Chapitre 8

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Keira, les jambes en coton, avait du mal à se remettre de ce qu'elle avait vu. Contrairement à ses autres expériences de ce type, elle avait pu continuer à marcher et avoir conscience de ce qui l'entourait au lieu de se retrouver immergée dans ce monde chimérique. D'ordinaire, elle était incapable d'agir ou de se rendre compte de ce qui se passait véritablement autour d'elle. Il était étrange de côtoyer réel et irréel en même temps.

Cependant, ce n'était ni cette bizarrerie ni les répercussions physiques qu'elle subissait qui la fragilisaient à ce point. C'était l'horreur des sensations qu'il avait laissées en elle. Elle avait assisté à une scène qu'elle ne pourrait jamais oublier. Elle avait vu cet homme fantasmer sur des enfants, elle était entrée dans sa tête à cet instant. Elle avait connu son désir, ses pulsions, sa vision tronquée de ces petites filles. Elle avait ressenti son excitation. À ce souvenir, elle avait le cœur au bord des lèvres. Elle se força à penser à autre chose, sinon ne plus rien avoir dans l'estomac ne l'empêcherait pas de vomir à nouveau.

Elle préféra se concentrer sur le bras de Chris qui la serrait contre lui. Malgré les épaisseurs de tissus, elle avait l'impression de sentir sa chaleur. Sous la pression délicate de ses doigts, elle avait la chair de poule. Elle était heureuse qu'il ne puisse pas s'en rendre compte. Elle appuya sans réfléchir sa tête sur sa poitrine réconfortante. Elle se réfugia dans le plaisir de ce contact.

Calée contre son épaule solide, sa respiration s'accéléra. Pour une fois, ce n'était ni à cause de la crainte ni de l'appréhension. Elle avait envie de se serrer contre son corps, d'effacer la souillure qui lui collait à la peau après avoir pénétré la tête de cet homme. Elle passa son bras autour de la taille de son compagnon. Il se raidit instantanément avant de se détendre à nouveau, comme si de rien n'était. Cette attirance pour un autre adulte était comme un baume pour son cœur meurtri. Elle respirait toujours vite, mais plus librement.

Keira le laissait la guider paisiblement sans prêter attention à la direction qu'ils empruntaient. Quand il lui ouvrit la porte, elle entra dans l'habitacle, puis soupira, paupières closes. Elle se délectait du confort de son assise, de la sensation de ne pas être seule, de l'odeur musquée dont la voiture était imprégnée. Une senteur suave de savon et de déodorant masculin, l'odeur de Chris.

— Ça va mieux ?

Elle ouvrit lentement les yeux. Le détective posait sur elle un regard soucieux. Elle lui sourit, reconnaissante de son intérêt. Elle avait si peu l'habitude qu'on se préoccupe d'elle.

— Encore un peu la nausée, mais ça va.

Il se détourna, confus, avant de démarrer la voiture. Ils roulèrent ainsi en silence. Keira se concentrait sur l'odeur enivrante qui l'entourait et les réactions que celle-ci provoquait en elle afin d'oublier son malaise.

— Alors, qu'avez-vous vu ? l'interrogea Chris, qui se mordit aussitôt la langue.

Il s'était juré de ne pas aborder ce sujet, mais il n'avait pas réfléchi. Il avait dit machinalement la première chose qui lui était passée par la tête pour le rompre ce silence pesant.

— Inutile de répondre, ajouta-t-il, gêné.

Ce fut un rappel brutal de la réalité. La bouche sèche, la jeune femme s'humecta les lèvres avant de parler.

— Laurine n'est pas montée dans cette voiture. En tout cas, il ne lui a rien fait dedans. Mais... il s'est... intéressé à elle.

Lorsque le détective jeta un œil dans sa direction, il devina que quelque chose n'allait pas. Une grimace dégoûtée déformait ses traits fins.

— Il y a un souci ?

— Non, lâcha-t-elle trop vite.

Il était trop tard, Chris avait parfaitement compris que le problème était plus grave que des vomissements.

