L'envers du visage

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Je l'ai trouvée comme d'habitude, recroquevillée dans son fauteuil, mais quelque chose n'était pas comme d'habitude : la peur lui creusait le visage. Ça la rendait étrange et lucide à la fois. Elle a dit mon nom, tout bas, comme si elle me lançait une bouée.
— « Je suis là, Madame Rosa, je suis là... », ai-je répondu, en m'asseyant près d'elle. Ses lèvres remuaient sans toujours former les mots ; sa tête tremblait, elle faisait des efforts pour tenir une forme d'humanité. Ses yeux se gonflaient d'une inquiétude qui semblait attendre une sonnette.

Je sortis le petit miroir de ma poche pour lui tendre afin de lui occuper l’esprit ; il me renvoya son visage et, en même temps, quelque chose d'autre se formait dans mon esprit, un flash, une réminiscence d'elle que je n'entendrais qu'à travers le verre. Elle s’en saisit pour contempler son reflet.

C’est donc moi, cette vieille bouche muette ? Momo, tu ne vois pas que je brûle de l’intérieur ? Mes lèvres refusent, mais ma peur déborde. Aide-moi, petit. Ne me laisse pas m’éteindre comme une plante.

Tu te souviens, Momo ? pensa-t-elle, et c'était comme si le miroir murmurait ses souvenirs. Hitler sous le lit. Toujours sous le lit. Quand tout va mal, on le regarde et ça va mieux.
— « Non, attends, laisse-moi encore le miroir… »

Le petit miroir argenté, joliment ornementé, s’était opacifié avec la condensation du souffle de Madame Rosa. Je le frottai rapidement d’un revers de manche avant de le déposer sur ses genoux.

Je me suis glissé sous le lit, j'ai attrapé le portrait ridiculement sérieux et je l'ai posé sous son nez.
— « Regardez qui est là, Madame Rosa... »

J'ai dû la secouer pour qu'elle ouvre les yeux. Du coin de l’œil, je vis que le miroir capta la surprise sur sa peau avant que sa bouche n'éclate en un hurlement ; l'image de l'ennemi la ramena, contre toute logique, à la vie. Elle essaya de se lever comme si une urgence lui rendait la force.

— « Dépêche-toi, Madame Rosa, il faut partir. »

Elle baissa les yeux et croisa son reflet.

Ce visage… le cauchemar de toute ma vie. Mais il m’arrache un cri. Tant mieux. Tant que je crie, je suis encore debout. Même si c’est lui qui me réveille, il prouve que je ne suis pas morte.

— « Ils arrivent ? »

mon cerveaux cogite a toute vitesse, je les vois? non c’est un reflet … des yeux …un visage qui me renvoyait maintenant une expression de tendresse rassurante. il me dit :
« Pas encore. Mais on y va. On va en Israël, tu te souviens ? »

Je sentis quelque chose se mouvoir dans mon intérieur, comme une vieille histoire qui s’ajustait, se réglait difficilement, comme mue par un engrenage rouillé.

Israël. Fuir. Se souvenir des trains, des noms, d'un été qu'on voudrait refaire. Je veux me faire belle, ce reflet ne me sied pas du tout.

Rouge sur mes lèvres, poudre sur ma peau… Je suis encore une femme. Pas une vieille machine cassée. Que Momo me regarde comme ça, qu’il me tienne le miroir : je suis vivante dans ses yeux.

L'habiller fut une lutte. Elle voulait se faire belle — et qui suis-je pour discuter la féminité ? Je lui tenais le miroir pendant qu'elle appliquait le maquillage du bout des doigts, comme on récite une prière. Le verre me renvoyait sa concentration, ses gestes précis, et je voyais, dans son reflet, la femme qu'elle voulait être pour tenir encore un peu. Elle choisit son kimono rouge-orange, le seul vêtement qui lui allait entièrement, le vêtement des rêves achetés aux Puces. Elle mit une perruque. Elle voulut encore se regarder dans l'armoire ; je lui ai interdit d'y passer plus de temps — il valait mieux.

Pendant qu'on descendait l'escalier, la lumière du miroir clignotait sur sa joue et sur les visages des voisins qui nous regardaient passer. M. Zidi nous ouvrit, bouche bée devant le kimono ; M. Mimoûn s'arrêta, incrédule, demanda : « Pourquoi ils l'ont habillée comme ça ? », et finit par aider, grognant, parce que c'était au-dessus de mes forces, seul. Le miroir, discret dans ma poche, gardait encore la petite image d'elle qui se regardait, immobile, en train de s'inventer une dernière allure.

En bas, dans la cave qu'elle appelait son trou juif — un nom que je n'ai jamais vraiment compris — elle s'écroula dans le fauteuil. Sa respiration était faible. J'ai allumé des bougies. Puis j’ai sorti le miroir une dernière fois pour qu’elle se voie.

Oui. C’est mon visage. Tremblant, ridé, maquillé de travers, mais le mien. Pas encore effacé. Je peux partir tranquille. Merci, petit.

