Chp 27 : Varhun
Je revois les chasseurs – à commencer par Turyk, mon frère de sang -, se détourner de moi un à un. Azorth n’a pas prononcé les mots fatidiques, il ne m’a ni tué, ni banni. Mais il m’a laissé dans un entre-deux pire que la mort. Et quand je me remémore le visage de Kristie…
Elle avait pitié de moi. Comme d’une proie, d’un petit ou d’une femelle blessée.
Or, un chasseur ne doit jamais faire pitié.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
La voix de Rani me tire de ma torpeur. Elle a fait brûler des herbes calmantes dans son khangg pour faire redescendre la pression, pendant qu’elle cautérisait mes plaies.
— Quitter le clan, finis-je par lui dire. C’est la seule sortie honorable.
En-dehors de tuer mon frère. Mais un chasseur n’a le droit qu’à un défi. Azorth m’a épargné… alors qu’il aurait dû me tuer. Revenir l’attaquer ne serait pas honorable, et personne dans le clan ne me soutiendra. Ni les guerriers, ni les ellith. C’est fini.
Rani baisse les yeux.
— Je peux partir avec toi, si tu veux bien de moi. On s’installera quelque part et tu me feras des petits…
Pourquoi ne m’a-t-elle pas proposé ça avant ? Au moment où je me suis engagé pour travailler pour l’Agence, je lui ai proposé de venir. Elle n’a pas voulu, disant que travailler pour les humains étaient « déshonorant ».
— Je ne vais pas rester sur Vorak, Rani. Je vais partir à Urdaban, comme j’avais prévu de le faire initialement.
Rani relève la tête, les yeux brillants.
— Et combattre dans l’arène pour de l’argent ?
— Pour retrouver mon honneur de mâle, surtout.
— Il n’y a aucun déshonneur à perdre contre Azorth. C’est l’ard-æl le plus puissant de cette planète, depuis ton père.
— Il m’a épargné, comme on le fait d’un ennemi faible ou désarmé. Je ne peux plus regarder aucun chasseur en face, maintenant.
Rani soupire, mais elle n’ajoute rien. Elle pense comme moi. La faiblesse n’a pas de place dans notre culture.
Il est temps de quitter son khangg. Je me lève, prêt à partir. Au moment où j’ouvre la porte, sa voix fuse, claire et dure.
— Et l’humaine ?
Je me fige.
— L’humaine ? Tu veux dire, Kristie ?
— Tu sais très bien de qui je parle.
— Je me suis déshonoré devant elle. Si elle a voulu que je sois son as-ellon[1] un jour… je doute que ce soit encore le cas, réponds-je.
— Les humains ne voient pas les choses comme nous. Ils ne se reproduisent pas forcément avec le mâle le plus fort. Et si tu la laisses, Azorth s’en emparera lors de la Chasse. Or, elle a très clairement dit qu’elle ne voulait pas de lui. C’est pour ça que tu as combattu ton frère, non ? Pour la défendre.
Je me retourne pour regarder Rani, qui continue à me fixer, assise sur le rebord de son lit dans une posture décontractée. Je viens de l’éconduire une nouvelle fois, et pourtant, elle m’encourage à partir avec Kristie… pourquoi ?
— Qu’est-ce que tu préconises, Rani ? Tu sais bien que désormais, je suis mort pour le clan. Je ne peux plus participer à la Chasse.
— Reste dans la forêt en embuscade et protèges-la, me lance Rani avec un geste de défi du menton. Empêche ton frère ou un autre mâle de la capturer. Puis ramène-la à la base humaine, comme tu avais prévu de le faire au début. Si tu t’en étais tenu à ce plan… tu n’en serais pas là aujourd’hui, Rhun.
— Azorth m’aurait banni pour avoir soustrait l’une des proies à la Chasse, objecté-je en fronçant les sourcils.
— Mais tu étais prêt à prendre ce risque, me rappelle-t-elle justement.
— Je comptais revenir ensuite pour le défier.
— Tu aurais peut-être gagné, alors. Sans cette Kristie pour t’affaiblir en occupant toutes tes pensées.
Rani a décidément réponse à tout. Foutue femelle !
— Je ne déchargerai pas mon échec sur le compte d’un facteur extérieur ! grogné-je. Si j’ai perdu, c’est que j’ai été moins fort que lui, c’est tout. Un vrai chasseur sait reconnaître et accepter sa défaite.
— Garde tes leçons de code d’honneur pour les jeunes mâles, réplique Rani avec un demi-sourire. Ce n’est pas la vérité, et tu le sais : ce qui importe plus que tout dans la voie de Naeheicnë, c’est de gagner, quitte à emmener l’adversaire avec soi ! En outre, Nadhiral m’a dit que tu l’avais repoussée, et n’avais déchargé ton luith qu’une seule fois dans sa bouche, parce que tu ne pensais qu’à cette humaine, cette Kristie. Azorth, lui, a monté cinq femelles aujourd’hui, dont moi – il m’a prise trois fois, en tout.
