Chp 30 : Kristie
Qu’est-ce qui arrive à Varhun, par les dieux de l’enfer ? Ce visage sans expression qu’il a eu juste avant de remettre ce masque effrayant sur son visage… et cette intensité, cette sensation de danger imminent qui l’entourait, hérissant le moindre de mes poils et me poussant à m’enfuir le plus vite possible ! Puis je comprends. Le rut. Il est en rut… complètement. C’est devenu un prédateur, incapable de discernement. J’ai vu ce que les mâles faisaient aux filles qu’ils attrapaient… leur sauvagerie, aveugle à la peur et la douleur de leurs proies. La façon dégradante dont ils les prenaient, face dans la boue. Et surtout, la soumission, l’expression de jouissance presque bestiale qui déformait le visage de ces filles que j’ai côtoyé pendant des semaines… Je ne veux pas subir la même chose, devenir un animal esclave de ses sens et de ses pulsions. Varhun, le chasseur ældien sauvage et musclé au double appendice, doit rester un fantasme, qui restera bien caché au fond de mon cerveau et sous mes draps quand je me caresserai, de retour à New Arkonna. Mais je ne lui appartiendrai pas. Pas comme ça.
Alors je cours, et la jungle court avec moi.
Chaque battement de mon cœur résonne comme un tambour dans ma poitrine, trop fort, trop rapide : je suis certaine qu’il peut l’entendre. Et qu’il s’en réjouit. L’instinct de chasse des ældiens, qu’il ne fallait absolument pas provoquer… je suis en plein dedans.
Mes pieds frappent la boue, glissent, reprennent appui. Les racines bondissent sous mes pas comme des serpents prêts à me happer. Le sol est chaud, presque brûlant, saturé de pluie et de vie. Je sens tout : l’humidité qui me colle à la peau, les feuilles qui fouettent mes bras, mes cheveux trempés de sueur qui s’accrochent à mon visage.
Mais rien n’est plus présent que le bruit derrière moi.
Ce craquement sec. Régulier. Létal.
Je respire trop vite. Mes poumons brûlent. Ma gorge se serre. Mais mes jambes continuent, parce qu’elles n’ont pas d’autre choix.
Je jette un regard sur le côté : les fougères géantes frémissent, comme si quelque chose de massif venait de glisser dessous. Ensuite le silence. Pas le vrai - un silence fabriqué, forcé. C’est pire.
La jungle se tait. Elle sait. Quand les ældiens sont en chasse, même le biotope les aide. En fait, on dirait que toute la jungle est du côté de mon poursuivant.
Je dévale une pente couverte de feuilles détrempées, manque de perdre l’équilibre, me rattrape à une liane qui me lacère la paume. Je grimace, mais je garde le rythme. Ne pas ralentir. Ne pas tomber.
Un souffle roule dans mon dos.
Un souffle profond, lourd de désir, qui fait vibrer l’air et blanchit mes pensées d’un seul coup.
Je cours plus vite.
Les arbres deviennent plus serrés. Leurs branches me barrent la route, s’accrochent à ma peau, tirent sur mon shynawil, griffant ma peau. J’ai l’impression qu’eux aussi essaient de m’arrêter, de me livrer. Ma respiration devient sifflante. Mon pied heurte une racine - je trébuche, chute sur un genou - la douleur explose, mais je me relève aussitôt.
Un craquement, juste derrière moi.
Et cette fois, je l’entends nettement : le bruit d’une main qui se pose, griffes contre pierre, un frottement guttural accompagné d’un souffle chaud.
Il est proche.
Trop proche.
Je décide de quitter le sentier naturel, de plonger dans un dédale de buissons épais. Mauvaise idée - mon pied s’enfonce dans une poche de boue noire, et je dois tirer de toutes mes forces pour m’en extraire. La succion fait un bruit obscène, et un frisson me parcourt l’échine : il a forcément entendu.
Je repars, désespérée, haletante. Ma cheville me lance. Je n’ai plus la force de réfléchir. Juste courir. Fuir.
Un mouvement au-dessus de moi, dans les arbres.
Je lève les yeux juste assez longtemps pour voir une énorme masse sombre glisser d’une branche à une autre.
