Chp 28 : Kristie
C’est le grand soir.
Je me réveille dans la pénombre du nemed, le lieu le plus sacré de la caverne, enroulée dans une couverture sur une couche improvisée à même le sol. Urtza, qui est déjà debout, me tend une boisson chaude, des herbes infusées.
— Que va-t-il arriver à Rhun ? demandé-je en me plantant devant elle.
Urtza remue quelque chose dans un petit chaudron.
— Il a été banni du clan, dit-elle sans m’adresser un regard. Il est parti tout à l’heure.
Mon cœur manque un battement.
Il est dans la forêt, enfin libre. Affranchi de ces cruelles lois tribales. Si je pars maintenant, je peux le rattraper…
Mais je ne vois mes affaires nulle part. Hier, lorsqu’Urtza m’a conduit ici, j’ai pris mon sac, qui contenant notamment l’arc que m’avait fabriqué Rhun et son shynawil, dans la doublure duquel était caché mon traceur et les données pour retrouver les cachettes sûres qu’il m’avait indiqué. Mais je n’ai plus rien. Juste l’espèce de tunique trop large que m’a donné Urtza hier pour dormir.
— Où sont mes affaires ?
— Les candidates doivent être nues pour la Chasse, lâche-t-elle.
Elle repose son espèce de cuillère et verse le contenu de son chaudron dans deux tasses, avant d’en pousser une dans ma direction. Je le regarde faire sans rien dire, les poings serrés, paralysée par une colère qui me glace et me hérisse les poils du corps.
Urtza relève enfin son regard fauve sur moi.
— Le père de Varhun et d’Azorth, Njärll, était un ard-æl extrêmement puissant et cruel, m’explique-t-elle en croisant ses longs doigts griffus. En dépit de sa centaine de concubines, il n’a eu que deux petits. Tu sais pourquoi ?
Je secoue la tête lentement.
— Il a tué tous les autres. Les mâles, s’entend. Étant le dernier urulædhel de Vorak, il ne voulait pas d’un futur concurrent, un mâle capable de le battre à son tour. Il ne laissait en vie que les femelles – après leur avoir coupé les ailes, pour ne pas qu’elles puissent s’enfuir plus tard, une fois devenues adulte, si l’envie lui en prenait de les saillir. Avec sa mère, on a caché Azorth et Varhun à leur naissance, et je les ai confiés en secret au clan des Cascades, qui n’a été que trop ravi de les accepter, dans l’espoir de renverser un jour Njärll… il avait mis sous son joug tous les autres clans. Il exigeait d’eux des tributs terribles et constants : toutes les vierges de toutes les hardes devaient être déflorées par lui. A l’époque, on organisait une seule Chasse, pour toute la planète, et elle durait un mois. Tu imagines bien que jamais les humains n’auraient accepté de nous envoyer des candidates… et le nombre de femelles, mais aussi leur fertilité, diminuait. Njärll ne se sentait pas concerné : pour lui, les autres mâles ne devaient pas se reproduire : c’était un privilège réservé à l’ard-æl suprême, et, éventuellement, à ses plus fidèles et meilleurs chasseurs, triés sur le volet. Et il gardait ses concubines, les dernières ellith fertiles, comme un trésor, dans une salle spéciale et extrêmement bien gardée qui était interdite à tout autre que lui. C’était un véritable wyrm, capable de prendre cette apparence à tout moment. Il était très craint.
— Jusqu’à ce qu’Azorth le défie, dis-je en portant la boisson à mes lèvres.
— Njärll pensait que ce serait Rhun, dont il avait entendu parler des exploits guerriers… alors il l’a convoqué ici pour le tuer. Entre-temps, Rhun et son frère étaient devenus deux jeunes chasseurs adultes, forts et talentueux. Ils sont venus tous les deux. Mais je savais ce qui se tramait, et j’ai tout fait pour que mon fils renonce à son projet… en vain.
— Votre fils ? Njärll était votre fils ??
Urtza hoche la tête.
