Chapitre 2

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Devant à la porte de son appartement, la main de Keira se figea au-dessus de la poignée. Son unique manteau sur les épaules, elle vérifia une dernière fois qu'elle n'oubliait rien. Dans son petit sac noir, s'entassaient son portefeuille, son téléphone ainsi que ses écouteurs, sans omettre le plus important : son spray au poivre. L'adresse d'Anis bien rangée dans sa poche, tout était prêt. Pourtant, elle restait immobile, hésitante. Des frissons lui parcouraient l'échine. Elle devait y aller. Il lui suffisait d'ouvrir la porte et d'avancer. Sa respiration devint erratique. Une pression commença à se faire sentir sur sa cage thoracique. Elle se força à inspirer plus lentement pour s'exhorter au calme. Les intonations désespérées de sa meilleure amie s'imposèrent à sa conscience. Elle avala la boule qui s'était formée dans sa gorge, puis appuya sur la poignée avec la sensation de se jeter dans la cage aux lions.

Sitôt sortie de l'immeuble, Keira enfonça ses écouteurs dans ses oreilles d'un geste gauche. Elle monta le son, baissa les yeux vers ses chaussures et partit en quête d'un véhicule. Concentrée sur ses pieds, elle évitait autant que possible de regarder les passants, ne relevant la tête que pour guetter les taxis. Ses jambes lourdes semblaient se rebeller. Elle devait les forcer à bouger à chacun de ses pas, comme si la marche n'avait plus rien de naturel. Au milieu des promeneurs tardifs, elle se dirigea vers la gare dans l'espoir d'y trouver un chauffeur.

Du coin de l'œil, elle repéra un homme appuyé contre un mur à l'entrée d'une ruelle. Un homme à la peau grise, au visage difforme, aux membres effilés et aux doigts recourbés et crochus. Ses yeux, complètement noirs, sans pupille, scrutaient discrètement les alentours. Keira savait qu'il se tenait à l'affut, malgré sa nonchalance. Un prédateur à la recherche d'une proie avec un faciès comme il y en avait tant d'autres dans les rues. Elle glissa une main tremblante dans son sac afin de saisir sa bombe au poivre avant d'accélérer le pas. Elle ne comprenait pas comment les gens pouvaient être aveugles à ce qu'ils étaient. Des monstres. Arrivée à la gare, un soupir de soulagement lui échappa : deux véhicules étaient garés, comme s'ils l'attendaient.

Elle examina une seconde les conducteurs. Le premier avait des prunelles presque normales. Elles avaient totalement avalé les iris, mais laissaient le blanc de l'œil toujours visible. Le second l'observa avec ses yeux noirs, profondément enfoncés dans un visage humain sur lequel se dessinait un horrible rictus. Ses doigts crochus tapotaient avec une impatience non feinte sur sa portière. Sans hésitation, elle entra dans le premier taxi, donna l'adresse et resserra sa prise sur sa bombe au poivre. Durant tout le trajet, elle se força à ne pas détourner le regard du conducteur, au cas où.

Lorsque la voiture s'arrêta devant la maison d'Anis, elle paya le chauffeur en faisant attention à ne pas toucher ses doigts tordus. Il avait gonflé la note, elle le savait, mais elle ne se plaindrait pas. Elle voulait juste sortir de là au plus vite.

Ce fut Jérémy qui lui ouvrit quand elle sonna. Il avait l'air fatigué avec son teint pâle, presque gris. Ses cheveux étaient ébouriffés, ses grands yeux marron avaient perdu de leur éclat et la lumière qui émanait habituellement de lui s'était ternie.

— Salut, Keira. Entre.

Sa voix n'était guère plus qu'un murmure.

— Je suis désolée de ce qui vous arrive. Je ferai tout mon possible, mais je ne pense pas être utile, avoua Keira, honteuse de son impuissance.

— Je sais. En vérité, je n'y crois pas du tout, mais ça réconfortera peut-être Anis, ne serait-ce qu'un peu.

— Elle non plus, elle n'y croit pas.

— En ce moment, si. Elle a besoin d'espérer, elle a besoin de ses amis. Même si tu fais seulement semblant, ça l'aidera à tenir le coup. Merci de nous soutenir, Keira.

La jeune femme, les larmes aux yeux et la gorge serrée, ne sut que dire. Elle prit cela comme une délivrance lorsque Jérémy la guida dans un couloir sans attendre de réponse. Il s'arrêta devant une porte à double battant. Avant de l'ouvrir, il hésita une seconde, puis se tourna vers elle.

— Tout ce que je te demande, c'est de ne pas gêner le travail de recherche.

— Ça va sans dire. Quoi que je fasse, je ne les ralentirai pas, je te le promets.

Il poussa la porte sur un grand salon moderne où Anis les attendait, assise sur le canapé. Dès qu'elle les aperçut, elle se jeta dans les bras de son amie sans réfléchir.

Aussitôt, Keira sentit tous les muscles de son corps se contracter pendant qu'elle était assaillie d'images et de sentiments qui ne lui appartenaient pas. Elle sentit l'incompréhension au moment où la directrice de l'école l'avait appelée pour la prévenir que Laurine était introuvable. La fillette avait disparu de la cour durant la récréation. L'ahurissement avait rapidement été suivi par la panique et les larmes. Un chagrin infini s'était emparé d'elle, comme si on lui avait retiré une part d'elle-même. Elle ressentit la boule au ventre lorsque la police l'avait interrogée ainsi que les sanglots difficilement contenus quand ils avaient demandé une photo récente de la petite. La pression interminable des heures d'attente la broyait de l'intérieur. Le poids de l'impuissance pesait sur ses épaules.