— Puisque tu me parles de la voie de la guerre… Les sidhes d’Æriban combattaient les couilles pleines, eux-aussi, grincé-je en réponse. Ça les rendait même plus agressifs, à ce qu’on m’a toujours dit !
— Peut-être, mais ils étaient tous logés à la même enseigne. Azorth, lui, n’a jamais l’esprit embrumé par les fièvres. Cela lui donne une longueur d’avance sur vous tous. Comment crois-tu qu’un ard-æl garde son pouvoir ?
Voilà donc le point de vue femelle sur la question… pour ma part, je n’ai jamais envisagé les choses ainsi. Un fort est fort, point. Qu’il soit malade, en proie aux fièvres, ou avec un bras en moins. Et le jour où il faiblit, un plus fort le remplace. C’est la loi des clans, la loi ancestrale. Celle qui a fait qu’Azorth a tué notre part, brandissant sa tête bien haut devant toute la harde, et celle pour laquelle j’ai perdu.
Cependant, Rani a peut-être raison. Une fois de plus… elle a toujours été intelligente. Plus que moi, en tout cas. Et je ne peux pas laisser Kristie entre les griffes d’Azorth. Même si, en me battant, il l’a gagnée. Elle ne l’a pas choisi comme partenaire… et je suis encore lié par serment à l’Agence. Je dois la défendre, l’extrader.
— D’accord, admets-je en croisant les bras. Qu’est-ce que tu proposes ?
— Je vais me porter volontaire pour suivre Kristie, répond Rani. Je l’orienterai vers toi. Ensuite, vous quittez le territoire, tous les deux. Avec tes ailes, en la portant, tu seras vite à la base humaine.
— Tu oublies que je suis en rut. Mon instinct m’incitera à la prendre pour moi, au lieu de la ramener chez les siens.
Visiblement, Rani n’avait pas pensé à ça. Je la vois réfléchir, la tête penchée sur le côté.
— Reste coucher dans mon khangg cette nuit, assène-t-elle alors. Je ferais en sorte que tu sois suffisamment calmé demain… comme Azorth, lui, le sera, prêt à affronter tous ceux qui auront l’audace de le défier au retour de la Chasse.
Il y a en a toujours un ou deux, chaque année. Le crâne de ces braves orne la salle des trophées, dans la caverne des mâles.
— Je peux pas, lâché-je en réponse. Même si ta proposition est très généreuse.
— Tu te prends pour un Niśven incapable de bander pour une autre femelle que la sienne ? me tance-t-elle, amère. Alors que tu n’en as même pas. N’as-tu pas dit tout à l’heure que Kristie ne te regardait plus, depuis ta défaite face à Azorth ? Que pour elle, tu n’étais qu’une passade exotique, un genre de fantasme bizarre comme peuvent en avoir les humains ? Ils sont incapables de sentiments élevés, de noblesse d’âme. Ce sont des êtres inférieurs, et elle n’échappe pas à la règle ! Elle est même moins ouverte et tolérante que les autres candidates.
C’est reparti… mais tout ce qu’elle dit sonne si vrai que ça fait mal. Je sens ce poids nouveau, sur mon sternum. Un début de muil, la maladie de l’âme.
— Je te suis redevable, Rani, finis-je par dire. De beaucoup de choses. Mais je vais attendre dehors, et préparer la fuite de Kristie. Essaie de lui parler, de la prévenir… c’est le dernier service que je te demande.
La main de Rani s’abat sur mon poignet.
— Reste, Rhun, murmure-t-elle. Et j’irai voir Kristie. Je l’aiderai à te rejoindre.
Du chantage, maintenant… ? Je la scanne de la tête aux pieds. À quel jeu joue-t-elle ?
— Juste cette nuit, supplie-t-elle. Tu sais très bien que si tu ne t’accouples pas, demain, tu t’en prendras à elle…
— Non. Je vais fumer de l’ayesh, méditer dans la forêt.
— Ça ne suffira pas. Tu le sais.
Je me revois en train d’essayer de pénétrer Kristie… de forcer ma verge dans sa bouche, au point de l’étouffer. Oui, Rani a vu juste : je serais probablement incapable de me retenir demain, lorsque la lune sera entièrement rouge.
Ton rôle, c’est de la ramener chez les siens. Elle ne veut pas être ta femelle, vivre avec toi ici. La sagesse voudrait que tu acceptes l’aide de Rani, ton amie d’enfance, l’elleth qui t’étais destinée.
Je repousse la porte du khangg, la referme. Rani sourit et se laisse retomber sur le rebord de son lit.
— Viens, Rhun, dit-elle en écartant doucement les jambes. Je vais te faire passer une nuit mémorable… et oublier cette humaine.
Oublier Kristie ? Impossible. Ça, c’est la seule chose sur laquelle Rani se trompe.
[1] Masculin de as-ellyn, donc, partenaire mâle attitré d’une femelle.

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