Je cours plus vite encore, mais la panique commence à fissurer ma lucidité. Mes pas deviennent désordonnés, mon souffle saccadé. Je sais que je ne tiendrai pas longtemps.
Puis un bruit déchire l’air.
Un rugissement.
Il m’arrache un cri que je ne reconnais pas. Mes jambes se dérobent presque.
La clairière apparaît devant moi comme un coup de chance. Un espace ouvert. Un souffle d’air. J’accélère et m’y jette à corps perdu, le cœur prêt à exploser.
Erreur.
Je le comprends dès que mes pieds frappent la terre nue. Pas de végétation pour étouffer mes pas. Pas de couvert pour me cacher. Je suis exposée, vulnérable, donnée en offrande au mâle assoiffé de sexe qui me poursuit.
Je sens sa présence derrière moi. Le sol vibre légèrement sous son poids alors qu’il atterrit dans mon dos… ses bras puissants me saisissent, me plaquent contre lui. Son érection massive, qui se presse contre mes fesses, m’arrache un gémissement. Oui, je pourrais m’offrir à lui ici même, le laisser me pilonner contre ce rocher que je vois là et soulager ce manque lancinant qui humidifie mes cuisses. À quoi ça sert de lutter ?
— Tu es à moi, femelle, gronde-t-il doucement dans mon oreille. Depuis le début. Alors cesse de courir, et soumets-toi.
Mon corps se ramollit contre lui, se plie à ses caresses, abdique face à la dureté de son corps, au velours rauque de sa voix. Cette voix… elle pourrait faire jouir une femme rien qu’en lui murmurant à l’oreille, comme il le fait présentement.
Mais je dois lutter. Je le dois. Et, dans un sursaut, je parviens à m’arracher à son étreinte.
Je plisse les yeux.
Là-bas, contre la paroi, un passage étroit entre deux roches couvertes de mousse. Trop petit pour lui, avec ses ailes. Peut-être.
C’est ma seule chance.
Je fonce. Mon souffle devient un cri silencieux. Mes pieds glissent sur la pierre humide. Je perds l’équilibre - me rattrape à la roche - mes doigts s’écorchent, mais je me glisse dans la faille étroite.
Juste au moment où Varhun atterrit derrière moi avec un fracas monstrueux. Est-ce qu’il m’a laissée partir à dessein, pour pimenter encore un peu la chasse ? À entendre son rugissement de colère, rien n’est moins sûr.
Le sol tremble.
Une odeur de fer chaud et de terre brûlée envahit l’air.
Je plaque mon dos contre la paroi, le cœur dans la gorge.
Je lui ai échappé… Pour l’instant.
Je plaque ma main contre la paroi, cherchant à reprendre mon souffle. Le passage rocheux est étroit, humide, glacé comme une tombe. Derrière moi, la bête qu’est devenue Varhun grogne, frustrée. Ses griffes raclent la pierre, un son qui m’arrache un frisson jusqu’à la nuque.
— Bien. Tu veux jouer à ça… voyons si ce refuge de pierre tiendra face à une charge primastique ! Tu as cinq secondes pour sortir, Kristie. Un… deux…
Je retiens mon souffle. Un grenade prismatique ? Les ældiens utilisaient ça contre nous : c’est une arme redoutable, qui peut faire voler en éclat une paroi en iridium. Ils en ont sur Vorak… et Varhun est prêt à l’utiliser contre moi !
Plaquée dans un recoin, je ne bouge plus. Je deviens pierre moi-même.
Mais rien ne se passe. C’était du bluff… ou alors, Varhun trouvé une autre proie.
Je glisse un œil par l’ouverture. Je le vois debout, le visage levé. Il renifle, longuement, comme s’il goûtait l’air. Puis il s’éloigne. Pas définitivement. Juste assez pour me permettre de respirer sans hurler.
Un autre bruit me fait sursauter. De l’autre côté du passage.
Un bruissement - sec, léger - puis une silhouette sombre se glisse entre deux blocs de pierre.
Je recule instinctivement.
Des yeux ambrés qui luisent dans le noir.
Rani.