— Oui. Azorth et Rhun sont mes petits-enfants… Quand Njärll a ordonné à ses chasseurs d’exécuter Varhun – le fait qu’Azorth ait la même couleur de cheveux que lui lui avait bizarrement donné envie de l’épargner -, Azorth s’est jeté sur son père pour défendre la vie de son frère. Au terme d’un combat terrible, il a tué Njärll… et leur mère, qui l’aimait passionnément malgré tout, a été prise par le muil, la malédiction qui touche le cœur d’un ædhel lorsqu’on le sépare de son âme-sœur. Une tragédie… J’ai fait jurer aux deux frères que jamais ils ne lèveraient les armes l’un contre l’autre, et jusqu’ici, cet équilibre a fonctionné. Lorsque j’ai vu qu’Azorth devenait trop dominant, j’ai envoyé Varhun chez les humains, pour l’éloigner. C’est moi qui ai suggéré au clan de participer au programme : Varhun était contre, au départ ! Là où j’ai fait erreur, c’est de ne pas autoriser Rhun à prendre une concubine humaine rapidement… cela aurait réglé bien des choses.
Je regarde l’ard-ælla en silence. La grand-mère de Varhun et d’Azorth… elle pense que Rhun ne se serait jamais intéressé à moi s’il avait eu une femelle attitrée, une autre humaine. C’est sans doute vrai. J’essaie de l’imaginer avec une candidate dans les bras, Lira, par exemple. Mais je n’arrive pas à le visualiser. Et ça ne me plaît pas du tout.
Urtza plante son regard félin dans le mien.
— Laisse Azorth te capturer, cette nuit, me conseille-t-elle. Pour la paix du clan. Azorth aime son frère : c’est pourquoi il a été incapable de le tuer, tout à l’heure. S’il obtient ce qu’il veut, peut-être qu’il laissera Rhun revenir. Azorth se lasse vite de ses jouets : une fois une femelle conquise, il passe à la suivante. Et il récompense souvent ses meilleurs guerriers en les laissant saillir ses concubines. Ça pourrait tomber sur toi et Rhun, si ce dernier a réussi à rentrer dans ses bonnes grâces… Si ça se trouve, il pourra même te faire un ou deux petits. Ce serait l’option la plus sage.
— Mais pas celle que je veux, ard-ælla, réponds-je froidement.
M’offrir à Azorth, et à tous les mâles du clan, sous les yeux de Rhun, en plus… lui non plus ne le supportera pas. Je le sais.
Urtza repose sa tasse devant le foyer.
— Qu’est-ce que tu veux, réellement ?
Ce que je veux… je ne le sais pas moi-même.
— Retourner à la base humaine avec Rhun, finis-je par dire. Laissez-nous partir tous les deux.
— Pourquoi avec lui ? demande Urtza en fronçant les sourcils.
— Il travaille pour l’Agence, comme moi, et vous venez de me dire que c’est dans leur ADN que lui et Azorth s’affrontent. Vous-même avez tout fait pour les tenir loin l’un de l’autre… là au moins, vous serez tranquille. Et Rhun sera en sécurité.
— C’est donc par pitié pour lui que tu proposes de l’emmener chez les humains avec toi ?
Je secoue la tête.
— Par amitié. Il a beaucoup fait pour moi, et…
— Varhun est un chasseur, me coupe sévèrement Urtza. Un guerrier. Il ne pourra jamais s’adapter totalement à ton monde. Et sa fierté lui interdira de revendiquer une femelle qui le méprise !
— Je ne le méprise pas, tenté-je de me défendre. Au contraire…
Urtza balaie mes excuses de la main et se lève en marmonnant quelque chose dans sa langue.
— Chez nous, le prestige guerrier d’un mâle importe plus que tout. Je pensais qu’on vous l’apprenait, à l’Agence ! gronde-t-elle.
— Je le sais. Tout le monde le sait. Même avant d’être embauchée pour ce boulot, je le savais. J’ai servi dans l’Infanterie Mobile, et on a rencontré les vôtres sur le champ de bataille. On sait comment ils se comportent.
— Alors, comment peux-tu proposer une telle solution ? rugit la fière ard-ælla. C’est de mon petit-fils, dont tu parles ! Mon propre sang. Un chasseur honoré par le clan, qui a tout perdu, à cause de toi !
— Parce que je l’aime, avoué-je alors en la regardant dans les yeux. Je serais prête à tout pour sauver sa vie. Même à me faire passer dessus par Azorth et ses guerriers, si j’étais sûre que ça mettait vraiment Rhun à l’abri… Je me fiche qu’il soit le meilleur chasseur, l’ældien le plus féroce, le mâle le plus viril ou je ne sais quoi encore. Même s’il était blessé ou diminué, j’aurais envie de le protéger.