Sous le choc de ces visions et de ces violentes émotions, les jambes de Keira cédèrent. Elle tomba à genoux, les muscles douloureux, les yeux embrumés. Secouée, elle resta prostrée quelques secondes. Anis recula immédiatement, contrite.

— Je suis désolée, je n'y ai pas pensé.

Keira reprit peu à peu ses esprits. Elle aperçut son amie écraser une larme sur sa joue. Anis Coudert était une femme ravissante qui prenait habituellement beaucoup soin d'elle. Mais là, elle paraissait débraillée. Ses cheveux courts pointaient dans tous les sens. Ses yeux étaient rouges et gonflés d'avoir trop pleuré. Elle semblait petite, fragile et aussi fatiguée que son mari.

— Bravo, gronda une voix grave que Keira ne connaissait pas. Voilà une magnifique mise en scène.

Lorsqu'elle chercha l'origine de ces paroles sarcastiques, elle aperçut un jeune homme brun, d'une trentaine d'années, négligemment adossé au mur, les bras croisés. Ses bras lui coupèrent le souffle, ils n'étaient pas trop longs. Ses doigts n'étaient ni crochus, ni parfaitement lisses. Il dardait sur elle ses yeux noisette. Un profond dégoût brillait au fond de ses pupilles.

— Je vous en prie monsieur Finley, lança Jérémy, nous en avons déjà parlé.

— Pas assez, apparemment, rétorqua l'homme avec une expression dédaigneuse pour la femme toujours à terre. Mais enfin ! Regardez cette comédie !

Keira baissa la tête et se releva avec difficulté. Ses muscles tremblants rechignaient à fournir l'effort nécessaire pour soulever son poids après le choc qu'ils venaient de subir.

— Y aurait-il un problème ? demanda-t-elle, fébrile.

— Pas du tout, maintenant que vous êtes là. Éclairez-nous. Qu'avez-vous vu ? Le passé ? L'avenir ? Dites-nous donc où est la petite, ricana-t-il.

— Finley ! le réprimanda Jérémy. Je vous ai prévenu, mademoiselle Amara est une amie. J'attends que vous la traitiez avec respect. Je n'accepterai pas vos insinuations.

— Je n'insinue rien, répliqua l'intéressé en s'éloignant brusquement du mur pour se placer face à son adversaire. J'ai déjà vu agir ce type de charlatans ! Je les ai observés pendant qu'ils poussaient les recherches dans la mauvaise direction. Je les ai supportés quand qu'il donnait de l'espoir aux familles pour leur extorquer quelques billets supplémentaires. J'ai relevé des mères brisées lorsque leurs prétendues visions se révélaient fausses. Même ceux qui sont de bonne foi font toujours plus de mal que de bien. Au mieux, ils ne servent à rien !

Keira se tourna vers Anis, elle semblait distante, comme extérieure à la scène. Elle paraissait de plus en plus petite, écrasée par la dispute des deux hommes. Elle recula maladroitement jusqu'au canapé et chuta dessus plus qu'elle ne s'y assit. Courbée, elle se massa les tempes.

— Keira est...

— C'est bon Jérémy, le coupa Keira qui voyait que son amie perdrait pied.

— Mais...

— Ce n’est pas grave. Il y a plus important. Vous savez que je n'ai pas de mauvaises intentions. Ça me suffit. Qu'est-ce que je peux faire ?

— Vous l'ignorez ? ricana l'homme brun.

— Keira, soupira Jérémy, je te présente Chris Finley. Finley, voici Keira Amara. Monsieur Finley est détective.

— Agent de recherche privé, corrigea machinalement Chris.

— Nous voudrions que vous travailliez ensemble, dit Anis qui s'était redressée. Keira est mon amie. Elle ne vous gênera pas. Utilisez ses talents. Essayez, ça ne coûte rien. Ramenez notre fille. Je vous en supplie.

Keira déglutit, elle ne se sentait pas capable d'aider à quoi que ce soit. Pour la première fois de sa vie, elle aurait souhaité prendre Anis dans ses bras pour la consoler. Mais bien entendu, elle ne pouvait pas. Tout ce qu'elle pouvait faire c'était lui donner un peu d'espoir, si mince fût-il, pendant que la police et le détective faisaient leur métier. S'ils restaient ici, son amie pourrait constater son inutilité. C'était hors de question. Il lui était également impossible de se rendre dans un café ou tout autre lieu dans lequel elle risquait de croiser des gens. Non. Il n'y avait qu'un endroit où elle se sentait un minimum en sécurité. 

Elle releva le menton avant de se tourner vers le Chris avec une assurance qu'elle ne ressentait pas.

— Monsieur Finley, lança-t-elle avec aplomb, allons parler de la situation chez moi. Inutile de soumettre Anis et Jérémy à cela. Ils ont besoin de calme et de repos.

— Mais... commença Anis.

— Keira a raison, la coupa Jérémy qui s'assit près d'elle afin de lui prendre la main. On doit dormir un peu chérie. Et puis, elle est plus sereine que nous. Nous disputer avec monsieur Finley à son sujet ne nous fera pas avancer.

— D'accord, répondit Chris Finley de mauvaise grâce. Je vous tiendrai au courant de la progression de l'enquête.

Sur ces mots, il salua le couple et attrapa ses affaires avant de se diriger vers la sortie. Il n'accorda pas même un regard à Keira, qui le suivit, mal à l'aise.

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