Même dans la pénombre, je la reconnais immédiatement.
La seule femelle fertile du clan. La chasseresse. L’ombre silencieuse qu’on évite de croiser trop longtemps. Et surtout… mon ennemie.
Elle avance d’un pas fluide, félin, son regard planté dans le mien. Je me tasse contre la paroi.
— Toi !
Ma voix tremble malgré moi.
Elle penche la tête, et un sourire glisse sur ses lèvres - mais rien de chaleureux.
Un sourire de prédatrice, carnassier, pas moins effrayant que celui de Varhun tout à l’heure.
— Kristie. Je t’avais dit que tu n’arriverais pas à survivre à la forêt. Mais tu ne m’as pas écoutée, une fois de plus. Et tu as couru comme une dératée, à peine avais-je retrouvé ta trace !
Je déglutis.
— Je n’avais pas vraiment le choix. Varhun… il… il devait m’aider. Mais… (Je ferme brièvement les yeux.) Il est devenu un ennemi, prêt à me faire très mal. Tu l’as vu ?
Rani ne répond pas. Son regard m’écorche, grimpe de mes pieds nus jusqu’à mon visage. On dirait qu’elle examine une bête blessée. Ou une proie.
Je fais un pas en arrière.
— Tu… tu es là pour m’aider ? Ou…
Rani soupire, comme si la question était ridicule. Sa voix résonne dans le passage étroit, basse, contrôlée.
— Je veux que tu quittes Vorak. Tu attires trop d’attention. Tu déranges les liens, tu perturbe les rôles. Et tant que tu restes, je ne peux pas te laisser respirer librement.
Je me fige.
Mes doigts se crispent contre la roche.
— Donc tu vas m’éliminer ici ?
Ma voix tremble, mais je ne recule plus.
Elle rit - un rire sec, presque caressant.
— Si je voulais te tuer, humaine, tu ne te serais jamais rendu compte que je t’avais trouvé ! Tu serais morte avant.
Je déteste la façon dont elle prononce, ce mot : « humaine ». Comme si c’était une insulte, une déchéance. Comme si j’étais fragile, inférieure, insignifiante.
Elle esquisse un geste de la main, rapide, agacé.
— Viens. Avant qu’il ne revienne ! Il a senti une autre femelle, non loin. Sayul. Il va la prendre, puis il reviendra te chercher. Il faut partir maintenant. Tu as bien compris la situation : rien de ce que tu pourras faire ou dire ne parviendra à le calmer. Il est sous l’emprise de la Lune Rouge. Plus encore que les autres, parce qu’il a longtemps pris sur lui… ça le rend particulièrement agressif, et plus dangereux encore.
Mon cœur se brise plus à ces mots que devant l’urgence de la situation. Varhun n’est plus l’ældien intelligent et mesuré avec qui j’avais sympathisé. C’est devenu une bête sans morale, qui cherche à s’accoupler avec toutes les femelles possibles. Il ne me courait pas après parce qu’il me considérait particulièrement, mais parce que j’étais une femme fertile. Ça aurait pu être n’importe qui. Rani me l’a toujours dit, et elle avait raison.
Sauf que je n’ai pas envie de la suivre.
Mais derrière moi, dans la pénombre, le rugissement de rut des mâles en chasse résonne une nouvelle fois, plus proche. Je n’ai pas le choix. C’est lui faire confiance, ou être capturée, traitée comme de la viande.
Je me glisse à travers le passage, le corps contre la pierre froide. Rani marche devant moi, rapide, sûre d’elle. Sa queue membraneuse frôle parfois la paroi. Elle ne se retourne pas.
Tout en avançant, elle dit :
— Tu crois que je t’aide par bonté ? Ne sois pas stupide. Tu dois partir. Plus vite tu seras loin de nous, plus vite Varhun pourra se concentrer sur ce qui compte !
Son ton change, devient tranchant.
Une pointe de possessivité. De menace.
— Tu es une distraction. Un problème. Le fruit pourri dans ce qui lui appartient.
Je serre les dents.
La douleur, la peur, la colère se nouent dans mon ventre.
— Je ne suis à personne, grincé-je d’une voix basse. Ni à lui, ni à Azorth.