Urtza me fixe comme si j’avais dit une énormité, un air dégoûté sur le visage. Elle ne comprend pas… c’est tout le problème, avec les ældiens. Nos deux cultures sont suffisamment proches pour avoir cohabité pendant des millénaires. On les admire pour leur puissance et leur terrible magnificence, et eux sont fascinés par nous. Mais on est incapables de se comprendre. Pour une ældienne, l’aboutissement de l’amour, c’est voir son mâle mourir au combat en ayant apporté le plus de prestige possible à sa lignée. Pour un mâle, c’est offrir son sang à sa femelle, lui montrer qu’on est le plus fort et le plus impitoyable de la tribu. Les plus beaux cadeaux sont ceux qui coûtent la vie, au chasseur ou à sa proie : des têtes, des os, des peaux. Le crâne d’un général vaut plus que l’uranocircite ou le mithrine qu’ils nous échangent contre les candidates, et la hache de guerre peut être déterrée à tout moment. Je savais tout ça au moment de venir sur Vorak, et c’est pourquoi je m’étais tenue loin de ce programme de mariage alien. Mais Rhun a abattu toutes mes défenses. Alors que je sais pertinemment que je n’ai aucun avenir possible avec lui, et que de toute façon, ses propres lois, celles de l’honneur et du prestige, passeront toujours devant ses sentiments… en admettant qu’il en ait.
— Je comprends pourquoi Varhun était contre ce programme, finit par marmonner Urtza avec dépit. Vous possédez peut-être la fertilité que nous avons perdu, mais vous ne pourrez jamais vous adapter à notre culture ! Enfin.
L’ard-ælla décroche son masque de chasse sur le mur. Une fois qu’il recouvre son visage, je ne peux plus lire son expression.
— Je dois aller annoncer le début du rite. Reste ici, à l’abri dans le nemed. Azorth ne viendra pas, et aucun autre mâle. Mais une autre femelle va arriver. Elle est à moitié humaine, et parle ta langue. Tu passeras la cérémonie de purification avec elle, ici même. Ensuite… ce sera l’heure de partir.
— Pour la base ?
Urtza tourne son masque froid vers moi.
— Pour la Chasse Sauvage. Tu as accepté de participer, engageant ta parole… il n’y a plus de retour en arrière possible, assène Urtza avant de me tourner le dos dans une envolée de tresses ornées de plumes et d’os.
*
Sayul est une véritable beauté. À mes yeux d’humaine, elle est même plus belle encore que Rani, parce qu’elle a des traits plus doux, moins sauvages et féroces. Des yeux bleus aux longs cils, un petit nez retroussé et une bouche de poupée, le tout sur une peau de lait, délicatement constellée de taches de rousseur. Et cette chevelure de princesse, longue et brillante comme de l’argent… je ne parle même pas de son corps parfait, tout en courbes et en finesse, qui se dévoile comme celui d’une sirène dans l’eau du bain « purifiant » dans lequel Urtza nous a dit de plonger.
— Je n’ai pas vu Varhun, le Premier Chasseur du clan, à mon arrivée, soupire Sayul après quelques brasses gracieuses, en repoussant une mèche de ses cheveux argentés derrière son oreille délicatement pointue. Tu sais où il est ?
Rhun. C’est pour lui qu’elle est là… comme Rani, en fait. Et il n’y a que maintenant, au moment où c’est trop tard, que je m’aperçois à quel point Rhun est courtisé par les femmes. Même Lira craquait pour lui, au début.
— Il a été exclu de la Chasse et banni du clan, lui apprends-je, pour avoir défié l’ard-æl en-dehors de la période autorisée.
Sayul baisse la tête, déçue.
— C’est lui que je voulais comme as-ellon… et mon ard-æl m’a fait venir pour être sa femelle, murmure-t-elle.
— Il y a d’autres mâles. Et tu auras peut-être l’honneur d’être chassée par l’ard-æl lui-même !
— Il ne participe pas à la Chasse. Ce serait trop facile… l’ard-æl est le mâle le plus fort du clan. Il obtiendrait toutes les femelles, sans laisser la moindre chance aux autres.
— Comme s’il n’en avait pas assez… de toute façon, il va se taper toutes les candidates, non ?
— Oui, et c’est un grand honneur pour nous. Aucune femelle ne sera délaissée ce soir : toutes auront la chance de connaître l’étreinte du mâle le plus puissant de la Meute Sanglante.
Toutes… sauf moi. Je ne peux plus rien pour Suri : elle a fait son choix. Mais moi, je peux encore m’enfuir. Et honnêtement, c’est une question de survie. Si Azorth me fourre encore sa sale queue dans la bouche, je le mords. Et il me tuera pour ça.
