Nur. Pour l’instant, elle n’est entourée que de femelles. Mais de l’autre côté de la grande table, Azorth est assis sur son trône, les bras croisés, et il ne l’a pas quittée des yeux depuis tout à l’heure, le bas de son visage sombre caché par son poing. Mis à part moi, c’est le seul mâle qui ne porte pas son masque de chasse.
— Allez, rugit Rani entre ses dents. Rhun… s’il te plaît. C’est important.
Je croise le regard abyssal de Nur. Cette humaine n’a pas besoin de mots pour comprendre. Elle hoche la tête lentement, me signifiant qu’elle va veiller sur Kris.
— D’accord, cédé-je dans un grognement.
Rani affiche l’un de ses trop rares sourires, l’un de ceux qui faisaient fondre mon cœur instantanément. Elle bondit vers un couloir, légère, les filins tressés de son pagne se balançant autour de ses hanches sveltes. C’est vrai que c’est la plus belle ældienne du clan. Mais elle ne me fait plus le même effet qu’avant.
Elle s’immobilise au détour d’un tunnel. Je m’approche, prudent.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Pourquoi tu ne t’es jamais battu pour moi, Rhun ?
Je me fige, surpris. Rani se retourne, et je lis une tristesse infinie dans ses yeux.
— Battu ? Comment ça ?
— Battu comme tu comptes le faire pour cette humaine.
Un silence pesant tombe entre nous.
— Ce n’est pas pareil, finis-je par dire. L’honneur me commande de protéger cette humaine qui n’a rien demandé.
— Et l’honneur ne te commandait pas d’empêcher ton frère d’imposer ses droits sur moi ? dit-elle froidement. De l’empêcher par tous les moyens de prendre la virginité de celle que tu avais élu comme as-ellyn ?
Je baisse la tête, honteux. Rani sait appuyer où ça fait mal.
— Toutes les femelles du clan doivent être déflorées par l’ard-æl, murmuré-je. Même si je t’avais revendiquée… c’est lui qui aurait eu ta Première Nuit, de toute façon.
— Tu aurais pu le défier, siffle Rani. Prendre sa place. Comme tu es prêt à le faire pour cette humaine !
Je relève la tête vers elle. Le masque de tristesse que je découvre me fend le cœur.
— J’aurais pu… mais Urtza m’a supplié de ne pas le faire. Le clan venait de perdre son ard-æl, fraîchement tué par Azorth. Il lui fallait un chef, de la stabilité. Une autre tuerie dans notre lignée, cela aurait été…
— Ton père était un tyran, et Azorth prend le même chemin que lui, coupe Rani. Il m’a humiliée sans aucune considération, la dernière fois, tout ça parce qu’il est lui aussi attiré par cette petite putain… !
— Ne parle pas d’elle ainsi. Je te rappelle qu’elle n’a pas demandé à être là, objecté-je dans un grondement bas.
Rani ouvre ses bras, et les laisse retomber avec emphase.
— Mais tu es aveugle, ou quoi ? Elle n’attend qu’une chose, comme les autres… que tu plantes ton skryll dans sa fente ! Je suis une femelle, je sens ces choses-là.
— Moi aussi, je sens ces choses, dis-je en croisant les bras. Le désir d’une femelle se détecte à des lieux à la ronde, pour un mâle. J’ai senti de l’excitation sexuelle chez elle, au tout début, à l’Agence… mais ça n’a pas duré, et elle a perdu cette odeur dès le départ de New Arkonna.
Rani me dévisage d’un air hautain.
— Pfff… elle prend un suppresseur de cycle, l’un de ces poisons que les humains donnent à leurs femelles pour les rendre stériles comme leurs mâles bardés de fer. Quant à toi, Rhun… désolé, mais tu es foutrement incapable de discerner le désir d’une femelle à ton égard. Tu n’as même pas remarqué que je voulais que ce soit toi, et non Azorth ! crache-t-elle en ouvrant sa main sur mon visage.
Elle me donne un coup de griffes, que je parviens à esquiver. Puis elle s’éloigne, sa queue fine battant l’air derrière elle.
*
Je retourne dans la salle de banquet, troublé et contrarié par la conversation que j’ai eu avec Rani. J’avais fait une croix sur elle, persuadé qu’elle m’avait préféré mon frère, qu’elle m’avait trahi. Mais maintenant, elle prétend que c’était moi qu’elle voulait… pourquoi ne l’a-t-elle pas dit avant ? Nos lois sont claires. L’ard-æl a le droit exclusif de cuissage sur toutes les femelles de son clan, mais il ne peut pas les empêcher de se lier avec un autre mâle. Et en pratique, un chef sait se retirer lorsqu’un lien fort se forme entre deux ædhil. Mais c’est vrai qu’Azorth a toujours voulu forcer la compétition avec moi. Il ne m’aurait pas cédé Rani facilement… tout comme il se battra pour avoir Kristie.
Je croise son regard, du fond de la vaste caverne. Il porte sa coupe de gwidth à la bouche, me fixe… puis un lent sourire se dessine sur ses lèvres. Je baisse alors le regard, le long de son autre main. Kristie est à ses pieds, à genoux, la tête maintenue de force contre sa cuisse… il la tient par les cheveux, immobilisée, la bouche tout près de la bosse massive qui pointe derrière le cuir de son pagne.
Mon cœur tombe dans mon estomac. Je reste tétanisé un moment, les pupilles réduites à une tête d’épingle. Puis la rage laisse place à la stupeur.
C’est pas vrai. Il a osé… ce salaud a osé.
Au fond de moi, je savais que ce jour viendrait. Juste, je ne pensais pas qu’il viendrait aussi tôt.
Ce jour où je vais devoir affronter mon frère… et le tuer.
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