Chp 31 : Varhun
La lumière pourpre coule entre les branches comme un poison. Je sens son influence.
Elle glisse sous ma peau, griffe mes os, agite mes instincts les plus sombres. La bête en moi tourne, impatiente, affamée. Je n’arrive plus à faire la différence entre mon souffle et son grondement. Je sors des bois. Je ne me souviens plus d’avoir choisi d’avancer. Mes pas m’y ont conduit, lourds, déterminés, comme s’ils savaient que quelque chose - quelqu’un - m’attendait. Kristie. Petite forme fragile au bord du vide, le regard écarquillé, les cheveux emmêlés par la course. Ma gorge se serre. Je la veux près de moi. Je veux la protéger. La garder. Je veux…
Une ombre se détache à côté d’elle.
Azorth.
Mon frère. Ard-æl. Rival.
Il se tourne vers moi, ses yeux glacier comme deux lames prêtes à frapper.
Je ne réfléchis pas. C’est le chant primal dans mes veines qui me fait agir, celui des urulædhil, ces mâles exclusifs qui emmenaient leurs femelles dans les grottes les plus inaccessibles pour les saillir sans répit. Mes mains se referment sur la chevelure de Kristie, lui arrachant un cri. Le pire, c’est que ce gémissement de douleur fait durcir ma double verge. Je suis impatient de l’emmener loin, pour pouvoir prendre mon plaisir avec elle sans être dérangé. Mais d’abord… je dois m’occuper d’Azorth.
Les deux mains sur les miennes, Kristie me supplie. Je l’entends à peine, toute ma concentration focalisée sur le mâle concurrent qui espère me voler ma proie. Les femelles gémissent souvent pour attirer l’attention des mâles et les pousser à se battre pour elles, c’est bien connu. Ce qui est normal, et souhaitable. Mais pour le moment, elle me déconcentre.
— Tu parles trop, femelle, lui dis-je avant de la bâillonner avec une lanière de cuir.
Les yeux de Kristie me lancent des éclairs. Mais mes narines captent l’odeur d’excitation sexuelle qui s’élève de son entrejambe, et les gouttes d’humidité luisante que j’aperçois entre ses cuisses. Elle est prête à être saillie, et se donnera au premier mâle qui la revendiquera. Hors de question que ce soit mon frère !
Ce dernier est occupé à mater Rani, qui, visiblement, a conduit Kristie jusqu’ici. La traîtresse… mon frère promet de s’occuper de son cas plus tard. Je pourrais dire la même chose : quand j’en aurais fini avec Azorth et Kristie, je la punirai, elle aussi. Sévèrement.
Elle file dans la forêt. Azorth, alors, se tourne à nouveau vers moi. Il retire son masque, me montre ses crocs et lance son défi. En Commun, la langue des humains.
— À nous, maintenant. Je t’avais promis une longue nuit, une baise intense… et beaucoup de hurlements. Rhun va m’aider à tenir ma promesse.
Kristie se débat sous ma poigne, et tente de crier quelque chose à travers son bâillon. Je lui jette un regard rapide, le cœur gonflé de fierté.
Elle ne veut pas être prise par lui. Elle ne le reconnait pas comme ard-æl.
Or, seul l’ard-æl a le droit de goûter aux proies des autres chasseurs.
— Ma femelle ne veut pas être montée par toi : elle ne veut que moi. Désolé, mon frère, mais tu vas devoir te contenter de regarder, grondé-je avec un demi-sourire féroce.
Azorth hausse un sourcil. Il feint l’amusement, mais je peux sentir sa colère, qui irradie vers moi.
— Laisse-moi apprendre à cette humaine insolente nos manières, réplique-t-il. Elle est indocile, tu le vois bien : depuis le début, j’ai envie de la punir. C’est le rôle de l’ard-æl !
— Je peux la gérer tout seul. Pas besoin de toi, continué-je en baissant légèrement le menton, menaçant.
Azorth note le changement de ton. Mais il insiste :
— Nous devons régler ce qui nous lie de l’antique façon. Elle est la clé. Elle sera… partagée. Ainsi la paix renaîtra.
La Lune Rouge pulse au-dessus de nous.
Une bête hurle dans ma tête.
Partagée.
Le mot martèle mes tempes. Il réveille tout ce que j’ai de territorial, de sauvage, de primal.
Je m’entends grogner. Un son grave, venu du fond de ma cage thoracique. Je sens mes griffes sortir, mes ailes se déployer.
Mais un éclair de lucidité fend la brume rouge. Juste un instant…. Mais assez pour me rappeler qui elle est vraiment pour moi.
Kristie n’est pas un trophée. Pas un butin, ni un symbole de pouvoir. C’est mon as-ellyn, la seule pour laquelle mon cœur résonne.
Ce que je ressens pour elle… ce n’est pas du simple désir, celui du chasseur pour sa proie, du mâle pour sa femelle, du conquérant qui veut planter ses griffes dans un territoire. Non… c’est mon âme immortelle qui crie pour elle. Je l’aime comme un être qui m’arrache au gouffre, comme la lumière qui perce la noirceur de ma nature.