*
Après le bain, toutes les femelles nous rejoignent dans le nemed pour les rites. En voyant les candidates toutes fébriles, je me sens rassurée. Elles sont heureuses de participer à ce rituel qu’elles jugent excitant et exotique. À son issue, elles seront enfin réunies avec l’ældien de leurs rêves. Il n’y aura qu’une dernière épreuve à passer… l’ard-æl. Mais elles ne haïssent pas Azorth comme moi. Certaines, même, le trouvent séduisant. Suri en fait partie.
— Je suis juste gênée pour Khorn, me confie-t-elle, des étoiles plein les yeux. Mais Lira est après lui aussi… on n’a pas réussi à se mettre d’accord.
— Il serait temps de le faire, grincé-je. La Chasse commence dans quelques minutes…
— Il y a aussi Turyk, qui me plaît bien… au fait, comment tu vas faire, toi ? On m’a dit que Varhun avait été banni du clan…
Je laisse échapper un soupir.
— Je vais m’enfuir, Suri. Ce soir. Je suis désolée… j’aurais aimé rester, mais c’est devenu impossible.
Ma cousine a l’air déçue. Mais elle hoche la tête, compatissante.
— Je comprends, dit-elle. Si tu ne t’es liée à aucun autre mâle que lui… Rani m’a dit qu’avant, quand il y avait beaucoup d’ældiennes fertiles qui participaient à ce rite, certaines femelles restaient sur la touche. Il paraît que c’est terrible. L’ard-æl doit alors les accepter comme ses concubines, mais il y en avait qu’il ne touchait jamais, complètement délaissées…
Rani… elle a fait croire à ma cousine que je serais une de ces femelles « délaissées ». Quelle pouffiasse !
Justement, elle se dirige vers nous.
— Shhhh, chuinte-t-elle, contrariée. Un peu de respect pour les chants sacrés, même si vous n’y comprenez rien ! Ou Amarrigan, Celle qui Favorise les Femelles Vierges, vous abandonnera dans la forêt.
— Je ne suis pas vierge, répété-je pour la millième fois.
Rani croise les bras, et un sourire vicieux apparait sur son beau visage.
— Ah oui… j’oubliais. Rhun, hein ? Je lui ai posé la question, tout à l’heure, au moment où il s’habillait.
Je me tourne vers elle plus vite que je ne l’aurais voulu.
— Rhun ? Il est dans le coin ?
— Plus maintenant. Mais il a dormi dans mon khangg, cette nuit. Je l’ai soulagé de ses fièvres : il avait beaucoup de luith à évacuer. Il a dû me prendre six, sept fois… et entre deux étreintes, il m’a confié qu’il ne t’avait jamais saillie. Trop facile, m’a-t-il dit. Un mâle comme Varhun a besoin de proies plus dures à attraper. Toi, tu t’es offerte à lui dès le début, comme une petite pute en chaleur…
C’est plus fort que moi : ma main vole vers son visage, mais elle l’intercepte facilement. Les réflexes ældiens… même une soldate entrainée ne peut rien contre ça.
— Vexée ? exulte-t-elle. Ou jalouse ?
— Ni l’un ni l’autre. J’en ai juste ras le cul de me faire insulter par toi ou Azorth, c’est tout. Je travaille pour vous. Un peu de respect ne ferait pas de mal.
— Le respect, ça se mérite, chez nous, grince Rani. Mais dis-toi que c’est une bonne chose que Rhun soit parti. Il n’aurait pas pu résister à Sayul ! Elle est rusée, et sait comment attirer les mâles à elle. Enfin, c’est une perædhelleth vierge, ce dont les mâles raffolent par-dessous tout. Toutes les deux, on est dans la même situation : condamnées à le désirer de loin. S’il était devenu ard-æl, par contre… on aurait été ses concubines, toutes les deux. Mais bien sûr, tu as pris soin de ruiner ses chances !
— Je ne voulais pas le partager.
— Oui, et donc, tu te retrouves sans rien… alors que moi, il m’a saillie, cette nuit !
Une colère froide envahit mon cœur. Rani sait où appuyer pour faire mal.
— Je vais quand même t’aider, cette nuit, ajoute-t-elle. Je sais que tu comptes t’enfuir… et je pense que c’est une très bonne chose. Tu n’as rien à faire ici, chez nous ! Il vaut mieux que tu retournes chez les humains. Et effectivement, je reconnais que tu as été utile au clan, un peu comme une épée rouillée, qui coupe mal, mais qui peut tout de même servir à cuisiner. Alors, j’accepte de te sauver la vie.
