Prologue : traquée

4 minutes de lecture

Je cours.

Pieds nus. Le sol moite gifle mes pas, la boue éclabousse mes jambes, les feuilles tranchantes griffent ma peau. L’air est lourd, saturé d’humidité, chaque respiration m’arrache la gorge. La jungle entière semble s’être accordée pour masquer mes traces… ou pour les offrir au chasseur impitoyable qui me suit.

Parce qu’il me suit.

Je l’entends.

Un craquement.

Là, derrière, à une certaine distance sur le sentier. C’est voulu, bien sûr. Il veut que je l’entende. Que j’anticipe son arrivée… que je le redoute, le craigne et le désire à la fois, comme la victime sacrificielle qui abandonne la lutte et consent au couteau. Un pas lourd, mesuré. Trop calme pour être humain… trop maîtrisé pour être celui d’une simple bête. Un animal, je pourrais lui échapper, ou même l’affronter. Je l’ai déjà fait, en arrivant sur cette planète. J’ai déjà survécu à cette jungle, échappé à ses prédateurs. Mais pas à lui. Je le sais. J’ai déjà essayé de lui échapper : il m’a rattrapée, et punie durement. J’en porte encore la trace sur ma peau. S’il me capture cette fois-ci, il ne se contentera pas de me marquer de ses griffes. Il fera pire… bien pire.

Je ne me retourne pas. Pas cette fois. Je sais que s’il me voit hésiter, même une seconde, je suis finie.

Une liane fouette mon visage. Je vacille, me redresse. Mon cœur cogne contre mes côtes, un tambour de guerre, aussi puissant que celui qui a résonné quand ils nous ont forcé à quitter la grotte pour nous traquer comme des bêtes. Une aile d’ombre glisse entre les arbres, juste assez vite pour disparaître quand je tente de la saisir du regard. Pas un animal que je connais. Pas un bruit normal. Trop silencieux, trop fluide. C’est lui… il m’a déjà rattrapée.

Vite… si vite.

Je bondis au-dessus d’un tronc tombé, manque de trébucher. Ma plante de pied s’ouvre sur une racine tranchante - la douleur jaillit, brûlante - mais pas question de m’arrêter. Je serre les dents et continue. La jungle se resserre autour de moi, les arbres tordus comme des doigts cherchant à m’attraper. J’ai la sensation d’être piégée dans une gorge végétale qui se referme.

Un grondement.

Derrière moi.

Profond, guttural, chargé de frustration et d’un désir bestial, longtemps réprimé. S’il m’attrape…

Mon cœur rate un battement. J’accélère, mes pieds glissant sur la terre humide. Je sens sa présence se rapprocher, comme une ombre vivante. Les oiseaux se sont tus depuis longtemps : mauvais signe. Le silence, c’est l’avertissement de la jungle. Quelque chose rôde. Le plus grand prédateur de cette foutue planète.

Je devine plutôt que je n’entends un mouvement au-dessus de moi. Dans les branches. Il chasse en hauteur maintenant. Il m’observe. Il m’analyse.

Il joue.

Un frisson me traverse la colonne, glacé malgré la chaleur étouffante. Mes cheveux collent à mon front, mes bras tremblent, la sueur pique mes yeux. Est-ce de la peur, ou de l’excitation ? Les deux, sûrement. Presque trois semaines que je suis leur prisonnière… ils ont abattu toutes mes défenses, démoli mes préjugés. Ils ont fait de moi une proie gémissante, une captive avide de soupirer sous leur morsure. Mais je ne me livrerai pas sans combattre. On m’a dit de le faire courir, de rendre la poursuite intense, pour son plaisir à lui… c’est ce que je vais faire. S’il me veut tant que ça… il va devoir me chercher.

Je débouche dans une clairière.

Erreur.

Je le comprends aussitôt : trop ouvert, trop visible.

Le souffle revient, plus proche. Je n’ai plus qu’un choix : courir en ligne droite ou abdiquer ici.

Je cours, ignorant l’élancement brûlant sous mon pied.

Le sol devient plus dur, la boue laisse place à de la pierre humide. Mes pas résonnent sur la mousse, trop bruyants. Je m’élance vers la lisière d’un passage étroit entre deux roches couvertes de mousse. Peut-être qu’il ne pourra pas me suivre, avec sa grande taille, ses muscles massifs. Peut-être que…

Un grondement.

Juste au-dessus de moi.

Je lève les yeux - trop tard.

Une silhouette noire se détache des branches, une forme immense et athlétique, rapide comme un éclair. Un souffle chaud fouette ma nuque lorsqu’il atterrit derrière moi, si proche que mes poils se hérissent instantanément. Son odeur suave et épicée parvient à mes narines, humidifiant mon entrejambe malgré moi. C’est le parfum du rut des mâles, auquel aucune femelle, fut-elle humaine, ne peut résister. Il me saisit contre lui, me plaque contre son corps dur. Je sens l’acier de son érection, le désir immense qu’il a de sa proie. Il saisit une mèche de mes cheveux entre ses griffes et hume mon odeur. Sa bouche se dépose sur mon cou, et ses crocs effleurent ma peau, plus aiguisés que des couteaux. S’il me mord ici… je serais entièrement à lui. C’est leur coutume.

— Tu es à moi, femelle, gronde-t-il doucement de sa voix grave dans mon oreille. Depuis le début. Alors cesse de courir, et soumets-toi.

Non. Je ne veux pas lui appartenir. Ce qui va arriver dans cette grotte s’il me capture…

Avec un sursaut de volonté, je me tire de la sidération pour me jeter dans le passage rocheux en glissant sur la pierre humide. J’entends ses griffes crisser contre la paroi juste derrière. Un rugissement de colère déchire l’air, si puissant que la pierre elle-même semble vibrer.

Mon cœur explose dans ma poitrine.

Je t’ai échappé !

Je ne sais pas pour combien de temps.

Je ne sais pas jusqu’où je peux courir.

Je ne sais pas si je parviendrai à quitter cette jungle, gagner le refuge de la base humaine.

Mais je sais une chose :

S’il me rattrape, je ne verrai plus jamais mon monde. Et je lui appartiendrai à jamais.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0