Rani s’arrête.
Elle tourne la tête juste assez pour que je voie ses crocs.
— Alors cours. Et prouve-le !
Elle reprend sa marche, plus vite. Les parois s’écartent légèrement, et un courant d’air froid me fouette le visage. Nous approchons de quelque chose : une ouverture.
Mais une sensation me serre la gorge. Une sorte d’instinct. Une alarme dans mon corps qui hurle que faire confiance à Rani est plus dangereux que rester seule.
— Pourquoi tu ne m’as pas laissé mourir dans la jungle ? lui lancé-je. Je ne t’aurais plus gênée !
Elle ne répond pas.
Elle sort du passage, et une lumière pâle m’aveugle une seconde. Je la suis prudemment, jusqu’à déboucher sur une corniche rocheuse.
Une falaise. Un vide immense sous mes pieds. Le vent glacé, chargé d’humidité.
Et surtout…
Une silhouette. Là. Debout au bord. Immense, impériale.
Musculature noueuse. Ailes repliées comme deux murs d’ombre. Cheveux blancs balayés par le vent, et cornes torsadées, acérées. Des yeux bleu glacier qui se tournent lentement vers moi, luisant derrière les fentes du masque aux traits cruels.
Azorth.
Un frisson me transperce.
Le chef du clan. Le prédateur parmi les prédateurs. Plus dangereux que celui qui me traquait. Plus méthodique. Plus impitoyable. Et déterminé à obtenir son prix : moi.
Rani s’arrête à mon côté. Elle dit doucement, comme si elle savourait chaque syllabe :
— Voilà. Je t’ai menée où tu devais aller ! La voici, ard-æl.
Azorth avance. Même si son visage est dissimulé, je peux sentir sa satisfaction.
La pierre grogne sous son poids. Je ne bouge plus. Je ne respire plus. Il me fixe. Comme une proie qui a enfin cessé de courir.
— Bien. Tu peux disposer, Rani. Je n’ai pas besoin de toi pour imprégner cette femelle. En revanche… (Il lève son bras puissant, en un geste d’invitation) Approche, mon frère. Faisons la paix ce soir. Je te laisse le côté que tu veux : devant, ou derrière. Le choix est tien.
Varhun émerge alors dans mon dos. Sa poigne puissante saisit mes cheveux, et il me force à me mettre à genoux, alors que je laisse échapper un cri de douleur.
La douleur est autant physique que psychique.
— Rhun… je t’en prie ! Ne le laisse pas faire…
— Tu parles trop, femelle, réplique-t-il en sortant une lanière de cuir de sa ceinture.
Me tirant la tête en arrière, il fixe ce bâillon dans ma bouche, me cisaillant la commissure des lèvres. Puis le noue serré dans ma nuque.
Je secoue la tête, affolée. Mes yeux glissent sur Rani. Elle fronce les sourcils, le regard allant de moi à Varhun. Elle ne s’attendait pas à ça.
Je l’entends débiter quelque chose de rapide à son ard-æl, sur un ton haché et fébrile. Elle a peur de ces deux mâles en rut qu’elle sait totalement incontrôlables, mais la situation ne lui plaît pas. Azorth la fixe sans rien dire. Et en deux secondes… il est sur elle.
C’est arrivé si vite que je l’ai à peine vu ouvrir les ailes. Rani hurle, alors qu’il la force à genoux, les crocs sur sa nuque, ses griffes plantées dans sa gorge.
— Ton tour viendra plus tard. En attendant, rentre au brugh et prépare notre retour. Je t’ai dit que j’avais plus besoin de toi ! J’entends qu’on m’obéisse.
Il la relâche brutalement et elle s’écroule au sol, avant de se relever en se massant le cou. Elle me jette un dernier regard… puis disparait dans la forêt.
Au moins aurais-je eu la satisfaction de me venger de cette salope.
Azorth se tourne vers moi. Il retire son masque, dévoilant un sourire cruel et satisfait.
— À nous, maintenant. Je t’avais promis une longue nuit, une baise intense… et beaucoup de hurlements. Rhun va m’aider à tenir ma promesse.

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