— J’ai pas besoin de ton aide, grogné-je. Je peux me débrouiller toute seule.
— Que tu crois ! Les bêtes dangereuses n’entrent pas dans les limites de notre territoire, à cause de l’odeur des mâles. Mais dès que tu te seras éloignée, tu deviendras leur proie. Et tu ne connais pas les pièges de la forêt ! Seule une chasseresse peut t’aider.
— Nur a réussi a survivre plusieurs semaines dans votre jungle, alors qu’elle ne connaissait pas le terrain. Moi, je le connais. Je suis une soldate entrainée, et j’ai survécu à un tyraknid, je te signale.
— Grâce à Rhun… mais il n’est plus là.
C’est vrai. Il est parti, après avoir baisé Rani. Six fois. Ou sept.
— Tant pis, dis-je sombrement. Je veux pas de ton aide, Rani. Et je ne laisserai aucune bête, ni aucun ældien d’ailleurs, mettre ses griffes comme moi.
— Tant pis ! Tu l’auras voulu. Quand je trouverais ton squelette blanchi dans les hautes herbes à la saison prochaine… je l’amènerai dans mon khangg. Ton crâne fera une jolie lampe, une fois que j’aurais placé un cristal lumineux dedans !
Je la laisse s’éloigner sans lui jeter un regard. Elle croit que je vais mourir dans cette forêt… mais j’ai un plan. Je ne vais pas essayer de gagner la base : trop compliqué, trop loin. Mon objectif, c’est les débris de la navette. Je vais activer le système de détresse – ce que Varhun ne voulait pas que je fasse, arguant que son clan était tout près -, et contacter ceux de la base, pour qu’ils m’envoient du secours par les airs. Les ældiens seront trop occupés à courir avec les candidates pour réagir. Pour le reste… j’improviserai. Jusqu’ici, je m’en suis toujours sortie.
*
Azorth m’a l’air différent. Affalé dans son trône de chef tribal, au milieu des boucliers et des ossements, il a l’air plus imposant encore, plus hirsute. Un vilain rictus déforme sa bouche large, et je constate à la lueur d’une torche, alors qu’il tourne la tête, que ses crocs déjà imposants ont doublé de volume.
Qu’est-ce qui lui arrive…
— C’est la Lune Rouge, grince l’ard-ælla dernière moi. Elle est pleinement levée, à présent. Tous les mâles subissent son influence. Regarde Azorth, et essaie d’imaginer ce que c’est pour un mâle qui ne s’est pas accouplé depuis longtemps comme Rhun. C’est pour ça que tu dois en profiter pour fuir, ma petite ! Aujourd’hui, c’est ta chance.
Elle soutient donc mon plan… alors qu’Azorth dit aux femelles d’avancer, elle profite de la poussée pour me tendre un shynawil roulé en boule. C’est celui de Rhun… je le reconnais immédiatement, à son odeur.
— Amenez les femelles ! rugit Azorth. Plus vite.
Les candidates sont poussées par les ældiennes devant le tyrannique ard-æl. Il nous regarde une à une, ses yeux concupiscents s’attardant sur les corps nus, offerts, savourant d’avance la nuit d’orgie qu’il va pouvoir s’offrir à notre retour. Heureusement, Suri est derrière deux filles plus grandes, et n’attire pas son attention. Quant à Lira… elle semble sur le point de s’évanouir. Je sais pas si c’est du désir ou de la peur, peut-être les deux. Un cocktail explosif… surtout mélangé aux lourdes vapeur de luith qui saturent la grotte. Je commence moi aussi à avoir la tête qui tourne, et les yeux qui papillonnent.
Le regard prédateur d’Azorth se fixe sur mes seins, qu’il contemple sans vergogne. Lentement, il passe sa langue pointue sur sa lèvre lippue, ses crocs recourbés.
— Toi… quand je t’aurais rattrapée… je te ferais hurler.
Quoi ? Il compte participer à la Chasse ?
Urtza elle-même a un mouvement de panique.
— Azorth, tu participes à la Chasse, cette année ?
— Mon frère n’est pas là : il faut bien un mâle fort pour mettre un peu d’enjeu. Je veux que les chasseurs se battent, cette nuit. Qu’ils ne se contentent pas de courir après les proies. Une femelle, ça se mérite ! En affrontant un autre mâle. Or, j’ai entendu dire qu’ils s’étaient mis d’accord, et distribué les femelles entre eux… un tel arrangement est déshonorant, contraire aux lois du clan. S’ils veulent baiser, ce soir… ils vont devoir m’affronter.