— Si... avoua-t-elle nauséeuse. C'est un pédophile. Je n'ai pas envie d'en parler. De toute façon, vous n'y croyez pas. L'important, c'est que je n'ai pas d'information intéressante. Point.

— Désolé, mais vous avez attisé ma curiosité maintenant.

Pourquoi lui expliquer ? À quoi bon revivre cette horreur ? Cet homme ne la prenait pas au sérieux. Pire, il la méprisait pour ce qu'elle était.

— Alors ? insista le détective.

— C'est une perte de temps.

— S'il vous plait.

— Vous ne laisserez pas tomber, hein ? soupira Keira.

Chris hocha la tête en la regardant du coin de l'œil.

— Je préfèrerais ne pas y repenser, avoua-t-elle. Il n'y a pas grand-chose à dire, il était devant un parc dans lequel Laurine jouait. Il l'observait et...

Elle avala sa salive avec difficulté alors que son écœurement revint.

— Il s'est... touché...

— Je vois, répondit le détective après un instant de silence. J'avoue qu'il n'est pas très plaisant à regarder, alors en train de tripoter son engin, ça ferait vomir beaucoup de monde, plaisanta-t-il.

Comme elle s'y attendait, il n'accordait aucune importance à ce qu'elle disait. Ce type exaspérant se moquait sans vergogne de la souffrance qu'elle avait ressentie. La fureur prit le pas sur le dégoût. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu le trouver attirant.

— Ça n'a rien de drôle ! C'était horrible ! Obscène ! Son excitation, son plaisir devant l'image d'un bébé ! C'est...

Keira eut un haut-le-cœur à cette évocation et pâlit aussitôt. Blanche comme un linge, elle posa sa tête sur le rebord de la fenêtre ouverte. Aucun d'eux ne prononça plus un mot.

Conscient qu'il l'avait blessée, Chris préféra tenir sa langue. Sa compagne se sentait à nouveau mal par sa faute. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Il tentait de se persuader qu'il l'avait contrariée parce qu'elle était stupide de se rendre malade pour un mensonge. Au mieux, un simple effet de son imagination. Mais en vérité, il savait qu'elle le troublait. Elle le mettait face à ce qu'il détestait, elle ébranlait ses convictions. Elle était bien intentionnée, gentille et ne faisait montre d'aucune des tares qu'il avait constaté chez les autres médiums qu'il avait eu le malheur de croiser.

Ces charlatans faisaient preuve d'assurance et d'une confiance aveugle dans leurs dons. Évidemment, certaines informations qu'ils dévoilaient étaient proches de la vérité, mais elles étaient systématiquement imprécises. Elles convenaient tout aussi bien à des évènements sans aucun rapport. C'était là leur force. Les médiums parvenaient à faire croire qu'ils avaient des révélations à faire, alors qu'ils disaient de belles phrases étudiées pour correspondre au plus de cas possible.

Keira Amara, quant à elle, était à l'opposé de cette image. Elle avait, dès le début, affiché un grand manque de confiance en elle. Elle n'avait aucune expérience, c'était flagrant, que ce soit au niveau humain ou de ses prétendus dons. Ce n'est qu'après avoir divulgué les premières informations, exactes, il devait le reconnaître, qu'elle avait commencé à s'affirmer.

Il avait déjà assisté à des transes où les voyants avaient des réactions impressionnantes, mais ils préparaient toujours leur coup. Chris ne pouvait pas accuser la médium d'être impliquée dans l'enlèvement, ni même de tenter de se renseigner ou de le freiner. Elle ne cherchait pas à avoir le moindre détail. Jusqu'à présent, tout ce qu'elle avait dit paraissait le mener dans la bonne direction, ou tout au moins, ne pas l'en éloigner. Même cette vision idiote sur la voiture ne risquait pas de le pousser à changer ses plans. En plus, elle lui avait fait perdre à peine quelques minutes.

