Chp 32 : Kristie

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Je cours sans réfléchir. La jungle m’avale, m’arrache et me lacère, mais je continue. Mes pieds glissent sur la terre humide, mes poumons brûlent, mon cœur cogne contre mes côtes comme s’il voulait s’échapper de ma poitrine. Le bâillon m'étouffe. Je tire dessus avec mes dents, mes doigts, en trébuchant entre les racines. Il gratte ma peau, me brûle les lèvres, mais je ne relâche pas. Finalement, le nœud cède. La lanière de cuir tombe sur le sol boueux. Je respire enfin. Un souffle libre, vivant. La forêt est un labyrinthe en mouvement. Chaque arbre semble tendre ses branches vers moi comme des doigts tentant de m’attraper. Chaque brise ressemble à un chuchotement. Chaque cri d’animal me fait bondir. Et derrière moi, je les sens. Deux présences. Deux bêtes lancées sur ma trace. Varhun. Et Azorth.

Je cours plus vite, poussée par la terreur, mais une douleur plus profonde me ronge : Varhun est devenu un ennemi. Ou c’est ce que je devrais croire. Et pourtant… Je revois la scène. Ses yeux dévorés par la Lune Rouge, écarlates comme elle. Sa respiration animale. Sa posture de chasseur, de prédateur. Son désir massif tendu vers moi, agressif. Puis - soudain - ce moment où il a attaqué son propre frère. Pour moi. Même dans la folie de l’excitation… Il ne m’a pas abandonnée. Un sanglot m’échappe, sec, brutal. Je n’ai pas le temps d’être faible. Mais mon cœur se brise à chaque seconde, alors que je fuis loin de lui.

Une branche claque juste au-dessus de ma tête. Je m’accroupis instinctivement, et un animal énorme surgit des broussailles, une espèce de sanglier blindé, les défenses longues comme mes bras. Ses yeux jaunes me fixent, furieux de m’avoir trouvée sur son territoire. Je recule, trébuche, manque de tomber. Il charge. Mon corps se fige. Puis l’adrénaline prend le contrôle. Je roule sur le côté, et le monstre heurte le tronc d’un arbre dans un bruit sourd. L’écorce éclate. La bête secoue la tête, prête à charger de nouveau. J’attrape une pierre - pas plus grosse que mon poing - et la lance de toutes mes forces. Elle frappe l’animal au niveau du groin.

Le cri qui suit est atroce. Il recule, secoué, et s’enfuit en brisant les buissons. Mon bras tremble encore. J’aurais pu mourir. J’aurais mourir. La jungle essaiera de me tuer : les guides lors de la formation, mais aussi Rani, me l’avaient dit. Mais je suis déterminée à me battre, comme je l’ai toujours fait.

Je perçois des voix grondantes au loin. Je reconnaîtrais ce son entre mille... Il est proche. Je chancelle derrière un mur de racines, me cache dans un recoin de feuilles épineuses. Je retiens ma respiration. Des silhouettes passent entre les arbres, des chasseurs du clan. Leurs yeux brillent sous la Lune Rouge. Ils reniflent l’air, grognent, murmurent entre eux. Je ne bouge pas et me fonds dans la végétation, restant immobile lorsqu’un genre de mille-pattes bleu tombe sur mon épaule. Leur pas s’éloigne peu à peu. Une fois seule, je chasse l’insecte d’un revers de main et reprends ma course. La jungle change. Les arbres deviennent plus noueux, la terre plus sombre. L’air lui-même semble peser davantage. Je connais ce chemin. Je l’ai parcouru avec Rhun… c’était le refuge ultime, le lieu où je devais l’attendre pour qu’il me conduise vers la liberté.

Le temple du Père de la Guerre. Un lieu interdit au clan, un sanctuaire que les chasseurs craignent. Ici, dit-on, les ancêtres observent. Et aucun sang qui ne peut leur être offert ne doit être versé sous leurs yeux. Je franchis la dernière ligne d’arbres, et les ruines apparaissent. Des piliers brisés. Des statues érodées de guerriers ailés. Une grande dalle fendillée au centre, éclairée par la lune rouge sang. Un frisson me traverse. Ici… ils ne pourront pas m’approcher librement. Je m’avance dans le temple, le souffle court, les jambes tremblantes. Je m’assois contre une colonne fendue, lisse de mousse. Le vent murmure dans les pierres, comme la respiration oubliée d’un être ancien. Je suis hors d’haleine. Sale. Couvertes de blessures. Mais en vie.

Mes pensées glissent une nouvelle fois vers Varhun. À son regard avant que la Lune Rouge ne le dévore. À ce qu’il a tenté de dire. À cette force qui le pousse vers moi depuis le premier jour. Et je réalise, encore une fois, avec une clarté douloureuse : Je ne veux pas être séparée de lui. J’ai beau le nier, mon cœur s’accroche au sien. Une part de moi lui appartient, c’est indéniable. Un lien que je ne veux plus nier.

Je ferme les yeux. J’attends. Pour lui faire face une bonne fois pour toutes, ici, dans le temple interdit. Sous la Lune Rouge. Là où aucun chasseur n’ose poursuivre une proie… sauf lui.


*


Je sens sa présence avant de le voir. L’air change. La nuit se crispe. Les statues du temple semblent soudain plus vivantes, dans l’attente. Puis il surgit entre deux colonnes brisées. Une haute silhouette, imposante et musclée, sorte de double vivant des statues des guerriers anciens. Ses ailes repliées frémissent. Ses griffes luisent. Ses yeux… ces yeux dévorés par la Lune Rouge, fendus, fauves, affamés. Il n’est plus l’ældien si maître de lui que j’ai appris à aimer malgré moi.