Urtza se ferme. Salaud d’Azorth… alors que les couples sont déjà formés, il veut montrer à tous que c’est lui le maître, le mâle alpha !
— Les couples sont déjà formés, ard-æl, lui rappelé-je. Comme stipulé dans le contrat… ces filles se sont engagées pour obtenir UN mari ældien, pas pour se faire passer dessus par toute la harde.
Azorth relève la tête, un air cruel sur son visage féral, faisant mine de chercher des yeux la personne qui a osé le défier.
— Qui a piaillé ? Une souris ? Ou une femelle impatiente d’être pilonnée, j’imagine ?
Je croise les bras, décidée à ne pas me laisser impressionner par ce butor.
Même si c’est dur.
— Moi, répliqué-je en cherchant son regard. Et tu sais que j’ai raison, Azorth. Ces filles n’ont pas signé pour que tu blesses leurs fiancés, et mette ta sale queue là où elle ne devrait pas être.
Les yeux cruels, inhumains d’Azorth se posent enfin sur moi. La façon dont il me regarde… j’ai un mouvement de recul instinctif.
Il n’est pas lui-même, ce soir. Encore plus bestial. Si je le pousse vraiment à bout, il est possible qu’il me dévore sur place, sans même prendre le temps de prendre son foutu plaisir avant.
— Petite pute insolente… grogne-t-il. Tu seras punie pour ça. Sévèrement. Quand je t’aurais capturée, je te défoncerai par tous les trous : ça, c’est prévu, tu le sais et je vois bien que tu t’en réjouis d’avance, cherchant par tous les moyens à m’exciter pour être sûre de recevoir la baise mémorable que tu vas effectivement subir. Mais je dois montrer l’exemple, et un chef ne peut tolérer aucune insubordination. Alors, demain, quand tu auras fini de courir dans la forêt et que tu seras étalée ici même, encore toute pantelante et couverte de ma sueur, de mon sperme et de ton sang… je donnerai ton petit cul bien ouvert à mes chasseurs, qui viendront t’enculer un à un. Quand le soleil se lèvera, tu seras incapable de marcher, Kristie !
Je me raidis, me forçant à soutenir ce regard inouï de férocité. Quel enfoiré… mais il se fourre le doigt dans l’œil. Sa participation ne me fait pas peur. J’ai une longueur d’avance sur lui. Mon traceur, dans la doublure du shynawil de Varhun, que m’a donné Urtza. Les cachettes. Je vais y arriver. Je vais lui échapper.
Le son lancinant d’un cor déchire le crépuscule.
— Les chasseurs ont pris leurs positions, nous annonce l’ard-ælla. Cela va être à vous, femelles, de courir pour leur échapper… Le shynawil qu’on a distribué à chacune vous permettra de vous dissimuler, et le bain purifiant a momentanément effacé votre odeur. Mais cela ne durera pas… bientôt, votre sueur vous signalera, et les mâles se lanceront sur vos traces ! Soyez ingénieuses, rusées, déterminées, et faites-les courir. Plus vous serez difficiles à atteindre, plus votre mâle vous aimera et vous respectera ! Les chasseurs ne font que peu de cas d’une proie qui s’offre trop facilement. Battez-vous ! Jusqu’au bout. Donnez-leur le plaisir de vous ligoter et de vous ramener sur leur épaule toute gigotante, comme une viande bien ficelée. Cela échauffera leur sang et vous promettra une nuit mémorable !
Foutus ældiens ! Ils veulent jouer avec nous, et nous humilier un maximum. C’est l’amusement de l’année, pour eux.
Azorth, lui, n’a pas pris position. Il vient de repérer Sayul dans le groupe des candidates, dont il fixe les fesses avec attention, tout en frottant pensivement son menton, un sourire sans équivoque aux lèvres.
Parfait. Une diversion.
Je plains la pauvre Sayul. Mais d’un autre côté, elle trouve que c’est un « honneur » d’être saillie par Azorth.
— Et lui ? grogné-je à Urtza. Il n’est pas avec les autres mâles…
— Lui, c’est l’ard-æl, réplique Urtza. Il va laisser une longueur d’avance aux autres mâles, avant de les rejoindre pour contester leur prise.
Encore mieux. Ça va me donner une longueur d’avance.
Demain, je serais repartie de cette foutue planète, loin de ces fichus ældiens.

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