Je ferme les yeux une seconde.
Je dois la protéger. Je dois la ramener parmi les siens. Loin du clan, loin des traditions, loin de la Lune Rouge qui nous dévore de l’intérieur.
— Non.
Le mot franchit mes lèvres, rauque, déchiré.
— Je ne la partagerai pas. Pas avec toi, ni avec le clan. Elle doit partir. Et je la ramènerai, même si ça doit me coûter la vie !
Azorth reste immobile.
— Tu penses donc que cette femelle est ton as-ellyn ? C’est une humaine, Rhun. Si tu avais élu Rani, par exemple… je n’aurais pas interféré. Sauf que je savais que tu n’avais pas de réel sentiment pour elle. Mais une humaine…
— Une humaine que tu tiens tout particulièrement à me voler ! grincé-je. Quitte à user de tous les subterfuges et de tous les arguments ! Mais c’est fini, Azorth. Je te laisserai pas l’avoir, celle-là. Elle est à moi !
— Tu parles d’elle comme si c’était une simple proie, juste après l’avoir appelée « as-ellyn »… tu es aussi inconstant que moi, Rhun ! se moque Azorth. Je sais que tu luttes. Que tu souffres des fièvres. C’est pourquoi je te propose de partager cette belle femelle si farouche… entre frères, tous les deux.
Je coule un regard froid à Azorth. Il a toujours fait peu de cas de ce que les autres ressentent. Malgré tout, je sais qu’il m’apprécie, et que les liens du sang comptent pour lui. Un autre ard-æl m’aurait déjà attaqué pour laver l’affront que je fais à son autorité.
— Qu’importe ce que tu croies ou non, Azorth. Je connais mon cœur, et il ne ment pas. J’aime cette humaine ! Et c’est pour cette raison que je veux la ramener chez les siens. Laisse-la partir… ou prépare-toi à m’affronter.
Azorth me fixe sans rien dire. Pour la première fois, je le sens réellement surpris. Il ne sait pas quoi faire. Moi… si.
La forêt semble retenir son souffle.
Puis la bête en moi - celle que la Lune Rouge nourrit - balaye ce qui me restait de sang-froid d’un revers de flamme. Je ne vois plus Azorth comme un frère qui me propose la paix, ou un ard-æl sage et magnanime. Ce qu’il est, en réalité. Peu de mâles proposent ce qu’il m’a offert. N’importe quel chasseur aurait accepté, sans crainte pour son honneur. Chez nous, les femelles se partagent. C’est ainsi, depuis la nuit des temps.
Toutes… sauf l’as-ellyn. Celle pour laquelle on se bat. Et c’est ce qu’est Kristie pour moi, même si c’est un sentiment qu’elle ne partage pas. Mon frère refuse de reconnaître ce statut unique à des humaines… alors, pour moi, c’est un ennemi. Un rival, un obstacle à éliminer. Un mâle qui tente de me voler ce qui m’appartient, ce que je veux protéger.
Un rugissement féral m’arrache la gorge.
Je dois le tuer.
Je me jette sur lui. Nos corps s’entrechoquent dans un fracas sourd. Pas de lames ni de ruses. Rien que nos griffes, nos crocs, nos muscles. La tradition de nos ancêtres. Le duel pur.
La pierre vole sous nos coups, les parois vibrent, un souffle sauvage emplit l’air. Entre deux impacts, j’aperçois Kristie qui court vers les arbres. La jungle l’avale dans son ombre. Je sens le changement avant même de le comprendre. Azorth aussi s’est arrêté.
— Elle s’enfuit, ton as-ellyn… gronde-t-il entre deux respirations hachées. Tu vas la laisser s’échapper ? Les chasseurs sont encore dehors. Ils n’ont pas tous trouvé leur femelle. Si toi, tu n’as pas les couilles d’assumer ton désir de cette humaine, ce n’est pas le cas des autres mâles !
Comme lui, je me suis figé, les sens tendus vers la forêt. J’écoute. Son souffle. Le bruit qu’elle fait en écrasant les tiges et les feuilles. Son odeur de peur et de vie qui traverse la vallée. Le parfum si doux de sa sueur…
J’échange un coup d’œil avec Azorth.
— Je la prends à revers, propose-t-il. Pour faire en sorte qu’il ne lui arrive rien.
— Si tu la touches… menacé-je.
— C’est ta proie, sourit Azorth. Je l’ai compris, Rhun.
Pour appuyer ses dires, il sort sa lame et s’entaille la paume, serrant le poing pour laisser couler son sang. La marque de loyauté ultime de notre peuple, le serment qu’on ne peut pas violer.
Il n’y a pas de témoins pour valider son serment, et cela m’étonne de mon frère de céder aussi facilement. Mais je le crois. S’il manque à sa parole… je serais celui qui rétablira l’honneur du clan en mettant fin à son règne.
— Je prends sa piste, grogné-je.
Azorth rabat son masque, puis il s’élance.
Nous sommes deux prédateurs. Deux frères déchirés. Deux chasseurs sous la Lune Rouge… à la poursuite de la même proie.

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