Entre la précision de la jeune femme, son implication dans l'enquête et son apparente honnêteté, il en venait à se demander si ses visions n'étaient pas réelles. Cela, il le refusait formellement. Jamais, il ne ferait confiance à un médium. Alors quand elle avait parlé de ce qui l'avait rendue malade, il n'avait pas pu retenir sa réplique moqueuse. Il avait voulu être désagréable avec elle pour ce qu'elle lui faisait ressentir. Et pour couronner le tout, il avait beau se sermonner, il désirait la protéger. Il n'avait aucune raison d'être en colère contre elle, et c'est exactement ce qui le mettait en colère.

Si elle disait vrai... Il y avait toutes les chances qu'un pédophile s'en soit pris à Laurine. Si c'était bien le cas, en ce moment même, Laurine ne pouvait être que dans deux situations. Aucune n'était enviable.

Chris se sentait terriblement coupable. Il espérait que Keira entame une nouvelle discussion, ce qu'elle ne fit pas. Toujours vexée, elle préférait se concentrer sur la rue. Chris, lui, ressassait ses idées noires.

Il devait savoir. Tout de suite.

Il arrêta la voiture sur le bas-côté et sortit le téléphone de son suspect. Il frôla sa compagne en attrapant vivement son sac, dont il tira son ordinateur. Il brancha le portable, puis lança un programme particulier. Le piratage allait prendre quelques minutes, mais tant pis.

Keira, sur son siège, refusait même de le regarder. Chris trépignait, ses doigts tapotaient nerveusement l'appareil. Il toisait l'ordinateur, comme s'il pouvait l'impressionner assez pour qu'il accélère la cadence.

Quand, enfin, le piratage fut terminé, le détective se rua sur le téléphone, il savait ce qu'il cherchait, l'historique, les mails qui auraient dû être effacés. Et il trouva. Il poussa un juron et donna un violent coup de pied dans l'habitacle. Keira se tourna vers lui, les yeux écarquillés.

— C'est un pédophile ! cracha-t-il. Il va régulièrement sur ce type de site et regarde les petites filles. Ça m'écœure ! Pas étonnant qu'il se fiche de son fils ! La mère lui a interdit de sortir. Lui au contraire pensait qu'il n'y avait pas de soucis à se faire. Ha ! Tu m'étonnes qu'il ne voit pas où peut être le danger. Enfoiré !

Il balança les appareils sur le siège arrière et démarra en trombe. Keira, tétanisée, vit les iris noisette de Chris virer au noir pendant que sa bouche se déformait en un horrible rictus. Après avoir retrouvé son calme, il lui jeta un coup d'œil.

— Que se passe-t-il ?

Elle ne répondit pas. Elle se tenait contre la portière, aussi éloignée de lui que le véhicule le lui permettait. Les yeux fixés sur le détective, elle avait empoigné son spray au poivre dans son sac et tentait de contrôler les battements erratiques de son cœur affolé.

Chris jetait de temps en temps un regard inquiet à sa compagne. Il ne comprenait pas ce qui avait pu la mettre dans cet état de prostration. Il voulut tendre la main vers elle, mais sitôt eut-il esquissé son geste qu'elle avait eu un mouvement de recul.

— C'est moi qui vous fais peur ? demanda-t-il incrédule.

Elle hocha la tête sans ouvrir la bouche. Il ralentit. Il la regarda, fragile comme un chaton. Elle vit ses yeux tendres s'éclaircir en un instant pour reprendre leur couleur d'origine avant qu'il ne se détourne.

— Je suis désolé, s'excusa-t-il en fixant la route. Je m'énerve un peu quand je pense à ce genre de type. J'aimerais les...

Ses iris s'assombrirent à nouveau, sans toutefois redevenir d'un noir de jais, et il secoua la tête.

— Mais bon, ce n'est qu'un petit coup de sang. Je ne vous ferai aucun mal, ne vous inquiétez pas.

— Je sais, murmura-t-elle.

Elle était sincère, pourtant, elle avait conscience que les bonnes intentions n'empêchaient pas toujours les actes violents.

— Allez.

Il parlait doucement, pour ne pas l'effrayer. Il posa ses doigts sur ceux de la jeune femme. Sa main était chaude et réconfortante. Une nouvelle fois, aucune vision ne vint. Sans même s'en rendre compte, Keira serra cette main appuyée sur la sienne. Un sourire se dessina sur ses lèvres.