Mais pas encore tout à fait un monstre. Un grondement traverse sa poitrine, lourd, vibrant, presque douloureux. Je devrais courir. Mon corps le sait. Chacun de mes nerfs me hurle de fuir. Mais je reste debout.

Varhun avance de quelques pas, puis s’arrête net, comme s’il se heurtait à une barrière invisible. Ses narines frémissent. Il me renifle comme une proie… puis détourne brusquement la tête, comme pour résister à ses propres réflexes.

Je murmure, la voix tremblante malgré moi :

— Rhun… qu’est-ce que tu comptes faire, si je me laisse… « capturer » ?

Le mot résonne dans l’air, presque sacrilège. Les statues nous observent, juges immobiles.

Il ferme les yeux et pousse un grognement rauque, torturé, comme si chaque syllabe qu’il s’apprête à prononcer lui arrachait la chair.

— Tu le sais, Kristie, soupire-t-il avec résignation. Je te ferais mienne devant tout le clan, afin que nul autre ne puisse te revendiquer. Parce que tu es mon as-ellyn.

Le mot claque comme une confession. Le terme ældien pour dire « âme sœur »…

Il ouvre les yeux, plus lucide un instant… ce que j’y vois me sidère. La souffrance, la lutte intérieure, la peur de me blesser.

— Je l’ai su dès le début, ajoute-t-il, la voix grave, presque cassée. Dès que je t’ai vue.

Il inspire, tremble.

— Mais j’ai compris aussi que toi… tu ne ressentais rien pour moi. Que tu ne voulais pas de ma vie, de mes coutumes, de mes ombres… et de cet appétit qui, à tes yeux, me transforme en animal.

Je sens mon cœur se tordre. Il ne sent indigne de moi… lui, la créature millénaire, issu d’une lignée qui nous a dominé pendant des éons.

Il continue, la voix de plus en plus rauque, comme si la bête tirait sur chaque mot :

— Je suis déchiré, Kristie. Mes sentiments me crient de te laisser partir… de te protéger de moi, des miens, de la Lune Rouge.

Il baisse la tête.

— Mais mon désir de rester avec toi… de t’avoir près de moi… me détruit. Chaque seconde. Je ne peux pas… je ne peux plus supporter ça. Alors je devais choisir : te dire adieu à jamais… ou céder à l’instinct.

Il relève brusquement le regard vers moi, brillant d’une souffrance presque intolérable.

— C’est pour ça que je t’ai dit de courir, tout à l’heure, grogne-t-il, amer et frustré. J’espérais que tu me sèmerais. Je savais que toi, entre toutes les autres… tu en étais capable.

Je laisse échapper un souffle qui ressemble à un rire brisé. Le semer, lui ? Lui échapper ?

— Je n’avais aucune chance, Varhun, admets-je en secouant la tête, un sourire triste aux lèvres. Tu es trop bon chasseur pour ça.

Un silence tombe, dense comme de la pierre. Il a tout dit, et n’a plus rien à ajouter.

Je fais alors la chose la plus folle que j’aie jamais faite.

Je m’avance vers lui.

Ses muscles se tendent, chaque fibre prête à bondir, à fuir, à lutter contre lui-même. Aucun être vivant ne s’approche ainsi d’un chasseur sous la Lune Rouge. C’est une règle de survie… seules les femelles en chaleur se donnent ainsi comme proies. Ces ældiennes farouches qu’ils nomment « brûlantes ». Mais lors de la Chasse, toutes doivent fuir.

Mais je ne m’arrête pas. Mon cœur bat à m’en briser les côtes. Je tremble. J’ai peur, oui. Mais j’ai plus peur encore de le perdre.

— Rhun, dis-je doucement…

Il tressaille.

— Je t’aime.

Il recule d’un demi-pas, comme si le mot l’avait frappé.

— J’admire le guerrier que tu es, lui dis-je, la gorge serrée. Et la maîtrise incroyable que tu as encore de toi, malgré ce que tu subis.

Je pose une main sur sa poitrine, là où son cœur bat fort, dangereux, vivant.

— J’ai pris ma décision. Je reste avec toi. J’assume jusqu’au bout. Je te fais confiance.

Il ouvre la bouche. Aucun son n’en sort. Ses mains tremblent, d’une émotion brute, presque sauvage.

Je poursuis :

— Si Azorth prend le dessus… alors je m’occuperai de lui moi-même !

Un éclair de surprise et de fierté traverse ses yeux.

— Et tant pis si ça va contre vos lois.

Je franchis les derniers centimètres qui nous séparent.

Rhun ne bouge pas. Il est figé. Comme si me toucher risquait de me briser… comme si j’étais la première lumière qu’il voyait après des années enfermé dans une grotte.

Je me glisse dans ses bras - lentement, pour qu’il voie chacun de mes gestes. Il respire fort, trop fort, comme s’il se battait toujours contre la bête.

Puis je l’embrasse.

Un contact doux. Humain. J’ai vu Azorth faire beaucoup de choses, mais je ne l’ai jamais vu embrasser une femelle… je ne suis même pas sûre que ce geste existe, chez les ældiens. En tout cas, on n’en a pas parlé à la formation.

Je sens son cœur bondir sous ma paume. Je murmure à son oreille, très bas, très calme :

— Ramène-moi parmi les tiens. Montre à tous la femelle que tu as capturée, celle qui t’a choisi.

Il reste immobile une seconde. Juste une seconde.

Puis un souffle profond secoue sa poitrine : un soupir de soulagement, de possession retenue, d’émotion brute.

Ses bras se referment autour de moi.

Mais cette étreinte est différente de toutes les autres. Je ne suis plus une proie… il me tient comme quelque chose d’infiniment plus précieux, qu’il aurait cherché toute sa vie.

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