Les os et la pierre
Melino, assis sur le sable froid, observait les eaux inertes. La brume lourde, comme toujours, enveloppait l’île et se mêlait à l’onde grise de sorte qu’on ne sache pas si l’océan était le ciel ou si le ciel était l’océan. Un vent léger faisait frissonner les cyprès dernière lui et sifflait entre ses vertèbres écaillées. L’appel d’un cormoran se fit entendre au-delà du rideau de brouillard, puis le silence reprit son droit. Melino goûtait ces éléments bruts ; c’était là tout ce qui restait de la beauté de ces lieux. Tout le reste, Sattur l’avait avili et profané.
Un coup de burin retentit dans les hauteurs de l’île. Puis un autre. Mélodie monotone dont chaque note résonnait dans le crâne et qui faisait taire les oiseaux ; parade nuptiale d’un homme à lui-même. Melino se leva, l’instant de paix était passé. Il emprunta le chemin qui, entre pins et hautes herbes, sillonnait vers le centre de l’île. Partout autour de lui, la marque de Sattur et de son art puéril.
Les rochers étaient sculptés de scènes en bas-reliefs. La plupart les représentaient, silhouettes osseuses dans les actes de la vie. Repas autour de tables garnies ; danses et cérémonies. Autant d’histoires que Sattur inventait pour se distraire. Il n’y avait pas de nourriture sur l’île, et la malédiction qui animait leurs vieux os leur avait ôté toute faim, soif ou sommeil. Et en cela, ils étaient devenus de parfaits observateurs, à qui il ne restait comme seul plaisir que d’observer la nature vivre libre de l’action des hommes. Mais Sattur se plaisait, jour après jour, année après année, à modeler cette nature à son image. Pour se distraire.
Son dernier projet était une immense statue de Melino qu’il sculptait dans un des pics de l’île. Vanité sans nom. Comment même savoir que c’était bien lui ? Ils n’étaient plus que des tas d’os, leurs visages avaient fini de pourrir il y a bien longtemps. Sattur lui avait dit que pas du tout, que sa mâchoire, ses pommettes, ses cavités oculaires, elles étaient bien propres à lui. Si ça lui faisait plaisir de se dire ça.
Un jour, se disait Melino, j’irai rejoindre les vagues, et là-bas au fond de l’océan, les pieds pris dans la vase, dans le silence étouffant des abysses, je serai enfin tranquille.
En attendant, il marchait le long du chemin, guidé par les coups de burin de Sattur.
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