Le miroir m'a montré la sérénité dans mon reflet, petite comme une promesse fragile,et Momo le voyait aussi.

— Fais-moi dire ma prière, Momo. Je pourrai peut-être plus jamais

ses yeux dans le reflet du miroir acquiescèrent

Je me suis assis par terre, à côté d'elle, et je lui ai pris la main. La chaleur de sa peau était mince, comme une lampe qui faiblit, mais elle serrait mon doigt avec la volonté de quelqu'un qui veut laisser une trace.

Je lui ai murmuré le Shema, doucement, et elle a suivi. Sa bouche tâtonnait les syllabes comme une vieille clef dans une vieille serrure. Quand nous avons atteint la fin, elle a semblé satisfaite, comme si un petit morceau d'ordre s'était replacé en elle.

Je posai le miroir sur la table, face à elle, pour capter la faible lueur des bougies. À chaque mot, sa bouche changeait, comme si le miroir prenait ça pour une conversation intime entre le reflet et son modèle.

Ouille, je n’en peux plus… c'est difficile… Shma Israël Adonaï… Oui, je me souviens. Les mots ont des racines plus profondes que le temps. Ils me rappellent une autre maison, autrefois. Dis-les encore, petit. Laisse-moi partir en paix avec ça collé dans la gorge.

Cette prière, ce moment, m’avaient donné une heure de répit : elle souriait de temps en temps, ouvrait les yeux, regardait le miroir, vérifiait que Momo était toujours là. Puis la nuit a repris ses quartiers et ses mots ont glissé vers autre chose — du polonais, des sons plus anciens, un refrain usé à peine audible.

— « Blumentag… Blumentag… »

Momo pencha sa tête et vint placer son oreille près de ma bouche en contemplant son reflet dans le miroir.

Oui. Je l'entendais. J'aurais voulu que ce Blumentag se lève de la terre et vienne la porter. J'ai allumé encore des bougies pour ne pas voir le noir. J'ai pensé à toutes les insanités de la vieillesse que j'avais envie de hurler au monde. Mais j'ai surtout pensé à rester là, tenir la main, empêcher que l'angoisse fasse son œuvre.

Voyant la petitesse de mon reflet, je rapprochai le miroir près d'elle, comme une veilleuse fragile. Il renvoya son visage moins serein cette fois, marqué par la lutte, puis un flottement.

Blumentag… Jour des fleurs. Peut-être un dimanche dans un champ, un corsage, du rire et des promesses qu’on croyait éternelles. Je m’y accroche parce que c’est doux, parce que la douceur repousse la bête noire. Qu’on me laisse ce mensonge fleuri pour la fin.

La fatigue me fit détourner les yeux. Momo s’en rendit compte : il examinait intensément mes traits dans le reflet du miroir qui me faisait maintenant face.

La nuit a été un va-et-vient. Par instants elle parlait encore ; par instants elle sombrait dans un silence qui puait la honte et la saleté du corps qui lâche. Elle a fini par ne plus rien dire du tout et par rester là, le regard vide, à fixer le mur comme s'il était une fenêtre. Je l'ai changée tant bien que mal et parfois je regrettais de ne pas mieux savoir faire. Elle a fait ce qu’on appelle « chier et pisser sous elle » et je trouvais ça indigne, mais je restais, inébranlable, parce que personne d'autre ne serait là pour ces détails humiliants.

À un moment je suis monté pour prendre mon parapluie — habitude idiote — et puis je suis redescendu chercher le portrait d'Hitler encore une fois : elle l'aimait et c'était le seul truc qui parfois la ramenait. Le miroir était sur la table, alentour des bougies. Je me suis accroupi à son côté et, quand j’ai approché le portrait de la lueur des bougies, je vis dans le miroir que le reflet de son visage avait légèrement réagi.

Pourquoi ce tableau ? Je sais que c’est fou, mais parfois ce visage m’arrache. Il est le signal, la colère transformée en cri. Donne-moi ça si tu veux que je hurle encore. Si je hurle, je ne tombe pas tout à fait. Mon regard croisa une dernière fois celui de Momo dans le reflet du miroir. Il est beau…

Je posai le portrait sur la table devant elle, juste à côté du miroir ; elle le regarda, et il y eut un petit miracle : pour un instant, la flamme d'une colère ancienne ralluma un peu de vie. Elle poussa un gémissement, puis retomba, fatiguée.

Je me suis étendu sur le matelas que j'avais apporté pour la compagnie ; je n'ai pas fermé l’œil, j'avais peur des rats dans la cave, peur d'entendre un bruit qui trahirait la solitude. Puis je me suis endormi sans savoir quand. Quand je m'éveillai, il n’y avait presque plus de bougies. Elle avait les yeux ouverts, mais son regard n'avait plus cette étincelle. Je pris le portrait et le présentai encore une fois devant elle.

Le petit miroir, à côté, ne renvoya rien d'autre que la lumière mourante des chandelles. Elle ne s’intéressa même pas au visage d’Hitler cette fois.

C'était un miracle qu'on ait pu descendre dans son état.

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