Elle était belle quand elle souriait, avec son visage fin et ses longs cheveux noirs. Chris lisait un mélange de vulnérabilité et de convictions sans failles au fond de ses yeux verts.

Quand il retira sa main pour passer une vitesse, Keira se sentit frustrée. Elle aurait préféré le garder encore un peu. Stupide ! se dit-elle. Ce n'était pas parce qu'elle côtoyait un homme pour la première fois qu'elle pouvait s'autoriser ce genre de pensées. Cela dit, durant un instant, elle avait cru voir rougir son compagnon. Elle secoua la tête pour se remettre les idées en place. Elle devait arrêter de laisser son imagination vagabonder ainsi.

Elle réalisa soudain qu'ils étaient à nouveau garés dans la rue d'Anis. Elle se demandait pourquoi revenir, mais ne voulait pas poser la question. Chris avait les yeux fixés sur la maison de leur suspect.

— Comment ça marche ? l'interrogea doucement le détective, sans la regarder.

— Quoi donc ?

— Vos visions. Ça fonctionne comment ?

Keira resta un instant silencieuse. Essayait-il encore de se moquer d'elle ?

— Je vois des scènes qui ont été émotionnellement marquantes pour les protagonistes, finit-elle par dire. Comment vous expliquer ? Quand on ressent une vive émotion, c'est comme si elle s'accrochait au lieu où elle s'est produite. Un peu comme un parfum qui s'attarde quelques minutes après le départ de son propriétaire. Le problème, c'est que je ne fais pas que voir. Je me tiens à l'extérieur de la scène, mais je la vis aussi comme si ça m'arrivait à moi. Je la ressens.

— Vous ressentez ce qu’éprouvent les victimes ?

Malgré ses efforts pour se convaincre que ce n'était que des mensonges, Chris ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la pitié pour la jeune femme.

— Ou les bourreaux, souffla-t-elle en baissant la tête, tout dépend de l'émotion qui a été la plus puissante, la peur, la souffrance, ou la satisfaction...

Elle avait à nouveau blêmi. Cette fois, Chris comprenait pourquoi. Plus tôt, elle avait parlé du plaisir et de l'excitation de leur suspect. Si elle était persuadée d'avoir vu et surtout ressenti les mêmes choses que lui lorsqu'il regardait les enfants, qu'il se touchait, cela expliquait ses accès de nausée. Rien que d'y penser, lui-même se sentait mal. Il n'avait pas envie de vomir, mais de tabasser ce type pour ce qu'il avait fait à Laurine, pour ce qu'il avait peut-être fait à d'autres ou qu'il ferait forcément un jour. Il le savait, les pédophiles comme les violeurs finissent toujours par céder aux sirènes de leurs pulsions. Cette idée le mettait hors de lui. Mais il lutta pour conserver son contrôle. Il ne désirait pas effrayer une nouvelle fois Keira.

— Désolé pour tout à l'heure. Je ne voulais pas vous blesser.

— Si vous le vouliez, affirma-t-elle avec aplomb en le fixant. Mais vous le regrettez.

— Et comment savez-vous ça ? demanda-t-il en s'appuyant sur son coude pour mieux la voir.

— Je le sais.

— Ah... les grandes réponses des médiums, persifla-t-il.

— Ce sont vos yeux qui me l'ont dit.

Il resta coi devant cette explication si simple. Elle l'avait tout bonnement lu sur son visage.

— Je suis désolé, affirma-t-il avec sincérité.

Il posa une main réconfortante sur l'épaule de Keira.

— Excuses acceptées.

Elle se détourna avec un sourire gêné. Chris se remit maladroitement en place et fixa la maison. Il sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Trop fort. Il devait arrêter ça immédiatement et se recentrer sur l'affaire. Sur Laurine.

Keira suivit son regard. Il n'y avait rien à part une rue paisible et peu fréquentée. L'habitation était tranquille, on apercevait tout juste l'adolescent passer devant les fenêtres de temps en temps. Un après-midi normal dans une rue normale.

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